Almaghrib - No spécial à l'occasion de la commémoration du 40ème jour de la disparition de Saïd Hajji - 6è année - No 937 - 29 avril 1942

Heureux qui, comme Saïd, a vécu sans ambages.
Enfant, la vie en roses t'a reçu en partage.
Très tôt l'intelligence, de son lait, t'a sevré
Suscitant des envieux de dépit enivrés.
Le berceau du savoir t'a vu naître et grandir
Au milieu d'une noblesse de coeur, comme point de mire.
Tes très hautes qualités t'ont valu le respect
Qui t'entoure du halo d'un égard circonspect.
Ton âme vise à friser la voûte du firmament
Accélérant dans l'air sa vitesse de mouvement.
Elle était résolue et, ferme de courage,
Allait droit vers son but, bravant tous les orages.
Ta conscience, Saïd, peut-on lui reprocher
D'emprunter une voie toute de lauriers jonchée?
"La maison d'édition" qui te doit d'être en vie
Restera le lieu où tu comptais tant d'appuis,
Où tu as tant oeuvré, sans cesse et sans relâche,
Où tu as tout donné, avec tant de panache.
Instruit par l'expérience, tu as pu t'adapter
Aux caprices du temps, et su les surmonter.
Que n'as-tu enduré, au cours de ces années,
De traits de caractère revêche et obstiné.
Que de fois de puissants stimulants t'incitèrent
A monter au sommet pour régir le parterre.
A Salé, rien ne t'a diverti ni distrait
De ta lutte, ni ne t'a, à ton devoir, soustrait.
Débordant de fougue et d'ambition, la jeunesse
Défie tous les contrôles, fait preuve de hardiesse.
Dans la force de l'âge, audacieux et vivace,
Tout comme une antilope, tu étais plein de grâce.
Tu commençais tout juste à apprécier la vie
Et goûter à son charme, dont tu étais ravi.
Tu venais d'observer ses jardins recouverts
de bruyères en fleurs et sertis de houx verts.
Mais, à peine la nature luxuriante t'a souri,
Suscitant dans ton coeur un espoir refleuri,
Que le temps a changé, le vent s'est déchaîné,
La tempête a fait rage et presque tout ruiné,
Chassant sur son passage, sans distinction aucune,
Ennemis et amis, victimes de l'infortune.
Elle t'a broyé à la fine fleur de l'âge,
Trompée par une erreur funeste d'aiguillage.
Elle eût pu éviter de te prendre par surprise,
Et éloigner de nous sa perfide traîtrise.
Son infamie de jour en jour va grandissant,
Ne connaissant ni serf, ni seigneur tout-puissant.
La mort t'aurait rendu justice, mais t'a surpris,
T'empêchant d'honorer les engagements pris.
Elle aurait fait justice à ta fraîche jeunesse
Ne fût-ce que par égard pour sa délicatesse.
Ah! Si la mort pouvait t'épargner! Mais, qui sait?
Elle ne ménage sa proie que pour mieux l'effacer.
En nous disant adieu, tu as choisi le monde
de l'éternel bonheur, loin de la terre immonde.
En nous disant adieu, tu nous as attristés
De te voir seul dans une tombe d'une telle nudité.
Mes larmes font grossir les cours et les plans d'eau.
Depuis que tu n'es plus, elles roulent et coulent à flots.
Dieu que faire? Gémir ou déplorer la jeunesse
Qui voit que ton collier de perles se disperse?
Que faire pour que jaillissent les larmes de détresse
Dont pâtissent les paupières qui les retiennent sans cesse?
Le conduit lacrymal a inondé l'orbite
Faisant jaillir un flot de larmes chaudes subites.
Meurtri, le père éprouve un très profond malheur.
Quant au frère, il est las, et se tord de douleur.
A force de pleurer le mort tant regretté
Ses amis comptaient parmi les plus affectés.
Quel malheur de les voir tous ensemble déplorer
Le fâcheux coup du sort qui les a atterrés.
Après l'affligeante épreuve de l'inhumation,
Tous voulaient croire à une simple hallucination.
En proie à la tourmente, ils ont perdu la tête,
Mêlant rêve au réel, ils espèrent et s'inquiètent.
Pour eux, ta mort est un exemple à méditer
On n'y peut mais, lorsque le sort en est jeté.
Elle rappelle que la vie est une somme d'épreuves
Où les vaniteux doivent, poings liés, faire leur preuve.
Que peut-on espérer de ce monde ici-bas
Qu'une grande armée dévaste et cloue sur son grabat?
Que peut-on espérer d'un monde où le néant
s'installe sur son toît, comme maître de céans?
Que peut-on en attendre si les pioches s'acharnent
A réduire l'édifice à la surface plane?
Tu leur as dit adieu, ainsi qu'à leurs soucis,
Laissant un fardeau sur leurs épaules endurcies
Tu as choisi suaire, sépulcre et terre humide,
Préférant le noir de la tombe au jour livide,
Optant pour une vie où plus rien n'est rassis
De ce qui est le lot des mortels en sursis.
Heureux qui, comme Saïd, a connu les honneurs
dus au juste qui dort bercé par tant de fleurs.
Laisse-nous endurer nos peines sans t'en occuper.
Nous y sommes condamnés; comment y échapper?
A peine est-il rentré dans son pays natal,
Comme source intarissable de savoir sans égal,
Qu'il s'est mis dans les mains de Dieu le Magnanime,
S'abritant à Salé sous une terre des plus fines.
Plût au Seigneur qu'Il te guide sous Sa Providence,
Et te fasse vivre à l'ombre de Sa Magnificence!
Les larmes qui arrosent ta dernière demeure
Sont des témoins fidèles d'un très grand cri du coeur.
Ces nuages qui, en pluie fine  se résolvent 
Sur ta tombe, grâce à Dieu, l'arrosent et se dissolvent.

Dris Kettani