Almaghrib - No spécial à l'occasion de la commémoration du 40ème jour de la disparition de Saïd Hajji - 6ème année - No 937 - 29 avril 1942

La vie active de Saïd comporte plusieurs aspects dignes d'intérêt et qui méritent d'être étudiés pour en dégager des exemples vivants pouvant servir de modèles pour notre jeunesse à laquelle nous souhaitons une vie de mouvement non de repos, une vie de progrès non de stagnation, une vie de sérieux dépourvue de plaisanteries, une vie productive exempte de stérilité.

Parmi ces aspects, il en est un qui émerge entre tous et qui, de son vivant, a exercé une grande influence sur ses projets et ses activités, sur ses aspirations et ses attentes, influence qu'il ne serait pas exagéré de dire qu'elle était le secret de sa réussite et le facteur déterminant de la réalisation de ses espérances et de ses objectifs, c'est l'aspect de l'amitié dans la vie de Saïd.

En abordant aujourd'hui cet aspect, je me limiterai à un domaine assez restreint, marqué par une amitié entretenue pendant quinze ans avec le défunt, une amitié toute de sincérité, de dévouement, de considération, d'admiration et de franchise, une amitié scellée sur un des portraits que Saïd m'avait offert en 1930 avec cette dédicace: "En témoignage d'une amitié durable et d'un sentiment d'affection aux fondements solides".

Pendant quinze ans, je ne me suis jamais réuni avec Saïd sans que je l'aie vu achever un travail qui lui tenait au coeur, ou arrêter les grandes lignes ou le programme d'exécution d'un projet, tout comme je ne l'ai jamais quitté sans emporter avec moi une liasse de papiers renfermant des idées et des suggestions destinées à être creusées et faire l'objet d'une étude approfondie. Je ne me rappelle pas avoir reçu de lui une lettre d'orient ou d'occident où il n'était pas question de l'un ou l'autre des sujets évoqués ci-dessus.

J'ai connu Saïd aiguillonné par l'espoir du succès, caressant les rêves les plus insensés et se laissant emballer par les chimères des attentes les plus imprévues. Je l'ai accompagné dans ses réflexions lorsqu'il travaillait sur ses projets et en planifiait les programmes d'exécution. Je l'ai laissé, en le quittant, en train de réaliser ce qui relevait de l'imaginaire et d'illustrer ce qui ne pouvait se concevoir que dans le domaine du rêve, transposant ce qui n'était qu'une vue de l'esprit dans la réalité concrète du monde objectif et palpable. Dans toutes les étapes de sa vie que j'ai partagées avec lui, j'ai connu Saïd en tant qu'ami et ai eu à apprécier sa conception de l'amitié.

Saïd n'était pas homme de sensibilité pure. Il parlait avec franchise, tout en étalant les sentiments dont il débordait et en s'ingéniant à chercher dans le lexique des convenances les mots les plus conciliants et les expressions les plus accomodantes aux circonstances, le tout dans un style raffiné, loin de tout ce qui pouvait provoquer un quelconque mouvement d'humeur ou occasionner une blessure d'amour propre. Il agissait ainsi afin d'éviter d'admettre ce que son esprit refusait d'accepter, ou de croire que ce qu'il voyait de ses propres yeux était contraire à la réalité, ce qui l'aurait conduit à s'arrêter dans le cours de son activité qui ne connaissait pas de répit, ou à tout le moins à ralentir son ardeur au travail ou à laisser échapper une idée qu'il tenait pour juste et originale.

Saïd n'était pas non plus un homme sec et rigide, qui ne croyait qu'en l'esprit, ne trouvait aucune trace des sentiments dans son for intérieur ou chez les autres, et se conduisait à l'egard d'autrui à la lumière du raisonnement implacable de la logique fondé sur la réalité pure et dure.

Saïd était un homme de coeur et d'esprit. Il avait l'esprit vif et audacieux, l'imagination fertile et un coeur d'une grande générosité. Ses protestations d'amitié étaient sérieuses, mais quels qu'en fussent les apparences et les liens qu'elles pouvaient revêtir, le défunt n'accordait vraiment de l'intérêt qu'à l'amitié née du travail et de ce que les efforts d'un labeur constant pouvaient rapporter d'une manière intrinsèque pour soi-même et pour les autres; il ne gardait de l'amitié que cet aspect auquel il se vouait corps et âme, se préoccupant jalousement de faire partager par les autres cet étalon de valeurs qu'il a adopté pour lui-même. L'amitié, doublée d'un souci partagé du travail à accomplir, le faisait aller loin sur le plan de la sincérité et de la fidélité et lui donnait l'occasion de séduire ses partenaires par le charme de son discours, l'exemplarité de son comportement et le souci de ne pas heurter les penchants et les sentiments des autres. Il avait une tendance naturelle à explorer les contours inconnus d'un avenir tout enveloppé de noir et d'incertitude, avec ce que crée son imaginaire comme projets et réalisations futures, et à présenter cet avenir sous un aspect rayonnant et de toute beauté, captivant à la fois le coeur et l'esprit et gagnant l'estime et la considération de tous. Nul ne saurait mieux exprimer le rayonnement de Saïd sur son entourage que ce vers:

Lorsque vous voyez quelqu'un qui se nomme "l'heureux"
C'est que de vous le bon Dieu veut faire des heureux[19]

Quant à la part de chance qu'on avait de pouvoir exercer une certaine influence sur lui et agir sur son esprit et ses sentiments, voilà un terrain que même les rares initiés parmi les plus proches collaborateurs n'ont pas réussi à défricher, parce que Saïd n'était pas de ceux qui subissaient l'ascendant des autres, pas plus qu'il n'appartenait à cette catégorie de gens qui, une fois exposés à cette situation, ne sont pas en mesure de montrer à quel point ils ont été manipulés par l'empreinte d'une autorité extérieure. On a beau essayer de pénétrer le fond de sa pensée pour comprendre les raisons des précautions qu'il prenait pour demeurer en dehors de la sphère d'influence de son entourage. Il se contentait de répondre qu'il nous vouait une amitié à toute épreuve et nous renforçait dans cette conviction lorsque nous l'accompagnions dans la voie qu'il s'était tracée pour atteindre ses objectifs. Mais lorsqu'on s'arrêtait en route et que nos points de vue divergeaint, nous avions affaire à un Saïd d'un esprit rationnel et fort de coeur, qui continuait de marcher tout droit devant lui sans prêter attention à ce qui l'entourait.

Il est vrai qu'il ne s'est jamais montré deçu de ses amis, pas plus qu'il ne lui est arrivé d'oublier leur amitié qu'il a, au contraire, toujours affectionnée et cherché à renforcer. Il a réussi, par un don exceptionnel à faire de ses amis et de ses connaissances qui n'exerçaient aucune activité à devenir des hommes d'action, quels que fussent le sens de leurs orientations, la diversité de leurs moyens et la divergence de leurs opinions. Il a mis sur la bonne voie nombre de personnes qui n'en avaient aucune dans la vie; il a appris à ceux qui erraient sans but précis l'ordre dans le travail, la précision dans le jugement et la minutie dans l'établissement des programmes. Il a inculqué des principes et aidé à nourrir et cultiver des espoirs ceux qui vivotaient au jour le jour, comme il a pu lui-même tirer profit de l'expérience acquise par ses amis dans différents secteurs d'activités, et s'est laissé guider par leurs opinions et exhorter par leurs encouragements.

Que Dieu ait ton âme, Saïd. Tu as réussi grâce à tes compétences, à la vivacité de ton esprit et la noblesse de ta conduite à devenir le moyeu central autour duquel tournent tes projets et tes réalisations, ainsi qu'un lieu de rencontre de gens qui ne se connaissaient pas, d'opinions éparses qui n'avaient entre elles rien de commun et de dispositions d'esprits qui juraient entre elles. Tu as organisé autour de toi une famille, créé un climat de travail et gagné à tes projets le support de nombreux soutiens.

Que Dieu ait ton âme, Saïd. Avec ta disparition nous avons subi une perte irremplaçable. Nous nous inclinons devant ta mémoire.

Hachmi Filali



[19] Le mot "heureux" est la traduction littérale de "Saïd" et le mot de la rime par un jeu de mots exprime l'idée de bonheur. (Note du traducteur.)