Almaghrib - No spécial à l'occasion de la commémoration du 1er anniversaire de la disparition de Saïd Hajji - 6ème année - No 1189 - 11 mars 1943
Saïd est mort, mais la presse arabe au Maroc n'est pas morte. Elle restera vivante aussi longtemps que les habitants de cette heureuse contrée parlent et écrivent en arabe, parce que la presse est un des aspects de l'esprit contemporain et représente un concept appelé à durer ad vitam aeternam.
Je vais vous entretenir de Saïd et de la presse en tant que concept dont j'ai observé de près la genèse et la croissance dans l'esprit du disparu. Mais tant que nous parlons de Saïd et de la presse, nous ne devons pas oublier de citer la presse arabe d'Egypte qui a exercé le plus grand impact sur la renaissance littéraire et culturelle de l'ensemble des pays musulmans en voie de développement. Les hommes d'esprit comme Saïd seront toujours redevables à cette presse de tout ce qu'ils ont entrepris ou envisagent d'entreprendre comme activités. Je n'oublierai jamais une discussion qui s'est déroulée entre nous et un groupe de nos condisciples de l'université islamique quelques jours après mon arrivée à Beyrout. C'était après le crépuscule, par un très beau clair de lune d'une splendide nuit d'été. Nous nous sommes rassemblés dans un petit jardin attenant à notre salle de classe, et nous avons engagé une conversation à bâtons rompus, passant d'un thème à un autre jusqu'à ce que la discussion se fût focalisée sur les disputes et les querelles entre les grands écrivains contemporains que mettaient en exergue les journalistes de la presse à sensations. Ces grands écrivains comptaient dans notre petit groupe des adeptes chevronnés: Al Akkad, Al Mazini et leurs disciples influencés par la littérature anglo-saxonne avaient leurs adeptes et leurs partisans. Taha Housaïn, Heykal et les intellectuels qui se réclament de l'école latine ont eux aussi leurs avocats et leurs défenseurs.
Quant à Saïd, il était, tel que je l'ai connu par la suite, un journaliste avant tout. Il ne voyait dans ce remue-ménage qu'un moyen d'exercer les talents et une matière féconde pour remplir les rivières et les colonnes de journaux. J'étais de ceux qui avaient la conviction que toutes ces chaudes batailles allaient soulever un tourbillon de poussière et de fumée sans plus, et que seul allait survivre parmi tous ces écrivains celui dont le style est soigné et bien travaillé, dont la conscience et la sensibilité sont profondément délicates et raffinées, et qui ne se laisse pas influencer par les théories et les opinions quand il veut exprimer ce qui agite son esprit.
Comme j'étais heureux lorsque j'ai appris que Saïd partageait cette façon de voir; et il n'échappe pas à ceux qui ont le goût de la littérature et qui l'apprécient ce que signifie cette joie lorsque l'un d'eux découvre que l'autre partage son opinion. L'opinion de Saïd avait une grande valeur, de l'avis de tous ceux qui le fréquentaient, qu'il se fût agi de problèmes qui se rapportaient à la vie pratique ou de ceux qui concernaient la vie de l'esprit dont il avait toujours une conscience claire et précise. Pour toutes ces raisons, j'étais fier de mon opinion du seul fait qu'elle était partagée par Saïd.
Ce n'était pas par un pur hasard que j'ai relevé cette confrontation des deux courants de pensée sur les colonnes des journaux et des revues de cette époque. Mais, nous pensions réellement, Saïd et moi-même, que cette rivalité allait avoir un impact positif sur l'orientation des lettres arabes, parce que les auteurs qui attisaient le feu de cette guerre impitoyable avaient une très forte personnalité et exerçaient une grande influence sur les générations montantes en leur insufflant un élan et un enthousiasme qu'elles ne connaissaient pas jusqu'alors, ce qui réjouissait le clan des optimistes qui promettaient un avenir radieux aux lettres arabes encore en pleine jeunesse. Nous faisions partie de cette génération aiguillonnée par l'espoir du succès.
Saïd nous faisait entrevoir comment ces espoirs pouvaient devenir une aventure réelle. Il nous entretenait de ses projets futurs de journaux et de revues et n'omettait pas de rappeler à chacun d'entre nous les devoirs qu'il lui avait assignés pour assumer la lourde responsabilité de mener à bien l'entreprise qu'il projetait de réaliser. Il nous parlait des méthodes d'impression et de tirage, du choix des thémes et de la classification des articles, de ses éditoriaux, du comité de rédaction et du choix des rédacteurs. Il nous entretenait aussi des bulletins d'informations qu'il envisageait de publier sous forme de supplément du journal quotidien, ainsi que de la revue littéraire qu'il destinait à la classe des intellectuels. Il mettait l'accent sur la couleur de la couverture qu'il considérait comme un élément important de l'image qu'il entendait donner à cette publication. Il avait beaucoup d'admiration pour les revues de la maison d'éditions égyptienne "Dar Al Hilal", y voyant un exemple à suivre pour tout ce qu'il comptait entreprendre. Il était émerveillé par le raffinement et l'élégance de ses tirages et ne tarissait pas d'éloges sur l'aspect esthétique de ses réalisations.
Il était impossible de s'imaginer Saïd loin du monde de la presse. A la sortie des cours, il se dirigeait droit vers les maisons d'éditions et les ateliers d'impression. En classe, son pupitre était chargé d'une pile de journaux et de revues qui lui servaient à constituer avec les coupures de presse une banque de données sur les évènements politiques et littéraires qui l'intéressaient. Lorsque je lui posais des questions mêlées de reproches au sujet de toutes ces coupures de journaux entassées sur son pupitre, toutes annotées d'un crayon rouge ou bleu, il se riait de mon ignorance de l'importance du rôle des ciseaux et du crayon rouge dans la vie des journaux et de la presse.
Par un concours de circonstances et par bonheur pour Saïd, un de nos condisciples, originaire de Palestine, du nom de Mohamed Khayat, avait une grande passion pour les journaux et épargnait à Saïd une partie de ses peines en achetant de chaque numéro 2 ou 3 exemplaires. Un jour, il a été plaisanté par Abdelkrim, le frère du disparu - et que Dieu nous préserve des plaisanteries d'Abdelkrim qui déclenchent l'hilarité générale - il lui a demandé pourquoi il achetait tous les jours plusieurs exemplaires des mêmes numéros de journaux et de revues; et Mohamed Khayat de lui répondre que son objectif était de faire oeuvre charitable en venant en aide au pauvre vendeur des journaux. Nous avons tous éclaté de rire parce que nous connaissions tous le fond de l'histoire. La raison pour laquelle Mohamed Khayat achetait plusieurs exemplaires des mêmes numéros n'était pas, tant s'en fallait, de venir en aide à un vendeur de journaux dans le besoin, mais tout simplement de satisfaire sa passion et son engouement démesuré pour la presse. Il lui arrivait souvent, pendant les périodes de congé, d'acheter une certaine quantité de journaux pendant qu'il flânait en ville et d'en oublier une partie dans les endroits par lesquels il passait.
Comme celà nous faisait plaisir d'échanger des idées pendant que nous nous promenions dans les artères élégantes de "Beyrout", ou que nous surplombions les rives de la méditerranée vues des hauteurs de "Birmana" et de ses champs de verdure en terrasses, ou encore quand nous nous trouvions sur les rives de "Barada" dans les spacieux jardins de Damas, au milieu d'une végétation luxuriante. C'est là un paysage qui invite à rêver et porte à espérer.
Que de révolutions imaginaires n'avons-nous pas vécues sur les colonnes des journaux et des revues dont Saïd planifiait la création pour un proche avenir, dans les domaines de la science, des lettres, de l'économie et de la politique. Nous avons planifié la création de l'Institut des Sciences, des Arts et de la Culture, et jeté les bases d'une société dynamique, fondée sur des assises solides, et devant se substituer à notre vieille société en ruines. En somme, quel avenir radieux n'avons-nous pas souhaité pour notre chère patrie! Autant d'ambitions et d'espoirs dont faisait peu de cas la classe adulte de la population active au Maroc. Au contraire, Dieu l'a condamnée à porter la barbe pour avoir qualifié les jeunes d'aliénés.
Ton enfance et ta jeunesse, Saïd, étaient pleines de grandes actions. Tu avais le don de la parole châtiée, qui allait droit au but. Et maintenant qu'après tant d'années passées en ta compagnie, la mort ingrate t'ayant arraché de nous, à quoi serviraient tous ces souvenirs? Ils ont une valeur inestimable pour nos coeurs et nos esprits. Ils sont tout ce qui nous est resté de toi et que nous conserverons au fond de nous-mêmes aussi longtemps que nous vivrons. Nous les diffuserons comme le printemps qui répand un souffle d'espoir dans le coeur des amants, chaque fois que nous brûlons du désir de nous rappeler à ton bon souvenir.
Adieu, cher disparu, adieu, et que le salut qui émane de la parole de Dieu te couvre de ses bienfaits et de sa miséricorde.
Abdelhadi Zniber