Almaghrib - No spécial à l'occasion de la commémoration du 40ème jour de la disparition de Saïd Hajji - 6e année - No 937 - 29 avril 1942

Ce texte a été rédigé à l'occasion de la disparition d'un être proche de nous et qui nous est très cher, que Dieu l'Omniscient arrose sa sépulture avec la pluie fine de Sa Grâce.

Adieu la vie dans notre bas-monde où ne dure
Aucune joie, et où personne ne perdure.
Rencontres, réunions, limitées dans le temps,
S'achèvent quand bien même elles peuvent durer longtemps.
N'as-tu pas remarqué ces vagues de départs
Qui se succèdent en bon ordre, à tous égards,
Comme si elles sont le fait d'un même corps de collège,
Et, d'un commun accord, se forment en cortège.
A l'appel, le groupe de tête a vite répondu,
Bientôt rejoint par ceux qu'il n'a pas attendus.
Fierté de la jeunesse, celui que nous pleurons,
Entre tous, outre-tombe, est le plus beau fleuron.
Sa perte est la cause de toute ma consternation
Ajoutant à ma peine une vive désolation.
De mes yeux un torrent de larmes se déverse
Apaisant ma douleur à l'instar d'une averse.

La disparition des personnes que nous chérissons est un grand malheur; mais la perte de celles qui ont valeur de pierres précieuses est une réelle catastrophe, et le départ des grands hommes pour le monde de l'éternité une cruelle calamité. Vous connaissez tous la place de notre cher disparu dans la société marocaine, ainsi que les grandes activités qu'il a initiées et les peines incommensurables qu'il a endurées en se sacrifiant pour l'intérêt général et en ayant comme objectif une diffusion aussi large que possible de la science et des outils du savoir dans les différents milieux du tissu social.

Cette âme généreuse et ce caractère d'une haute noblesse, joints à une aspiration légitime aux honneurs ainsi qu'à une quête permanente de considération et de grandeur étaient autant de dons dont le ciel l'avait comblé. C'était un prodige parmi les prodiges de son époque, et Dieu sait si les personnes exceptionnellement douées constituent dans toutes les époques une denrée des plus rares, émergent généralement dans des circonstances particulières, sont d'une originalité déconcertante et représentent un type de caractère différent de celui du commun. Cette observation peut être corroborée par l'apparition de certains génies que les tribus arabes avaient connus de temps à autre avec l'émergence subite d'un grand poète qui suscitait l'émerveillement de tous, tant par la fluidité de l'expression orale que par l'inspiration poétique qu'il traduisait par de merveilleuses créations artistiques, assurant ainsi une certaine hégémonie littéraire et un ascendant moral à la tribu à laquelle il appartenait, et forçant l'admiration de son peuple tout en éveillant chez lui un profond sentiment de fierté.

La sollicitude divine a comblé l'homme qu'était Saïd de dons exceptionnels qui l'ont distingué parmi l'entourage de sa compagnie. Les circonstances ont voulu qu'à un âge très précoce il portât le message du renouveau, du progrès, de la quête permanente du savoir et du respect inconditionnel des préceptes de la morale. Il a appris à naviguer dans les océans des sciences humaines, ainsi que dans ceux de la vie aux aspects multiples et contradictoires. Il s'est familiarisé avec les lois cosmiques qui régissent l'ordre général de l'univers; il en a tiré des enseignements qu'il n'a pas tardé à diffuser auprès de ses contemporains, marocains et autres. Les écrits qu'il a publiés pendant toute sa vie contiennent une mine de propos extraordinaires, de conseils pleins de sagesse, d'incitations à combattre le fléau de la paresse et à n'envisager les actions qu'on entreprend que sous l'angle de l'utilité, sans jamais s'arrêter aux futilités ni se laisser emporter par les fleurs de rhétorique. Il a toujours prôné l'honnêteté dans ce qu'on dit et ce qu'on fait, ce qui témoignait de la largeur d'esprit du défunt et de la noblesse de son âme.

L'homme était un prédicateur et un conseiller dans tout ce qu'il disait. Les gens ne se rendaient pas bien compte du zèle qu'il mettait dans son dévouement à servir sa nation, ni du regret qu'il ressentait devant la dégradation des moeurs et la perte inutile de temps et d'argent, sans aucun profit ni pour soi-même ni pour la collectivité. Que de fois il a exprimé son étonnement devant le profond sommeil dans lequel le Maroc était plongé, inconscient des maladies qui le rongeaient et ne faisant rien pour leur trouver remède par le biais de la science qui guérit les maux des plus simples aux plus compliqués. On le voyait en proie à une grande agitation, réfléchissant à la meilleure thérapeutique à appliquer aux maladies dont souffrait le peuple, et n'a rien trouvé de mieux pour combattre le mal de l'ignorance que ses articles d'orientation, ses conseils utiles qu'il prodiguait d'une manière ininterrompue et déballait dans un style journalistique pour qu'ils fussent à la portée de chacun où qu'il fût. Il a pénétré l'oreille du sourd et guidé l'aveugle dans sa marche à tâtons. Il n'a cessé de réprimander les jeunes inconscients et de réveiller les esprits insouciants que seul intéressait au monde ce qui les entourait sans faire attention aux conséquences désastreuses de l'ignorance et de la vanité. Que d'appels il a lancés avec l'espoir d'être écouté des vivants!

Si nous disons que cet homme était seul à détenir ces extraordinaires qualités et à se prévaloir de cet état d'esprit spécifique - alors qu'il comptait des amis et des compagnons de son âge qui, comme lui, ne vivaient pas dans le besoin, et qui puisaient dans les mêmes sources du savoir, sans pour autant avoir la maturité qui l'individualisait - nous devrons convenir qu'il y avait à celà une raison que seule la raison ne pouvait ignorer. En effet, parmi les causes qui ont contribué à former cet esprit exceptionnel et cette noblesse de caractère, il y avait, à la base, une forte aspiration à accéder à une situation des plus élevées.

Saïd était le fruit d'une alliance qui avait uni deux prestigieuses familles, celle de ses pères dont la lignée remontait au pieux cheikh sidi Ahmed Hajji, que Dieu ait son âme, et celle de sa mère, les Msattas de Salé. En ce qui concerne la branche paternelle, elle a de tout temps été férue de science et vivait dans la hantise du bien. Elle comptait presque toujours dans ses rangs un homme de savoir ou un saint. Quant à la famille maternelle, la science y était transmise de génération en génération, et la haute moralité léguée de père en fils. Ainsi, en vivant dans un milieu aussi vertueux, le regretté Saïd ne pouvait être que pur de toute tâche et exempt de tout vice.

A celà, il convient d'ajouter qu'il lui a été donné de compléter et d'enrichir les connaissances acquises au Maroc grâce aux années d'études passées en Syrie et au Liban, où il a puisé dans la culture orientale qui l'a beaucoup marqué dans sa jeunesse. Ses aptitudes se sont élargies, son esprit s'est bien développé. Il était en contact permanent avec les hautes sommités de la culture de l'Orient arabe, appréciant leur façon de s'exprimer dans un langage châtié qui ne différait que peu ou prou de la langue écrite. Il a vu des hommes et des femmes, des garçons et des filles communiquant entre eux dans un dialecte proche de l'arabe classique, que ce soit dans les maisons, les marchés, les clubs ou les réunions, sans parler des écoles qui sont non seulement le foyer principal à partir duquel la langue arabe se répand, mais aussi le berceau de la littérature orientale contemporaine de l'époque de la renaissance et du renouveau, qui a fait sortir les gens de leur état de somnolence pour les acheminer vers l'adoption des idées modernes qui sont en rupture totale avec la tradition.

On ne peut qu'être saisi d'admiration pour ce jeune Marocain intelligent, talentueux, cultivé et bien élevé, qui a su s'intégrer dans la société syro-libanaise et s'imprégner de sa culture, pour mieux se rendre compte de la différence énorme qui séparait nos deux contrées. C'est là qu'il a parfait sa formation et complété son éducation. C'est là aussi où il a appris l'arabe de ceux qui ont réveillé la langue de nos ancêtres de son sommeil, car c'est aux Libanais que revient le mérite d'avoir imprimé à notre langue l'essor qui lui a permis de rayonner dans les pays du Proche Orient et en Egypte, alors qu'elle était menacée de disparition et n'était pas loin d'être enterrée avec les langues mortes. C'est grâce à eux que l'arabe a eu une nouvelle jeunesse après avoir été en pleine sénescence, et une nouvelle vie après avoir été au bord de l'anéantissement. Ecoutons ce que le Libanais a dit dans un de ses discours: "Dieu soit loué d'avoir permis aux âmes bien nées de mettre tout le poids de leur dignité au service du bien qui nous rapproche des sommets les plus élevés et nous ravit avec l'énumération des noms bénis de Dieu"

Saïd est rentré au Maroc la coupe pleine de connaissances qu'il devait aux instruments de la culture que sa soif du savoir lui avait permis d'acquérir. Mais celà ne lui suffisait pas. Ce qui lui importait avant tout, c'était de voir son peuple atteindre le niveau de progrès auquel étaient arrivés les pays du Moyen-Orient. Son but était d'amener ses concitoyens à avoir l'élan nécessaire qui permet d'aspirer à la grandeur. Il a jeté un regard sur les générations dont se composait la société marocaine, et constaté qu'elles avaient une méconnaissance totale de ce que lui cachait l'avenir et qu'elles étaient dans l'ignorance de ce qui pouvait lui arriver. Il a alors pris sur lui de tout mettre en oeuvre pour réveiller les esprits endormis et donner le goût du travail à ceux qui se laissaient aller à la paresse de la vie facile et improductive; il a pris son bâton de pélerin, marchant avec patience, conseillant ou déconseillant, exigeant de lui-même des efforts parfois inhumains pour le bien-être des autres. Il a porté pendant sa très courte existence un fardeau des plus accablants jusqu'au jour où ses forces se sont totalement amenuisées, compromettant gravement sa santé, avant de l'exposer irrémédiablement à la sentance divine.

Saïd s'est entièrement mis au service de son pays et de ses concitoyens. Plût à Dieu de bénir son âme et de le couvrir de Sa Grâce pour qu'il puisse séjourner en permanence dans les jardins édéniques.

Mohammed Doukkali, historien.