Une âme meurtrie dans son élan - Al Taqadoum - 23 mars 1942
Des rangées d'hommes debout, les épaules serrées les unes contre les autres, les corps entremêlés, les cous allongés dans une attitude de recueillement, faisant leurs adieux à une âme meurtrie dans son élan, qui s'élève au dispensaire du firmament pour y être soignée, espérant y trouver le baume le plus efficace pour guérir ses blessures. Pourquoi ces voix déclament-elles des chants lugubres? Sont-elles troublées par la tempête qui mêle à l'air pur de violents soulèvements de poussière? Pourquoi ces coeurs frémissent-ils dans un gémissement plaintif et indécis? Sont-ils épouvantés par une apparition de spectres, ou effrayés par les doigts du néant qui jouent du piano? L'ouie peut être perturbée, l'oreille atteinte de surdité, mais elles s'ouvrent au premier accent de l'inexistence et s'ébranlent au premier choc de ce qui est prescrit. Que l'oeil verse autant de larmes qu'il le peut, que le coeur palpite et fredonne l'air qui lui plaît, ni l'embolie qui terrasse, ni le silence profond, ni la mélancolie que l'on ressent en pensant à l'éternité, ne viennent à bout de la force des choses.
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Nous ne sommes rien devant l'immensité et l'unicité de l'univers.
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Nous ne sommes rien devant la terre et le soleil.
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Nous ne sommes rien devant l'obscurité et la lumière.
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Nous ne sommes rien devant les vallées et les montagnes.
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Nous ne sommes rien devant les torrents et les tempêtes.
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Mais nous sommes tout parce que nous sommes des roseaux pensants.
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Nous sommes tout parce que nous sommes la fine fleur de la vie.
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Nous sommes tout parce que nous sommes des narrateurs qui décrivent avec précision la terreur des tempêtes, le grondement des ouragans et l'atmosphère sinistre des catastrophes.
Les gémissements des âmes brisées, les déchirements des coeurs infortunés arrivent jusqu'à nos oreilles, et nous les restituons pour provoquer une rupture de silence dans la montagne, un bruissement de feuilles dans la forêt, un murmure dans la rivière et un mouvement de vagues dans l'immensité de l'océan. Nous entendons des cris et des lamentations, et nous les accueillons comme s'ils étaient des mélodies exemptes de toute douleur. Nous voyons l'anxiété et l'épouvante, et nous en dressons pour l'humanité un tableau des plus terrifiants. L'oeil ne cesse de tout observer sur terre; il voit partout hésitation et frayeur, et se représente le désastre qui nous guette sous une image redoutable, qui suggère la mort et l'anéantissement. Ceux qui se lamentent voient leurs lamentations accompagnées d'une funeste mélodie issue du drame de la vie.
Saïd, tu t'es couché sur l'ultime oreiller sur lequel se repose la tête endolorie;
Saïd, tu t'es étendu sur le dernier lit qui sert de refuge au moi épuisé de fatigue;
Tu n'as cessé d'organiser des collectes d'argent, avec entre les mains le récipient destiné aux oboles, afin de constituer un fonds d'aide au profit des étudiants nécessiteux pour les encourager à poursuivre leurs études, mais tes efforts n'ont pas rencontré assez d'âmes charitables pour te permettre de mener à bien ta généreuse entreprise. Tu n'as cessé de proposer tes bons offices pour faire taire les discordes suscitées par les mobiles de l'aveuglement psychologique. Tu as lancé un premier cri dans le premier numéro du journal "Almaghrib", puis tu l'as amplifié par un second cri dans le supplément culturel de ce journal. Tu as persévéré dans ton action et paré l'équipe de tes collaborateurs d'une auréole de prestige en la qualifiant de l'une des plus belles créations de la revue "Al Taqafa Almaghribia".
Saïd, fils du passé, ombre du présent et symbôle des temps à venir. Lorsque les esprits se seront enfin réveillés, ils porteront ton message aussi loin que l'exige sa transmission de génération en génération.
Vérité d'hier, rêve du présent, souvenir du lendemain. Les esprits faibles et décadents sauront que tu n'as vécu que pour tendre un fil, agrandir un cercle, explorer la trace d'un flambeau pour éclairer le chemin emprunté par la caravane. Tu as tenu à donner à ton message la diffusion la plus large possible, depuis le point de départ du Sahara jusqu'aux contours de l'Océan Atlantique et de la Mer Méditerranée.
Saïd, il n'y a pas que Salé, ce morceau de terre étroit, ni le Maroc aux dimensions géographiques limitées, ni le monde arabe aux horizons moins étendus qu'on ne le pense, qui te pleurent et déplorent aujourd'hui que tu ne sois plus de ce monde, mais ce sont surtout les coeurs ardents qui portent à l'infini le sens de l'émotion et de la douleur; ce sont aussi les coeurs brisés, incapables de trouver une explication à l'énigme de la vie, qui te pleurent et célèbrent au fond d'eux-mêmes la plus somptueuse cérémonie destinée à perpétuer le souvenir de tes funérailles. Tu as vécu pour un devoir; tu es mort en plein accomplissement de ce devoir. Fasse Dieu qu'il t'ait en sa très Sainte Miséricorde.
Hossein Cherkaoui