J'étais assis. l'air morne et abattu, la tête troublée, le visage hagard, cherchant à vaquer à une quelconque occupation, mais mon esprit irrité rejetait tout ce qui s'offrait à lui. J'avais beau essayer de savoir ce qu'il y avait autour de moi, et passer en revue les évènements de la journée pour trouver éventuellement de quoi éclairer ma lanterne, mais en vain. Tantôt je me mettais au lit, tantôt j'ouvrais un livre, puis je me saisissais d'une plume pour écrire, mais tout celà pesait sur moi d'un poids plus lourd que si je devais soulever les montagnes les plus imposantes.
Que c'est pénible pour l'homme de se trouver dans des circonstances analogues, dépourvu de son âme. Je ne sais comment qualifier ni décrire de pareils moments, mais je préférerais dans ce cas considérer mon âme comme m'ayant quitté pour l'autre monde où elle repose en paix. Quand on en a assez de la vie, c'est comme si l'on se condamnait à mort, sinon de fait du moins de manière fictive. Le meilleur remède auquel j'ai alors recours dans ce genre de situation est de me lever et de me mettre aussitôt à marcher jusqu'à ce que je n'en puisse plus de fatigue, et que je m'étende de nouveau sur mon lit pour me reposer tout en continuant de chercher le meilleur moyen de me libérer de mon écoeurement. Et c'est précisément ce qui m'est arrivé ce jour-là. J'étais dans un tel état de découragement que seule la marche m'a aidé à me délivrer de son emprise; puis, je me suis étendu sur mon matelas en me remémorant les souvenirs d'un passé récent au cours duquel je me trouvais encore parmi les miens au Maroc.
Je me suis rappelé mon pays, ma famille et le cercle de mes amis, et me suis laissé bercer par les réminiscences du passé pendant plus de deux heures, revoyant toutes les situations et toutes les scènes qui étaient encore présentes à mon esprit. En realité, ma désolation s'est dissipée avec ce retour à la vie heureuse d'autrefois, mais ma mémoire n'a été ravivée, indépendamment des forces morales et des données scientifiques dont elle pouvait être alimentée, qu'après avoir subi une véritable révolution que les sensations se représentent sous une image - attrayante ou non - mais qui n'en émane pas moins du fond du coeur. En effet, toutes ces générations qui se succèdent les unes aux autres sont soumises aux lois de ces révolutions psychiques de la vie sensorielle que nous observons dans le comportement de l'homme primitif, voire dans certaines réactions de l'homme civilisé. L'être humain s'imagine, en ayant une pleine possession de son esprit et en agissant sur lui comme bon lui semble, qu'il n'est plus à la merci des problèmes émotionnels et sensitifs, et qu'il n'a plus à les combattre; il ne s'en rend compte réellement que si l'ennui l'envahit, le détourne de ses activités et finit par avoir raison de ses facultés intellectuelles, d'une part, et que son esprit sent vraiment le besoin de sortir de cette léthargie dont il ignore jusqu'à la cause d'autre part. Il est donc du devoir de l'homme d'être sage pour ne pas se laisser aller au gré de ses sentiments sur lesquels l'esprit doit constamment exercer sa maîtrise pour éviter les heurts indésirables et rester dans les limites des critères dictés par la raison.
Je me suis revu au milieu des miens et de mon entourage familial, dorloté et objet de toutes les tendresses, et me suis rappelé que je ne les payais pas en retour avec la même intensité de sentiments, ce qui m'a bouleversé pendant que j'étais en train d'écrire ces lignes, et m'a fait prendre conscience que j'étais imbu de ma personne, ignorant les rapports qui s'établissent entre la nature humaine chez l'enfant et celle des siens et de son entourage. J'étais dur dans mon comportement, rude dans la conduite de mes entreprises, artificiel dans l'expression de mes sentiments et de mon humanité. J'étais extrêmement étonné de revoir le type de conduite que j'avais à l'égard de ma mère, de ma tante et du personnel de maison. Mon esprit était sans aucun doute couvert d'un voile qui ne lui laissait entrevoir de la vie que son aspect matériel pur, dépourvu de cette générosité du coeur qui est la source du bien chez l'homme.
Voici ma mère qui me regarde avec des yeux pleins d'amour et de tendresse, cherchant à me serrer dans ses bras pour m'embrasser et satisfaire le débordement de son coeur dans lequel elle aurait tant aimé m'enfermer. Que j'avance en âge et m'affirme en maturité, rien ne pouvait la dissuader que j'étais une composante d'elle-même, que j'étais le produit d'une goutte de son sang et d'une tranche de sa chair, et que même les sentiments qu'elle me portait n'étaient autre que ces mêmes sentiments qu'elle avait pour elle-même, car ma vie était issue de la sienne, et je lui étais redevable de ce bien précieux que personne d'autre ne pouvait partager avec moi. Ma mère voyait sa propre image se projeter sur moi; elle m'attirait vers elle avec toute sa force, mais je me détachais d'elle avec rudesse, refusant de répondre à la noblesse de ses sentiments qui réduisaient ma personnalité à l'image des instincts grégaires des personnes ignorantes - que Dieu me pardonne - ou au moins qui diminuaient de la valeur d'un jeune intellectuel moderne comme moi. Je ne sais pas avec quel déchirement de coeur ma mère accueillait ce terrible choc de la part de son enfant adoré, mais je voyais - sans être réellement conscient de l'horreur de ma conduite à son égard - que son visage s'assombrissait et que son regard se détournait de moi comme pour me montrer à quel point elle était déçue, mais n'en continuait pas moins à me vouer les sentiments d'une mère au coeur généreux qui semblait me dire: "tu es bien dur, mon enfant chéri".
Je me suis rappelé cette scène et en ai perdu mes aptitudes intellectuelles. La conduite ignoble que j'ai eue à l'égard de ma mère m'a couvert de honte. Aussi ai-je décidé d'avoir dorénavant plus d'indulgence vis-à-vis de tous ceux qui ont un brin d'amour pour moi, et pris la ferme résolution de faire à ma mère mon mea culpa pour mes erreurs passées et de commencer à remplir mes devoirs filiaux envers elle avec déférence et en toute humilité.
Après cette longue absence, j'ai commencé - lorsque je suis seul à seul avec moi-même - à me rappeler tes paroles et tes conseils, rougissant de honte chaque fois que le souvenir d'une bêtise que j'ai commise en ta présence émerge dans ma mémoire; mais tu peux être sûre que je n'oublierai jamais tous les bienfaits dont tu m'as comblé ni tous les soins que tu m'as prodigués pendant toute mon enfance. Aujourd'hui, je te porte plus que jamais dans mon coeur, et cette vive affection que j'ai pour toi m'amène à te serrer très fort contre ma poitrine meurtrie, à la fois pour te dire la hâte que j'ai à te revoir et pour t'exprimer les regrets que je ressens pour ma conduite passée. Je te demande pardon d'avoir été cet enfant à l'esprit étroit qui croyait que ce que ressentaient les autres n'était que la manifestation d'une exigence qui s'imposait, et était loin de savoir que chaque être portait une âme qui lui permettait de discerner le bien du mal et était capable de sentiments d'une noblesse qui allait chercher son origine dans le tréfond de la bonté humaine.
Mais est-ce que les enfants que nous sommes saisissent cette réalité et espèrent obtenir le pardon de leur mère pour les fautes commises envers elle?
Voici ma tante paternelle qui, seule, me permettait de m'épanouir en son sein. Elle était pour moi l'exemple de la meilleure éducatrice à laquelle un enfant de mon âge pouvait rêver. Elle alliait la bonté à l'esprit de sacrifice, veillant des nuits entières sur mon repos pour que je puisse dormir en toute tranquillité. Tantôt elle me lavait les pieds pendant que j'étais en plein sommeil tout en prenant soin de ne pas me réveiller, tantôt, quand il faisait très froid, elle jetait sur moi une couverture supplémentaire qu'elle retirait de son propre lit, afin que je puisse me réchauffer et passer la nuit sans risque d'attraper froid. Que de fois elle m'a serré dans sa poitrine telle une maman rompue aux soins maternels. Que de privations elle a endurées à cause de moi; et lorsqu'une chose objet de convoitise arrivait à la maison, la part qui m'était destinée était la plus grande, sous prétexte - comme disait ma tante - que les gâteries étaient réservées aux plus petits.
Telle était ma tante - j'allais dire ma mère - . Savait-elle au moins que je remplissais à ma manière les devoirs dûs à sa bienveillance et au comportement unique qu'elle avait à mon égard? Lorsque son mari s'est éteint à la suite d'une longue maladie, elle nous associait aux condoléances qu'elle recevait en disant: ce sont les enfants de mon frère que j'ai élevés comme s'ils étaient mes propres enfants, et je me sens liée à eux par un rapport de parenté proche d'un véritable lien de filiation. Que Dieu te garde et te protège, ma tante au coeur d'or et aux nobles sentiments. Je serai toujours fidèle à ta maternité, je veillerai sur ton repos, je te servirai avec tous les moyens dont je dispose, sachant que je ne pourrai m'acquitter que d'une infime partie des dettes que j'ai envers toi.
Je ne sais comment décrire les sentiments que les servantes me portaient ainsi qu'à mes frères qui m'ont vu grandir parmi eux. Ce sont des sentiments fraternels innocents et une marque d'estime qui reflète la pureté de leur coeur. Je ne les ai jamais rudoyées, je ne me suis jamais comporté vis-à-vis d'elles en donneur d'ordres. Bien au contraire, je les respectais et plaignais le sort qui ne les a pas ménagées, surtout lorsqu'elles me racontaient, avec force détails qui me bouleversaient, les malheurs qui s'étaient abattus sur elles depuis qu'elles ont été enlevées de leur famille.
L'une d'elles se rappelait comment elle était sortie avec sa mère et les siens pour participer à une petite fête au bord d'un bassin et comment, pendant qu'elle se trouvait seule, elle a été approchée par un individu qui lui a offert des gâteaux, et s'est laissée entraîner par lui jusqu'à ce qu'elle se fût trouvée sur le dos d'un chameau qui arpentait les dunes de sable dans le désert. Elle n'avait cessé de pleurer et d'appeler sa famille à son secours mais, pour toute consolation, elle recevait des coups de bâton sur la tête de la manière la plus inhumaine qui fût. Elle racontait la mésaventure de son enlèvement en accompagnant son récit de sanglots et de larmes, entrevoyant sa famille dans une image couverte d'un halo aussi obscur que digne de pitié. Puis, elle s'abandonnait au désespoir en prenant conscience qu'un jour elle serait privée de cette image lorsque le rideau de l'oubli viendra la soustraire définitivement de sa mémoire.
Ces servantes arrivent toutes petites et grandissent dans le milieu familial où le sort a voulu les appeler. Quand elles sont bien traitées, elles finissent par s'attacher à la famille d'accueil et s'y intègrent le plus naturellement du monde; mais lorsqu'elles ne trouvent pas un terrain d'entente avec leur nouveau milieu d'adoption, c'est le coeur brisé et les yeux en larmes qu'elles s'exposent à un travail forcé jusqu'au dernier jour de leur malheureuse existence.
J'ai appris pendant que j'étais loin de ma famille que la servante en chef de la maison paternelle s'est éteinte; mon coeur a pleuré à chaudes larmes; j'ai ressenti une très vive douleur et n'arrivais pas à croire à la mort de cette maman que nous avons tant aimée à la fois pour le comportement impeccable qu'elle avait avec chacun d'entre nous et pour son excellente conduite des affaires familiales qui lui valait d'être unanimement appréciée. J'ai relu la lettre m'annonçant la nouvelle de son décès plusieurs jours de suite avec l'espoir que je m'étais trompé dans ce que j'avais lu, mais le destin était implacable et le jugement de Dieu sans appel.
Profondément affligé par cette mort, je suis resté endeuilli sans savoir dans quel état j'allais trouver notre maison après l'absence de celle qui agissait avec dignité, entourait ses propos de bon-sens, écoutait avec beaucoup d'attention et passait même pour le médecin de famille, se hâtant d'aller au chevet de quiconque tombait malade ou était en proie à une souffrance physique. Bien qu'elle fût loin des études de médecine, elle portait un intérêt extraordinaire à cette science et répondait à tous ceux qui faisaient appel à son expérience dans l'application de la thérapeutique à base de plantes médicinales. Que Dieu l'ait en sa sainte miséricorde et assiste les personnes victimes du commerce infâme de l'esclavage dans le processus de leur affranchissement.
Quant à mes amis qui représentent la moitié de mes souvenirs et de mes pensées, ils occupent une part importante de ma mémoire et de mon coeur et sont la source intarissable de mes pleurs. Il y avait près de deux ans que nous nous étions quittés et que les liens qui m'unissaient à la plupart d'entre eux furent rompus sans que je connusse les raisons de cette rupture; et me voilà en train de mobiliser mes forces et ce que je ressens comme affection pour eux en vue de prochaines retrouvailles qui nous permettront de renouer entre nous les liens cordiaux qui semblent s'être quelque peu relâchés au cours de ces deux dernières années. Mais ceci nécessite un peu de patience et un laisser-faire des circonstances.
Autrement dit, si je ne suis pas dur vis-à-vis de moi-même ni pourvu d'une immense volonté pour contenir mes émotions, je serai en proie à une constante désolation à force d'alimenter mon état psychique avec mes tendances affectives. Mon coeur se fend et les larmes me viennent aux yeux chaque fois que je suis seul et que je me demande où sont mes forces d'avant et où sont partis les instants de bonheur de ma vie passée.
L'homme se voit comme une image animée quand il commence à passer seul en revue les jours révolus dont il a gardé quelque souvenir dans sa mémoire et gravé l'image dans son coeur. En ce qui me concerne, je ressens en ce moment une faiblesse et une peur indescriptibles; je me sens envahi par une désolation ayant son origine dans mon affliction et mon état d'indécision; les sanglots me serrent la gorge et les larmes, en couvrant le papier destiné à recevoir mon écriture, m'empêchent de prendre la plume pour exprimer tout ce que j'ai à dire.
Il ne m'est jamais venu à l'esprit, pendant que j'étais loin de ma patrie, que j'allais ressentir toute cette douleur ou, plutôt, que je pouvais m'imaginer qu'une telle douleur et de tels soucis allaient s'accaparer de mon esprit au point de m'empêcher de travailler. Je savais que mon coeur était immunisé sur ce plan et était assez solide pour combattre les courants affectifs qui se disputaient sa sphère d'influence.
Mais qu'en est-il d'une personne comme moi, que le sort a condamné à la séparation, et qui souffre d'une blessure dont la plaie s'ouvre dangereusement chaque jour davantage pour atteindre un point crucial - qu'on ne lui avait jamais connu auparavant - à l'heure où le bâteau prenait le large dans les eaux de la Méditerranée, et que je commençais à n'entrevoir mon pays qu'à travers un épais brouillard. Et voilà, il suffit que je ferme les yeux, pour que je me représente un phare dont seule la tête émerge du brouillard; et c'était là la dernière image que j'ai perçue de mon pays en le quittant ... mon pays tant aimé.