Almaghrib - No spécial à l'occasion de la commémoration du 40ème jour de la disparition de Saïd Hajji - 6e année - No 937 - 29 avril 1942

Si j'étais un poète visionnaire ou un artiste peintre et qu'on m'eût demandé de représenter l'esprit entreprenant chez les jeunes, je n'aurais pas hésité à le figurer comme une flamme qui jaillit du coeur et s'empare des sentiments et des sensations. Si on me demandait de décrire la vivacité d'esprit et la promptitude à affronter le cours des évènements et à s'adapter aux circonstances de temps et de lieu, la réponse que j'aurais donnée n'aurait pas dépassé le stade de la mytonimie. Mais, si un troisième interlocuteur me demandait chez qui j'ai trouvé réunies toutes ces qualités, je me serais engagé corps et âme en direction du regretté Saïd que tout le monde apprécie et dont la disparition constitue une perte incontestable pour le Maroc.

J'aurais dit: voilà l'homme qui réunit toutes les qualités dont aucun autre n'a le privilège de se prévaloir. Il est le produit d'une époque qui s'est montrée pendant longtemps avare de ce genre de dons exceptionnels. N'est-il pas le premier à avoir donné l'impulsion nécessaire à la jeunesse pour la réveiller de l'état de torpeur dans lequel elle est plongée? N'a-t-il pas été à l'avant-garde de ceux qui ont allumé la flamme de ce réveil? Oui, c'est lui l'initiateur du premier mouvement de la jeunesse active. Il était très en avance par rapport à son époque; c'était un enfant prodige, et les prodiges comme lui sont très rares et relèvent du miracle. Il a suscité ce mouvement alors qu'il était encore adolescent et se préparait à aller poursuivre ses études en dehors de sa patrie.

Il est né le 29 février 1912 et a pris la tête de ce mouvement en 1930. Mais son séjour au Maroc a dû être interrompu par le projet de son départ à l'étranger. Il a confié l'intérim du mouvement à l'un de ses compagnons pour se préparer au voyage qu'il devait effectuer au Moyen-Orient où il a choisi de s'inscrire à l'université islamique de Beyrout, puis à l'université de Damas et enfin à l'université du Caire.

De retour au Maroc, il était fermement résolu de tout mettre en oeuvre pour faire progresser son pays, et s'est mobilisé dans cette tâche pendant sa courte vie qu'il a mise entièrement au service de cette cause, s'escrimant des pieds et des mains pour surmonter les épreuves auxquelles il se trouvait confronté, et croisant le fer avec l'adversité ayant comme seule arme l'épée de la volonté et de la patience, jusqu'au jour où il est tombé, tel un gladiateur, au champ d'honneur.

Je ne connais point de jeunes qui ont sa fermeté, sa force de caractère et son obstination devant les évènements et les caprices du temps. Il les dépassait dans la vision qu'il avait de l'avenir, ainsi que dans la rapidité avec laquelle il agissait dans l'intérêt général, compte tenu des bouleversements dus à la succession des évènements. Personne ne pouvait l'égaler dans les projets utiles et rentables qu'il initiait. Je ne crois pas que la mission journalistique à laquelle s'adonnent beaucoup de Marocains aujourd'hui comme gagne-pain, est exercée de manière professionnelle en dehors de son journal qui reflète une ligne de conduite pesée et une politique fondée sur des jugements rassis. Nous nous y sommes exercés avant lui et d'autres y ont tenté leur chance avant nous et cependant, la porte de la presse est restée hermétiquement fermée devant nous.

Mais lorsque Saïd a terminé ses études au Moyen-Orient et est rentré au Maroc tout feu tout flamme, convaincu qu'il était que rien n'était impossible lorsqu'on est mû par de bonnes intentions et qu'on porte à son travail un indéfectible dévouement, il a créé les conditions qui ont contribué à la naissance de la presse nationale libre au Maroc et a ouvert toute grande la porte de la presse pour lui-même et pour les autres.

Un jour, il m'a confié lors d'un entretien qui s'est déroulé entre nous qu'il avait fait ses études à Damas avec l'actuel directeur de la revue syrienne "Al Amali" et qu'avant de se quitter, ils ont fait part l'un à l'autre de la ferme intention de s'engager dans la profession journalistique pour bien servir leur pays, Depuis lors, chacun d'eux a réalisé le projet auquel il aspirait.

En s'engageant dans la mêlée de la presse, il s'est voué corps et âme à cette profession qui lui a permis de se mettre entièrement au service de l'intérêt général. Il n'a jamais considéré le journalisme comme un métier de rapport pour faire fortune. Pendant très longtemps, ses dépenses n'étaient pas couvertes par les recettes qu'il réalisait. Je pense qu'elles étaient deux fois supérieures à ces recettes en raison d'une part de l'exiguité du nombre de lecteurs vu le peu d'intérêt que rencontrait la presse auprès du grand public, et d'autre part du montant énorme des investissements nécessités par les frais exorbitants de premier établissement et les coûts plus ou moins élevés de l'entretien et du renouvellement du matériel, sans compter les frais de fonctionnement auxquels il devait faire face quel que fût le montant des recettes.

Mais, malgré celà, il était confiant en lui-même et dans tout ce qu'il entreprenait. Il affrontait les difficultés qui se dressaient sur son chemin avec une fermeté de coeur, une ouverture d'esprit et un air dégagé de tout souci, ce qui lui a permis de faire voler son entreprise de succès en succès.

Le souci de faire profiter au maximum les différentes catégories du public des lecteurs des avantages de la presse, l'a amené à diversifier ses publications avec la mise en circulation d'un quotidien d'informations enrichi chaque semaine d'un supplément littéraire, avant de consacrer une revue indépendante du journal Almaghrib à l'activité littéraire et culturelle avec la création de "Al Taqafa Almaghribia" ou (la culture marocaine) et ce, après avoir réussi à former un comité de rédaction composé d'écrivains et d'hommes de lettres parmi les plus éminents de cette époque. Il s'est alors consacré à la direction des deux publications tout en continuant d'y apporter sa contribution rédactionnelle.

Il me rendait visite de temps à autre; et je voyais qu'il menait une vie austère tout entière adonnée au travail. Cette austérité se remarquait jusque dans sa façon de s'habiller alors qu'il appartenait à un milieu aisé. Son père que j'ai eu l'occasion d'entretenir à ce sujet m'a appris qu'il lui proposait souvent des tissus en soie de très haute qualité et qu'il les refusait.

Ceci me rappelait ce que j'avais lu dans quelque revue à propos du comportement de la jeunesse militante de certains pays, qui sacrifie tous les attraits de la vie au souci de se mettre au service de la nation. L'auteur de l'article a notamment écrit que, pendant qu'il se trouvait à Ankara, capitale de Turquie, il a été interpellé par un jeune homme petit de taille, large d'épaules, habillé en scout, le front imbibé de sueur et portant une pile de journaux sur les bras.

"Ceci est le journal des jeunes", lui dit-il, "nous en assurons la rédaction et en supportons les frais de publication et de distribution dans le but de faire entendre la voix de la jeunesse. Pouvez-vous nous encourager en en achetant un exemplaire?"

Puis, l'auteur de l'article continue son récit en écrivant:

"Quelque temps plus tard, les circonstances m'ont fait rencontrer dans un train ce jeune homme de nouveau; mais il avait une toute autre allure; il était habillé d'une manière élégante, voyageait en première classe, mangeait du poulet et distribuait des gâteaux aux amis qui l'accompagnaient; et je me suis rendu compte qu'il appartenait à une grande famille bourgeoise parmi les familles les plus aisées et les plus généreuses".

Notre regretté Saïd aimait l'ordre et avait l'esprit de suite dans ce qu'il entreprenait, planifiait ses projets depuis leur phase de lancement jusqu'au stade de leur maturité. Il commençait généralement par un très petit projet et, au fur et à mesure qu'il créait les besoins, il lui donnait des proportions de plus en plus grandes. C'est ainsi qu'il a réussi dans ses entreprises et n'y a jamais connu d'échec.

Il a commencé à imprimer le journal "Almaghrib" sur du papier de mauvaise qualité, puis il a fait entrer un certain nombre d'améliorations jusqu'au jour où le journal s'est imposé comme quotidien d'informations et pouvait être imprimé sur une qualité de papier identique à celle utilisée par les autres journaux d'obédience gouvernementale. Il en est de même du "supplément littéraire" qui était lui-aussi imprimé sur du papier simple avec une couverture de même apparence, et qui a été remplacé par la revue "Al Taqafa Almaghribia" qui, elle, était imprimée sur du papier de bien meilleure qualité.

On pourrait en dire autant de son imprimerie qu'il avait achetée d'occasion selon les moyens limités dont il disposait, et qu'il a fait évoluer petit à petit jusqu'à ce qu'il ait eu l'occasion d'acquérir l'une des plus grandes imprimeries arabes du Maroc. Sa petite imprimerie qui se trouvait à Salé dans un lieu retiré, ne dépassant pas 15 m2 de superficie, et ne pouvant contenir plus de deux ou trois employés, a été transférée à la place de la Mamounia à Rabat, considérée comme l'une des plus vastes et des plus importantes places de la capitale et le lieu où s'exerce la plus grande activité commerciale. Elle a commencé à fonctionner aux côtés de la grande imprimerie qu'il a achetée au même endroit, occupant toutes les deux une vaste superficie qui pouvait contenir un nombre très important d'employés. L'imprimerie "Al Oumnia" est devenue à la fois une imprimerie pour le journal et pour d'autres publications telles que celles concernant la réédition d'ouvrages anciens menacés de disparition,

Idem pour les locaux administratifs du journal. Au début, ils étaient très modestes et se trouvaient dans un immeuble de son père, place sidi Turqui à Salé. Ils ont été transférés par la suite dans un immeuble plus grand, en dehors de la porte de Fès, une des grandes portes de Salé; et de là, Saïd a déménagé à l'avenue Dar El Makhzen à Rabat, où il a choisi d'établir le domicile social de son entreprise.

Outre ce que nous avons évoqué au sujet de l'ordre des priorités qu'il respectait dans tout ce qu'il entreprenait, il avait l'art d'attirer les coeurs et de se faire aimer de tous. Il a ainsi réussi à grouper autour de lui l'élite de la jeunesse marocaine de l'époque, et a pu constituer des équipes de rédacteurs, d'écrivains, de linotypistes, d'imprimeurs, de vendeurs et autres. Au demeurant, il était la sagesse même dans toutes ses activités qui étaient couronnées de succès, si bien qu'il atteignait presque toujours les objectifs qu'il se fixait.

Maintenant que nous sommes en face d'une prescription divine à laquelle nul ne peut échapper et aucun médecin ne peut remédier, ni aucun pouvoir magique, seul peut aider à surmonter l'épreuve la volonté de prendre son mal en patience et de dominer ses sentiments. Ceci est vrai surtout pour les membres de la famille du disparu et pour la famille des jeunes qui doivent s'armer de courage et prier Dieu d'accorder à chacun la force morale que le défunt mettait au service de sa patrie afin d'achever l'oeuvre qu'il a entâmée et s'engager comme lui dans la bonne direction. Il leur appartient désormais de prendre en mains le journal et la revue et de redoubler d'efforts pour leur imprimer un nouvel élan et un regain de tonus et de dynamisme. Nous avons constaté que, depuis que Saïd est tombé malade, la valeur de ses publications a lentement périclité, surtout celle de la revue.

Puisse Dieu l'admettre parmi ceux qui sont concernés par la sourate extraite de "la famille d'Imran" où il est écrit:

Ils sont ravis d'être comblés de bienfaits et de la grâce du Seigneur et de penser que Dieu ne laissera point périr la récompense des croyants. Ceux qui, après le revers subi ont répondu à l'appel de Dieu et du Prophète, et qui n'ont pas pour autant cessé de pratiquer le bien et de craindre le Seigneur, à ceux-là sera dévolue une immense rétribution. D'aucuns leur disaient: "Vos ennemis ont regroupé leurs effectifs et vont de nouveau vous assaillir, soyez sur vos gardes". Mais leur foi s'en trouvait accrue et ils répliquaient: "Dieu nous suffira, c'est le meilleur garant qui soit".Ils sont retournés chez eux comblés des bienfaits et de la grâce du Seigneur et n'ayant subi aucun mal. Ils ont recherché, par dessus tout, la satisfaction de Dieu aux libéralités infinies.

(Le Coran, Essai d'interprétation du Coran inimitable - p. 91 - Traduction : Sadok Mazigh - Editions du Jaguar - 1985).

Abou Bakr Zniber