Almaghrib - No spécial à l'occasion de la commémoration du 40ème jour de la disparition de Saïd Hajji - 6ème année - N0 937 - 29 avril 1942

Saïd était le moins âgé d'entre nous et le plus mûr d'esprit. Il était un adulte dans sa jeunesse, et aucun jeune qui a atteint l'âge où il est mort ne peut lui être comparé. Je ne connais point de jeunes comme le regretté Saïd avec les qualités des hommes accomplis, qui possèdent un naturel calme et mesuré, un jugement sans faille, un esprit avisé et un courage à toute épreuve. C'était un homme qui aimait affronter les difficultés, et rien ne lui plaisait moins que de se voir confronté à des problèmes qui requéraient des solutions de facilité. Rien ne l'intéressait moins que d'avoir affaire à une question qui se règle d'elle-même dès lors qu'il s'apprêtait à l'aborder.

Saïd était un soldat sur le champ de l'action. Il ne connaissait ni la fatigue ni l'ennui. Seule l'inquiétait une mauvaise intention quand il la percevait chez son interlocuteur. Jamais, à ce que je sache, le soleil en se levant ne l'a surpris dans son lit, sauf quand il était malade. Il passait ses journées plongé dans son travail, faisant front à plusieurs activités accaparantes à la fois, rendant visite et recevant, et ne goûtant le sommeil que lorsque les hommes sans souci s'endorment profondément sur leurs lauriers. Quant à lui, il ne sentait le sommeil le gagner qu'après avoir vainement essayé de le vaincre, et uniquement après être entièrement tombé de fatigue.

Il n'était pas un soldat dans le domaine de l'action seulement; il l'était aussi par la simplicité de sa manière de vivre et la modicité de ses moyens d'existence, alors qu'il était issu d'un milieu aisé, et aurait pu mener une vie plus confortable auprès de ses parents qui le chérissaient, sans compter les bénéfices qu'il tirait de la réalisation de ses projets. Mais il se considérait comme un homme de troupe en plein champ de bataille; et c'est par une volonté délibérée qu'il a opté de mener la vie de soldat et ce, afin d'éviter que l'intérêt qu'il aurait pu porter à sa personne ne l'empêchât de s'occuper des problèmes d'autrui.

Prendre fait et cause pour les autres et s'occuper de leurs problèmes, tel était son objectif dans la vie. Il ne m'a jamais été donné d'apprendre un jour qu'il vivait d'une manière égoïste, ou travaillait et s'épuisait de fatigue pour lui-même. Tout ce qu'il entreprenait allait dans le sens de l'intérêt général qui était le but final de tous les projets qu'il initiait et mettait en chantier. Il a créé ses journaux et son imprimerie non pas pour en faire une source de profits - il pouvait s'en passer et faire l'économie des efforts requis par la quête de tels revenus - mais dans l'unique souci de mettre des journaux et des revues à la disposition du public, et de démontrer par là que les Marocains dont on disait qu'ils n'appréciaient guère tout ce qui était nouveau et ne faisaient qu'imiter aveuglément les méthodes ancestrales, étaient bel et bien capables de réaliser des projets comme celui de l'imprimerie qu'il avait créée ex nihilo, et qui n'a pu voir le jour que par la seule force de sa volonté.

Il allait droit devant lui sans attaquer quiconque dans ses convictions ou ses traditions, ni blesser qui que ce fût dans son amour-propre ou le contrarier dans ses goûts et ses projets. Il entretenait un commerce d'amitié avec ses semblables qu'il servait de plein gré, surtout lorsqu'il remarquait en eux de la gêne et une certaine réticence à accepter les services qu'il leur rendait. Saïd était plein d'égard pour toute personne à qui il avait affaire, fût-elle proche ou lointaine, sans que cela fût ressenti par lui comme une obligation ou un moyen de s'assurer qu'on lui était redevable de quoi que ce fût. Il avait l'art de s'attacher les coeurs avec des liens solides dont on ne pouvait échapper tant on gardait présent à l'esprit que, chaque fois qu'on avait besoin de ses services, il répondait spontanément à l'appel qui lui était adressé et observait une extrême discrétion dans ce qu'il entreprenait en faveur de celui ou de celle qui avait recours à ses services. Il plaçait par dessus tout l'aide qu'il portait aux élèves nécessiteux et aux intellectuels trahis par le caprice du sort, estimant qu'en restant en marge de la société, ils étaient une perte pour la science et la culture. Nombreux étaient ceux qu'il a ainsi encouragés; et ses prédispositions dans ce domaine, s'il avait pu vivre plus longtemps, n'auraient pas eu de limites.

Il a voyagé en orient et en occident dans le but d'étudier et de s'informer sur les progrès réalisés par les pays où il est passé. Il a tiré de ses voyages énormément de profits et a fait profiter les autres des connaissances qu'il a acquises au contact des milieux intellectuels qu'il frequentait pendant ses séjours à l'étranger. Il est rentré dans son pays fort d'une somme d'expériences dont ne pouvait se prévaloir qu'un homme mûr, ayant atteint la force de l'âge, alors que Saïd était encore en pleine jeunesse. Il a rapporté de ce qu'il avait vu et entendu des choses étonnantes, qui nous captivaient à tel point que nous le placions parmi ces créatures à qui Dieu a voulu accorder perspicacité et audace de jugement, alors même qu'il n'avait pas encore atteint la trentaine.

Tel était Saïd dont nous commémorons la mémoire aujourd'hui. Il a mené une vie de brave et accompli en l'espace de trente ans ce que d'autres n'arrivent à realiser qu'aux termes d'une vie de plusieurs décennies. Il a servi son pays, il a lutté, il s'est engagé dans la voie de la coopération et du dialogue, tout en gardant intactes sa dignité et sa réputation de patriote avisé qu'il était.

Saïd était plutôt petit de taille, mais il avait le bras long dans tout ce qu'il entreprenait; il avait un grand coeur et était animé d'un esprit averti et ouvert. Au moment de sa mort, nous nous sommes plusieurs fois posé la question de savoir qui, parmi nous, était en mesure de le remplacer. Une telle question aurait pu demeurer sans réponse, n'était le souffle de la vie par lequel il nous avait tous animés de son vivant et qui continue de battre en nous avec ses ailes de lumière. Aussi, nous voilà toujours enivrés par le parfum que ce souffle a répandu autour de nous, et nous répondons: les hommes d'action que nous sommes continueront l'oeuvre de Saïd, prenant exemple sur lui qui ne se décourageait jamais parce qu'il était l'âme de ses entreprises et que les âmes ne meurent jamais.

La disparition de Saïd n'a pas frappé que sa famille, qui est aussi la nôtre, et qui compte parmi les familles les plus empreintes de courtoisie, mais elle a touché de plein fouet également la famille du journal "Almaghrib" qui était groupée autour de lui et qui était la famille spirituelle, dont les membres étaient peu nombreux travaillant chacun de son côté avant de présenter le fruit de ses réflexions aux réunions qu'il présidait. Plus encore, sa disparition a été une perte pour le Maroc, ce pays qui ne dispose que de très peu d'hommes d'action, qui pensent d'une manière posée et qui font tout pour que leur vie soit profitable à leur pays.

Le Maroc a besoin d'hommes de la trempe du regretté Saïd qui prennent la fidélité pour guide et l'honnêteté pour compagnon de route dans la vie. Il suffit de considérer la disparition de l'homme comme une perte irréparable et de se poser à son sujet la question de savoir qui peut le remplacer, pour qu'il passe aux yeux de l'histoire comme un exemple à suivre. Est-ce qu'on se pose une telle question pour beaucoup de gens?

Salut à toi Saïd, tu as vécu heureux avec la force de ton travail; et il nous est permis, à l'instar du poète, de dire de toi après ta mort:

Ils citeront mon nom aux moments difficiles
Il faut une nuit noire pour dire: l'astre est utile.

Et tu n'es pas sans savoir, Saïd, que ton peuple pour qui tu as vécu continue d'être à pied d'oeuvre à tout moment.

Salut à toi, par la grâce de Dieu.

Abdelkebir El Fassi