Entretien avec Abderraouf Hajji
"La ville de Salé a fourni au mouvement national des hommes de valeur tels que le patriote Abou Bakr Kadiri, le défunt Abderrahim Bouabid et le regretté Saïd Hajji dont la naissance le 29 février 1912 coïncidait avec l'avènement du traité de Fès".
Ce dernier, décédé à 30 ans, est cependant peu connu par les jeunes générations. En publiant l'ouvrage imposant "Saïd Hajji, naissance de la presse nationale marocaine", Abderraouf Hajji nous propose d'ouvrir le coffret des souvenirs des années 30 et 40 où l'on voit défiler des hommes de talent et d'engagement: Abou Bakr Zniber, Mohamed Ben Ali Doukkali, Allal El Fassi, Mohammed ben Hassan Elwazzani, les frères Saïd et Abdelkrim Hajji, Mohammed El Fassi, Ahmed Bennani, Abdellah Ibrahim, Kacem Zhiri, Abderrahman El Fassi, Ahmed Balafrej, Abou Bakr El Kadiri, Ahmed Elyazidi, Omar Ben Abdeljalil, Mohamed Hassar, Hassan Bouayyad et bien d'autres encore qui ont porté leurs empreintes dans le livre d'histoire du Maroc.
Libé : Vous vous êtes lancé dans un travail de recherche, véritable devoir de mémoire ou devoir de connaissance de vos aînés. Comment s'est opérée votre démarche?
A. Hajji : J'ai commencé par une première édition du recueil de poèmes en arabe de mon père, feu Abderrahman Hajji. La seconde édition a recueilli plus de 10.000 vers. Nous avons organisé des séminaires culturels dans des universités, des soirées présidées par le premier ministre et placées sous l'égide de Sa Majesté le Roi. Tout en faisant mes recherches, je me suis rendu compte qu'il y avait beaucoup de documents et d'écrits sur Saïd Hajji, mon oncle. J'ai publié un premier ouvrage en arabe suivi d'un second en français "Saïd Hajji, naissance de la presse nationale marocaine".
Libé : Sur quels matériaux avez-vous travaillé?
A. Hajji : Tout d'abord sur ses écrits, car Saïd a beaucoup écrit. Mais ces écrits étaient épars dans des bibliothèques privées de Salé et de Tanger et dans la bibliothèque nationale, dans les fondations. Ma soeur Aicha m'a été d'un précieux concours car elle s'est investie dans la recherche ici au Maroc. Mon neveu, de son côté, a fait des recherches en France, dans le Centre des Archives de Nantes, où certaines archives à caractère politique ont été regroupées et pouvaient être consultées.
Libé : Saïd Hajji est mort très jeune à 30 ans,d'une maladie incurable après une vie passionnante à Salé, à Londres, à Damas. Qui était-il?
A. Hajji : Saïd est né et a grandi dans un milieu intellectuel et très politisé. La maison de son père où il a grandi était ouverte à tous les penseurs et écrivains de l'époque; et les discussions l'ont beaucoup mûri, au point où on l'appelait le "cheikh des jeunes".
A 15 ans, il a créé la première association "Al Widad" pour pousser ses compatriotes à compter sur eux-mêmes. Il a créé ensuite cinq ou six journaux manuscrits et réécrits par des bénévoles qui ensuite les distribuaient à travers le Maroc. Il croyait en la puissance et la force de l'écrit.
En 1929, il a passé quelques mois en Grande-Bretagne pour apprendre l'anglais et se frotter à d'autres civilisations. Il voulait partir ensuite à Naplouse en Palestine pour y poursuivre ses études et rejoindre son frère Abdelmajid qui s'y trouvait déjà.
Cela ne lui fut pas possible, car le professeur Terrasse, qui était professeur à l'Institut des Hautes Etudes Marocaines à Rabat et qui avait fait une mission au Moyen-Orient, avait produit un écrit où il fustigeait la présence à Naplouse, de "fanatiques". "L'université de Naplouse, écrivait M. Terrasse, est réputée pour son fanatisme musulman et sa xénophobie dont les puissances coloniales font les frais".
Saïd Hajji choisit alors Beyrouth qui était sous mandat français et où les autorités françaises exerçaient une stricte surveillance. Saïd Hajji, ses deux frères Abdelmajid et Abdelkrim et leurs condisciples étaient en contact avec leurs amis du Mouvement National, qui les informaient et leur transmettaient des nouvelles sur l'évolution de la situation politique intérieure du Maroc.
En Syrie, au Liban, en Irak, en Egypte, il y avait de petits groupes d'étudiants marocains, notamment de Tétouan, qui ont créé, à l'initiative de Saïd Hajji, une Association des Etudiants du Maghreb, analogue à celle précédemment créée à Paris.
Saïd a ensuite été appelé à faire partie d'un comité restreint composé de Mohammed Elyazidi, Omar ben Abdeljalil, Hassan Bouayyad et lui-même. Ces quatre personnes se sont mises en conclave pendant 40 jours et ont produit un cahier de doléances étoffé où ils ont listé tous les besoins du Maroc dans les domaines politique, économique, social et culturel.
Ce cahier de revendications était un prélude au Manifeste de l'Indépendance et démontrait que la période des années 1920-1930 était une période extrêmement riche et dense en revendications, et en formation de l'esprit nationaliste. C'était aussi une période d'organisation et de constitution de réseaux.
On voit apparaître des noms comme ceux d'Allal El Fassi, Mohammed Hassan El Wazzani, et au niveau de Salé, Abou Bakr El Kadiri, les frères Saïd et Abdelkrim Hajji, Mohammed Hassar, Mohammed Maâninou et Mohammed Chemao.
Libé : Ce sont ses amis d'enfance. Il y avait ceux que vous avez nommés, puis il y avait aussi Ahmed Balafrej à qui on demandait toujours son avis sur toutes les questions se rapportant à l'organisation et au fonctionnement du Comité d'Action Nationale, puis du Parti National, ainsi que sur celles relatives aux grandes options politiques devant engager le Mouvement National vis-à-vis de la puissance protectrice. Il y avait aussi Mohammed Elyazidi, Omar ben Abdeljalil, pour ne citer que ceux qui faisaient partie du groupe des dirigeants de l'époque. Toutes ces personnes s'investissaient à travers des conférences pédagogiques et des écrits.
On pourrait vous accuser d'avoir voulu prendre la place d'un historien alors que vous ne l'êtes pas ?
A. Hajji : Effectivement, je ne suis pas historien, mais j'ai essayé de comprendre les documents qui étaient en ma possession, d'en tirer la substantifique moelle et de rappeler aux jeunes ce qu'étaient nos aînés. Abou Bakr El Kadiri, qui était aussi un de ses meilleurs amis, lui a consacré un ouvrage.
Libé : Un ouvrage plein d'éloges certes, mais il l'a également accusé d'avoir outrepassé certaines décisions prises par le congrès du Parti National. Que s'est-il réellement passé ?
A. Hajji : En 1937, toutes les négociations menées par les dirigeants du Comité d'Action Nationale avec le Résidemt Général Noguès avaient échoué. Après la création du Parti National qui a succédé au Comité d'Action Nationale frappé d'interdiction, La plupart des nationalistes étaient soit en prison soit en exil comme Allal Elfassi. Mohammed ben Hassan Elwazzani, Mohammed Elyazidi, Omar ben Abdeljalil ainsi que les autres dirigeants du Parti, à l'exception de Saïd Hajji. Celui-ci a été épargné pour ne pas rompre tous les ponts avec la classe politique. Saïd s'est trouvé seul le terrain. Son principal souci était de tout mettre en oeuvre pour obtenir la libération des détenus et le retour d'exil de ses compagnons de lutte.
Or, le Pacte National adopté par le congrès du Parti interdisait toute reprise du dialogue avec la Résidence tant qu'elle n'aura pas changé de politique à l'égard du mouvement nationaliste. Le problème se posait donc de savoir s'il fallait rester les bras croisés pendant un temps indéfini et ne reprendre la lutte politique qu'après que la France ait bien voulu élargir l'ensemble des personnes emprisonnées ou exilées ou, pour sortir de cette impasse qui risquait de s'éterniser, il n'était pas plus judicieux de trouver entre l'intransigeance du Pacte National et la position de force de l'occupant, un terrain de compromis de nature à amener les Autorités françaises à assouplir peu à peu leurs positions, comme le précise le texte du Pacte National.
Il convient de signaler ici que le Résident Général Noguès avait mauvaise presse auprès des Français résidents au Maroc et même auprès des services de renseignements qui relevaient de l'Administration des Affaires Indigènes. Saïd a choisi de jouer sur ce tableau et s'est mis en contact avec le Résident Général sinon pour entâmer de nouvelles négociations, du moins pour reprendre le dialogue. Saïd avait posé comme condition que les services spéciaux soient écartés des entretiens, et que chaque réunion soit assortie d'un procès verbal où seront consignées les discussions relatives à chaque point inscrit à l'ordre du jour, et qui doivent porter la signature des représentants des deux parties en présence.
Abou Bakr El Kadiri était en possession de ces procès verbaux. Il avait omis de les publier dans ses Mémoires portant sur la décennie des années trente. Cette omission a permis à certaines plumes mal intentionnées de semer le doute sur l'activité politique de Saïd, ce qui a amené l'auteur des Mémoires précitées à publier le texte intégral des procès verbaux dans un ouvrage consacré aux années quarante, et où il a non seulement lavé son ancien compagnon de lutte de tout soupçon, mais il a en outre donné davantage de précisions au sujet de cette affaire.
A la lecture de ces procès verbaux, il ressort que les points essentiels qui ont été débattus lors des réunions à la Résidence concernaient le retour d'exil des dirigeants du Parti National, la libération de l'ensemble des prisonniers politiques, la mise au point d'un timing permettant la réalisation progressive des revendications consignées dans le Cahier des Doléances et la soumission du projet d'accord à l'appréciation du Secrétaire Général du Parti qui se trouvait à l'étranger.
Saïd est parti lui rendre visite à Genève où il devait subir une opération délicate. Mais après son rétablissement, ils ont procédé à un échange de lettres qui s'était soldé par l'accord de Balafrej au programme qui lui était proposé, moyennant quelques modifications de détail. L'aval donné par Balafrej s'est traduit par la constitution d'un comité composé de Fqih Ghazi, Abou Bakr El Kadiri et de Saïd Hajji pour poursuivre les négociations sur la base des acquis obtenus par celui-ci lors des précédentes discussions.
Saïd était un homme de projet et de vision qui posait un réel problème aux services de l'époque. Il n'a eu de cesse d'organiser, de créer des comités, des associations, de bouger ici et là, d'initier des correspondances notamment avec Abdelkrim Khattabi qu'il admirait. Il a acheté l'imprimerie "la Mamounia", qui porte aujourd'hui le nom de "Dar El Amane", en Angleterre où son frère Mohammed, commerçant, vivait.
Son père était aisé, il faisait de l'import-export; il a eu le privilège de pouvoir se déplacer, d'être invité chaque année par le Gouvernement de Londres pour assister aux cérémonies d'ouverture de la Foire des Industries Britanniques en qualité de représentant du commerce marocain en Grande Bretagne. Il était chaque année reçu à cette occasion par le Roi et la Reine d'Angleterre.
Son père, qui a beaucoup aidé le mouvement national, était devenu un spécialiste de l'argenterie au point où Mohammed V, croit-on savoir, l'aurait chargé de procurer à ses palais l'argenterie qu'il importait du Royaume Uni.
Revu et corrigé