Almaghrib - No spécial à l'occasion de la commémoration du 1er anniversaire de la disparition de Saïd Hajji - 6ème année - No 1189 - 11 mars 1943
Il m'est difficile d'exhumer les souvenirs d'un passé révolu, marqué par le bien, l'action et le combat. L'exhumation des souvenirs est la pire des choses. Je me suis souvent efforcé d'oublier cette période chargée de douleur, de tristesse, de retour au calme, de souffrances et de peines. Mais l'espoir, par certains de ses aspects, remonte le moral et crée les conditions du bonheur et du bien-être, et par d'autres, suscite chez l'homme un regain de zèle et de persévérance dans le travail. Lorsque l'un de ces aspects vient à faire défaut, l'homme se trouve saisi d'une sorte de crise psychologique qui constitue une preuve irréfutable de sa fidélité.
Ainsi en était-il de notre regretté Saïd; et c'est pourquoi l'exhumation du passé est comme une trahison du destin et un coup du sort qui se renouvelle. Mais la famille du journal "Almaghrib" tient à faire revivre le passé, poussée par le mobile de la loyauté. Et si celle-ci autorise le retour en arrière, nous n'aurons plus d'autre choix que de déterrer le passé avec elle. Le renouvellement de l'espoir dans de telles circonstances est le lot commun des âmes meurtries, tandis que la douleur renferme en elle-même le germe de son propre apaisement, comme disent certains psychologues.
Une année entière s'est écoulée depuis la disparition de Saïd. Mais les fruits de ses efforts sont toujours présents à l'esprit, parce que le propre des actions qu'il a initiées est qu'elles se réalisent en sa présence comme en son absence, et prospèrent après sa mort comme elles ont prospéré de son vivant. Le secret en est qu'il était une force tranquille et menait un combat silencieux. Le mal qui le rongeait constituait une première étape vers la grandeur et l'aspiration à l'éternité. Il a élaboré des programmes, dont certains étaient connus du public et d'autres demeurés inconnus, mais qui, tôt ou tard, devaient voir le jour.
Il n'entrait pas dans ses habitudes de s'attribuer des témoignages de satisfaction ou de crier ses activités sur tous les toits. Il présentait la plupart de ses réalisations comme étant le fruit d'une réflexion collective. Mais, en réalité, c'est lui qui initiait tous ses projets, les planifiait, en concevait l'embryon dans son esprit avant de les présenter dans un bel emballage, sans avoir le verbe haut, ni recourir aux tambours et aux trompettes qui font beaucoup de bruit pour rien.
On disait que Saïd réussissait dans les actions qu'il entreprenait et qu'il était promu à un avenir florissant pout tout ce qu'il envisageait d'entreprendre. Mais rares étaient ceux qui pénétraient le secret de ses réussites dans cet ensemble harmonieux d'actions. S'ils pouvaient y voir de plus près, ils se rendraient compte que la clé de ses succès résidait dans sa maîtrise des différentes composantes de chacune des étapes de ses projets, ce qui n'était donné qu'aux personnes qui croyaient fermement en ce qu'elles faisaient. Ces personnes se trouvent en grand nombre dans tous les pays et en tous temps. Mais le véritable succès est réservé à celles d'entre elles qui sont habitées par le mal du combat silencieux.
Te voilà en face de la vie de Saïd, vie marquée par un enchainement de phases de lutte contre la léthargie et par la nécessité d'opérer une révolution en profondeur pour répondre aux impératifs des bouleversements de la vie. En général, les gens n'échappent pas à la tentation de donner d'eux-mêmes une image flatteuse et chercher à illusionner le public sur l'importance qu'ils s'attribuent de manière abusive. C'est justement cette image que Saïd n'a jamais voulu donner de lui-même. Il ne l'a laissée apparaître qu'à travers ses projets, son action, ses résultats et ses objectifs.
L'absence du réflexe égocentrique est un combat qu'on mène pour dompter ses désirs et réfréner ses instincts. Saïd possèdait les talents exceptionnels des hommes de génie. Le fait de ne pas faire précéder ses projets d'une publicité tapageuse était une manifestation du combat silencieux auquel il prenait une large part. C'etait un facteur primordial pour une bonne conduite de ses affaires.
La vie de Saïd comportait plusieurs aspects, dont les uns relevaient de sa psychologie pure, d'autres de la planification de ses activités dont l'essentiel était placé au service de la patrie et une partie consacrée à promouvoir la liberté de la presse au Maroc. Tous ces aspects méritent d'être étudiés pour que les gens apprennent à mieux connaître ce grand autodidacte.
Mais l'aspect le mieux enraciné chez lui et le plus digne d'être étudié est ce que nous avons appelé aujourd'hui "le combat silencieux". Il n'est pire atrocité que de voir mourir quelqu'un qui était mu par cet esprit dans la lutte qu'il a menée contre l'immobilisme; il n'est pire calamité que de voir la vie elle-même privée de ceux qui ont choisi de mener une existence pendant laquelle ils n'ont cessé d'éprouver leurs vertus en accomplissant les actions les plus méritoires.
Les gens ont eu l'occasion d'observer Saïd pendant qu'il marchait dans la rue d'un pas ferme et tête baissée qu'il ne relevait que pour répondre à quelqu'un qui le saluait ou lui adressait la parole. Il soulevait toujours le bas gauche de sa fine Djellaba, et souriait quand il remarquait quelque chose qui méritait un témoignage d'affection et un sourire de sympathie.
Est-ce que les personnes qu'il croisait sur son chemin savaient que cette démarche et le souvenir qu'ils ont gardé de son visage étaient les mêmes que la démarche et l'image qu'il donnait de lui-même, en particulier dans sa vie publique? Rares étaient les personnes qui le rencontraient dans la rue et ne cherchaient pas à l'entretenir d'un sujet ou d'un autre. Rares aussi étaient celles à qui il confiait en détail ce qu'il projetait d'entreprendre. Et ceci était aussi une arme des plus efficaces dans le combat silencieux qui faisait sa force.
S'il était donné à Saïd de vivre plus longtemps, il ne se serait pas heurté outre mesure à la résistance d'opinions inconciliables avec sa vision de la vie, car il avait une volonté et une force de persuasion inébranlables. Si Dieu voulait que la jeunesse apprît à surmonter les difficultés et franchir les obstacles les plus ardus, il aurait maintenu Saïd encore en vie. S'il voulait faire commettre à cette jeunesse un sacrilège en lui faisant prononcer le mot "impossible", il ne l'aurait pas appelé à lui à la fleur de son âge. Que peut espérer l'homme de plus?
Quand le destin révèle ses funestes arrêts
Il ne ménage ni queue ni tête bien parée
comme a dit le poète du Nil.
Ceci étant, la famille du journal "Almaghrib" restera sur son élan de fidélité et veillera à renforcer les domaines d'activités que le disparu considérait comme sa raison d'être. C'est une dette qui incombe à chacun de ses membres de faire en sorte que les voeux de notre regretté Saïd seront exaucés.
Ahmed Ziyad