Le quotidien marocain de langue arabe "Al Ittihad Al Ichtiraky" a publié dans son Numéro du 24 mars 1993, sous la rubrique "Pas d'avenir sans mémoire" l'article suivant sur Saïd Hajji établi par Ibrahim Baamrani et intitulé:
Saïd Hajji un des créateurs de la presse nationale ... et pionnier de la renaissance au Maroc des années trente
Saïd Hajji (1912-1942) est considéré comme l'intellectuel qui a le plus émergé vers la fin des années trente, alliant les qualités de l'intellectuel à celles de l'homme politique dans ses luttes et ses activités nationales.
Il est l'un des fils de la ville de Salé qui a pu poursuivre ses études en Angleterre et au Moyen-Orient, et plus particulièrement en Egypte et en Syrie où il est resté quatre ans à étudier et à approfondir ses connaissances au contact de grands penseurs et hommes de lettres tels que Abbas Mahmoud Al Akkad, Taha Husaïn et Mohammed Hasanaïn Haïkal.
Puis, il a regagné sa patrie pour y exercer ses activités nationales, culturelles et journalistiques, ne comptant que sur lui-même pour parfaire son éducation et enrichir sa formation intellectuelle. Il a opté pour le journalisme pour en faire un domaine à partir duquel il pouvait élargir le champ de sa culture et de ses connaissances, et s'entraîner dans l'exercice de l'écriture pour traîter les questions d'ordre politique, culturel et social...
L'intérêt porté par Saïd Hajji au domaine de la presse s'est manifesté chez lui dès l'âge de quinze ans; puis, il a persévéré dans la lutte pour la liberté de la presse au sein du "Comité d'Action Nationale" (Koutlat Al Amal Alwatany) revendiquant le droit pour les nationaux de publier des journaux en langue arabe dans leur pays, ce qui a ouvert la voie à la parution de quelques journaux nationaux, dont le journal "Almaghrib" créé par Saïd Hajji en 1937, et considéré comme étant le premier quotidien national publié au Maroc.
Saïd Hajji l'a ensuite enrichi d'un supplément littéraire, puis doublé d'une revue culturelle "Al taqafa almaghribiya" et ce, sans compter les articles qu'il faisait publier dans différents journaux arabes et qui étaient pour la plupart focalisés sur les problèmes du Maroc et la défense de ses intérêts contre les visées et les plans de la politique coloniale.
L'intérêt qu'il portait au domaine de la presse et au rôle que le journalisme militant pouvait jouer au service de la cause nationale est un élément d'appréciation de la prise de conscience de ses responsabilités politiques et du rôle d'avant-garde qu'il a joué en qualité de pionnier de la renaissance culturelle au Maroc.
Dans le cadre des activités nationales qu'il a deployées depuis son très jeune âge, il a orienté l'essentiel de ses préoccupations pendant qu'il poursuivait ses études vers la recherche des moyens les plus appropriés pour mieux faire connaïtre la cause marocaine et prendre la défense de toutes les questions s'y rapportant.
Il a également suivi avec beaucoup d'intérêt les étapes de la renaissance culturelle des pays du Moyen-Orient, comparant le niveau de culture auquel ils sont arrivés avec celui du Maroc. Il a réussi à créer, au début des années trente, une association groupant les étudiants marocains mobilisés pour la cause de leur pays; cette association ne tarda pas à s'élargir en recevant les inscriptions d'autres étudiants du Maghreb Arabe, ce qui a fait d'elle une entité semblable à "l'Association des Etudiants Musulmans d'Afrique du Nord en France".
En sa qualité de membre des plus influents du Mouvement National à Salé, il a participé au même titre que les autres patriotes au combat mené contre le dahir berbère aussitôt qu'il a été proclamé; puis, il a contribué à l'élaboration du "Cahier des Revendications du Peuple Marocain" qui avait été présenté aux Autorités compétentes au Maroc et en France en 1934, et a ensuite pris la défense de ces revendications en les analysant clause par clause dans le journal "Almaghrib" .
Celui qui suit le fond de sa pensée patriotique ne manquera pas de remarquer que l'essentiel de ses écrits repose sur l'action en faveur de l'indépendance du Maroc et de sa libération de l'occupation étrangère comme il l'a lui-même précisé en écrivant: "L'orientation vers laquelle nous conduit notre fibre patriotique et met tout en oeuvre pour y parvenir, est la conservation de notre Etat marocain jouissant de ses droits sacrés et retrouvant l'auréole de son histoire florissante. Chaque Marocain doué d'esprit est conscient de la responsabilité qui pèse sur lui et est disposé à consentir à tous les sacrifices pour faire triompher ses principes".
En ce qui concerne la question culturelle, l'esprit de Saïd Hajji était occupé par l'aspiration à l'institution d'une culture nationale alliant tradition et modernité, une culture ouverte et libérée du joug colonial de la période du protectorat, une culture capable de faire évoluer la société marocaine vers l'édification d'un renouveau fondé sur des bases saines.
Saïd Hajji était convaincu que ce renouveau ne pouvait tenir sur un fondement solide que s'il était prêté une attention particulière à la question de l'enseignement et à la propagation de la culture parmi les jeunes générations. Il a prôné la création des écoles, l'envoi de missions estudiantines à l'étranger, la réforme de l'enseignement traditionnel et la néccessité de veiller à son évolution en l'entourant de tous les soins qu'il mérite. Il estimait aussi, pour sa part, que l'unique moyen de faire accéder l'intellectuel marocain à une formation adéquate était de l'amener à étudier, en plus de la langue arabe dont il était censé connaïtre tous les secrets, une langue vivante étrangère afin de pouvoir suivre les différents aspects de la civilisation moderne.
En analysant l'état de sous-développement de son temps, il a constaté qu'il existait un gap énorme entre le monde moderne et la vie que nous menons et proposé, pour sortir de cet état de sous-developpement, d'adopter les attributs positifs de la civilisation moderne et de les implanter dans notre tissu social, en prenant soin de distinguer entre les deux aspects de la civilisation: un aspect essentiel qui est celui de la science et des progrès techniques, et un aspect secondaire qui est celui des traditions propres à chaque groupement humain. Il nous appartient de chercher le premier aspect là où il se trouve, après l'avoir perdu pendant très longtemps, tandis que le second aspect ne doit pas être recherché chez les autres peuples; il doit être redécouvert au sein de sa propre communauté et fondu dans le premier aspect de la civilisation. Ce n'est qu'à ce prix que nous serons à même de ressusciter la civilisation marocaine dont le flambeau n'a pas cessé de propager ses lumières pendant toute la période du Moyen-Age.
Tel est, réduit à quelques exemples, le mode de pensée de Saïd Hajji. Ce mode reflète une image claire de la spécificité de la pensée nationale des années trente. De l'avis de Mohammed Abed El Jabri, Saïd Hajji a introduit la problématique de la renaissance culturelle au Maroc d'une manière consciente vers la fin des années 30 et au début des années 40; et l'exemple qu'il a prôné pour l'adaptation de la culture marocaine au monde moderne est l'exemple oriental personnalisé par les géants de la culture en Egypte et en Syrie pendant la période considérée.
Avec Saïd Hajji, qui était sans doute l'un des jeunes les plus éminents et les plus conscients des intellectuels de la Koutla, la question culturelle commençait à s'imposer en tant que question nationale et question d'avenir. La pensée de Saïd Hajji était une pensée fertile; ses activités et ses écrits étaient variés comme étaient variées les questions littéraires, culturelles, politiques et sociales du Maroc, ce qui l'a placé à la tête de la génération des pionniers qui ont bâti les fondements de la renaissance culturelle du Maroc.
Brahim Baamrani