Chaque nation vise à atteindre la suprématie dans un domaine donné. Tel pays se caractérise par un esprit d'une grande pénétration, tel autre par le raffinement des goûts et des moeurs, tel autre encore par la volonté de puissance. Ainsi en est-il de toutes les nations qui se sont succédées dans l'histoire des générations pour nous léguer ce passé que nous commémorons aujourd'hui à travers les livres et les monuments historiques.

L'Egypte pharaonienne a connu une brillante civilisation dans plusieurs domaines, mais sa véritable suprématie se reflète dans ses nombreux vestiges que l'implacabilité du temps a menagés pour qu'ils continuent de témoigner de ce que fut ce pays dans les périodes les plus reculées de son histoire.

La Grèce antique, dont l'apport civilisationnel a fait faire un immense progrès à l'humanité, a particulièrement brillé dans le domaine de la pensée comme en témoignent ces monuments qu'elle nous a transmis et qui défient tout ce qui a pu être réalisé de mieux à la faveur des énormes progrès accomplis par l'homme des temps modernes.

Les Romains ont pris la relève de la civilisation grecque, mais leur hégémonie s'est particulièrement traduite dans le domaine du droit et de la législation.

Les Arabes, cette nation unificatrice qui a pu fonder en très peu de temps une civilisation et un empire, exercent une autorité indéniable dans le domaine de l'écriture et de la subtilité du langage.

On peut ainsi passer en revue toute la société des nations, aussi bien par le passé que pendant la période actuelle, pour se convaincre que chacune d'elles tente de se démarquer par rapport aux autres dans les différentes activités auxquelles elle s'adonne. Que ses tentatives soient ou non couronnées de succès, celà n'empêche pas qu'elle finit par exercer une certaine primauté dans un domaine exclusif de tous les autres.

Le Maroc est une nation qui a participé à l'épanouissement des anciennes civilisations en fondant un empire qui a eu la maîtrise de la navigation riveraine de la Mer Méditerranee. Mais dans quel domaine a-t-il exercé une hégémonie qui ressort au premier coup d'oeil que l'on jette sur le cours de son histoire? La nation marocaine a participé à tous les grands courants d'idées; elle a eu des penseurs, des médecins, des ingénieurs, des écrivains et des poètes. Elle a apporté sa contribution dans le domaine social et dans celui de la législation, tandis que ses gouvernants avaient en général des opinions réformatrices. Elle a connu une vie artistique d'une rare intensité, s'exprimant en particulier par la beauté de sa musique, la grandeur de ses bâtiments et leur extraordinaire ornementation. Elle a participé activement à la vie économique et était une source de richesse pour de nombreuses autres nations, tandis que ses marchandises lui assuraient la conquête des marchés extérieurs. Elle avait aussi une voix prépondérante sur le plan politique, et était pendant des siècles le centre d'équilibre entre l'Orient musulman et l'Europe chrétienne. Elle n'a pas seulement conservé tous les attributs de sa souveraineté au cours de cette longue période de son histoire, mais elle a souvent imposé sa volonté à ses voisins proches ou lointains. Aussi la réponse à la question de savoir quel est le domaine où le Maroc s'est distingué pendant les siècles écoulés, nécessite une profonde réflexion sur le passé de notre pays et une analyse attentive de tout ce que la nation marocaine a produit dans les différents domaines d'activités. Toutefois, il est un domaine où il n'est guère difficile de constater la suprématie du Maroc, tant son écho résonne encore dans nos oreilles chaque fois que nous compulsons les ouvrages d'histoire qui traitent de notre passé, ce domaine se résume en un mot: l'héroïsme.

Il est naturel d'identifier la nation marocaine à la notion d'héroïsme, car tout au Maroc respire le courage, incite au sacrifice et fait appel à la bravoure. L'air y est sain et modéré; le pays dispose d'une chaîne de montagnes qui n'a de semblable que dans très peu de régions ailleurs; il abrite une population de souche qui a su garder son authenticité; il constitue une unité géographique que l'homme avec son instinct le plus élémentaire se doit de protéger. Mais par delà toutes ces données, le pays se caractérise par une situation privilégiée parmi de nombreux Etats aux orientations multiples et aux intérêts divergents. Les guerres que le Maroc a livrées n'ont jamais été des guerres de tribus ou de clans qui s'attaquent les uns aux autres, sans que des actes de bravoure ne viennent, aux termes des conflits, enrichir les pages d'histoire de notre pays. Bien au contraire, elles ont de tout temps été des guerres d'héroïsme au cours desquelles les combattants font preuve d'un don de soi à même de leur donner une certaine assurance au cours des opérations militaires dans lesquelles ils se trouvent engagés. Qu'il s'agisse de ces héros ou de la population civile, les uns et les autres ne reconnaissent le pouvoir de commandement ni à l'homme politique pur, ni au réformateur social tout court, mais à l'homme dont la qualité première est l'héroïsme guerrier.

Toutes les époques de l'histoire du Maroc, depuis les temps immémoriaux jusqu'à nos jours, ont été jalonnées par les actes d'héroïsme, si bien que le courage et l'abnégation font partie intégrante de notre vie quotidienne. Si nous passons en revue les différentes étapes de notre passé, nous nous trouverons devant une donnée immuable, à savoir que chaque époque de notre parcours historique est représentée par un héros qui porte la marque éminente de son temps, au point que l'on peut déduire de l'étude de son caractère et de sa conduite tout ce que son époque aura vécu de tensions et de bouleversements. Pour pouvoir présenter une projection scénique de l'histoire du Maroc à la lumière de cette thèse, on ne doit pas négliger deux considérations essentielles:

La première est que le Maroc est ce pays qui s'étend tout le long de l'Afrique du Nord, de l'Egypte à l'océan atlantique. C'est dans ce vaste espace que se situe l'emplacement du "grand Maghreb", même si le coeur battant de cet ensemble géographique a, la plupart du temps. été le Maroc d'aujourd'hui, en raison de la force qu'il tire de la protection de la chaîne montagneuse de l'Atlas, et de la douceur du climat. Le Marocain a su préserver son identité en s'attachant fermement à son unité et à sa souveraineté.

La seconde considération est que la force d'attraction du Maroc ne tarde pas à exercer une influence bénéfique sur tous ceux qui auront choisi d'y résider parmi les ressortissants d'origine étrangère. Ceux-ci deviennent des nationaux à part entière, partageant la façon de penser des Marocains, exprimant la même vision de la vie que la leur et se prévalant de la plus pure tradition marocaine dans la conception des projets qu'ils entendent y réaliser. Lorsque l'un d'eux occupe une fonction d'autorité ou détient un poste de responsabilité au sein de l'appareil administratif, il se comporte en vrai Marocain, au point qu'il est difficile de distinguer, parmi ceux qui font preuve d'héroïsme dans leurs actions quotidiennes, la conduite du Marocain de souche de celle du Marocain d'adoption généralement d'origine arabe.

L'impact psychologique exercé sur les uns et les autres par cette appartenance commune à la même patrie est à l'origine de l'émergence périodique de héros qui prennent en mains les destinées du pays pour y opérer les réformes nécessaires et les changements de structures indispensables pour que le Maroc s'engage dans la voie du progrès. La preuve que la vaillance est solidement enracinée dans l'esprit des gens et est considérée comme sacrée par l'ensemble du corps social au Maroc est fournie par la succession ininterrompue de chefs héroïques qui ont dominé les grandes étapes de l'histoire du pays. Il ne se passe aucune période sans que les dynasties successives aient connu des mobilisations militaires parallèlement à un système d'enseignement et de formation sociale approprié et ce, grâce à ces héros dont la conduite laisse entrevoir les évènements de leur temps, tandis que la période pendant laquelle ils ont exercé le pouvoir reflète les traits de caractère personnels de chacun d'entre eux.

En passant en revue, ne serait-ce que d'une manière sommaire, ces héros qui se sont succédés au fil du temps, nous trouvons devant nous tout d'abord le héros de Carthage, le grand Hannibal, qui a combattu la nation romaine et remporté sur elle de nombreuses victoires. Ce chef militaire exceptionnel personnifie l'acharnement de la lutte qui a opposé pendant un quart de siècle Carthage l'africaine à Rome l'européenne. Il est possible de retracer l'ensemble des évènements qui ont secoué le grand Maghreb pendant cette période de son existence, à partir d'une étude biographique d'Hannibal. Celui-ci était un héros à toute épreuve; les guerres entre Carthaginois et Romains étaient sans conteste des épreuves de courage et de bravoure. De plus, Hannibal était un orateur d'une grande éloquence, à un moment où le discours oratoire jouait un rôle déterminant dans la conduite des affaires de la nation. L'histoire du Maroc au cours de cette période n'a cessé de tourner autour de la seule cause pour laquelle le peuple marocain a combattu sous le commandement de son chef Hannibal.

Lorsque l'Islam est venu à la conquête de ce pays, il a été combattu par une heroïne qui a fait preuve d'une telle vaillance que le peuple l'a prise pour une prophétesse et surnommée "la Kahina"[3], tant sa combativité était au-dessus de celle du commun des mortels. La Kahina a fait des prodiges de valeur en livrant un combat sans merci à l'Islam qu'elle considérait comme un nouveau conquérant. Mais son combat a dû prendre fin avec sa défaite dans les Aurès, mettant un terme à la résistance de l'armée qui combattait à ses côtés. En tombant sur le champ de bataille, elle s'est convertie à l'Islam après avoir réalisé que le but poursuivi par la nouvelle religion était non pas la conquête territoriale mais la conquête spirituelle. Ses dernières paroles ont été adressées à ses compagnons de lutte, les exhortant à entrer dans la nouvelle religion et à se soumettre à ses préceptes. Elle a eu une fin marquée par un profond remords de n'avoir pas plus tôt eu la foi de croire en l'absolue unicité de Dieu.

Le pays venait à peine de commencer sa nouvelle vie qu'un héros de souche marocaine et de confession musulmane est apparu dans ses rangs, dont le renom et le prestige allaient bientôt effacer l'auréole dont se paraient les différents chefs d'Etat arabes. La conduite de Tariq Ibn Ziyad, puisque c'est de ce grand héros qu'il s'agit, nous éclaire sur les premières années de la pénétration de l'Islam au Maroc et nous présente une nouvelle image de la bravoure des Marocains qui commençaient à élargir leur champ de vision au-delà de leurs horizons. Tariq Ibn Ziyad a ouvert l'Andalousie pour y propager la foi musulmane et inviter les Espagnols à se convertir à l'Islam, religion que la Kahina, dans les derniers moments de sa vie, a embrassée en y voyant une lumière divine qui lui dictait de rallier ses compagnons d'armes à sa profession de foi avant de rendre le dernier soupir.

Au fur et à mesure que l'Islam gagnait du terrain dans les différentes régions du Maroc, le pays recouvrait peu à peu sa souveraineté politique, et envisageait de plus en plus de sortir de l'état de quasi suzeraineté dans lequel le califat d'Orient entendait le maintenir. Mais avec l'arrivée au pouvoir d'Idris 1er, l'occasion fut propice pour marquer à la fois l'attachement du Maroc à l'Islam et sa ferme volonté de préserver son existence en tant que nation souveraine et indépendante. La monarchie marocaine a pu ainsi être consolidée dans ses fondements; et Idris 1er, ce héros arabe d'origine, marocain de coeur et d'adoption, s'est mis à lutter contre les maux qui rongeaient le pays, à combattre les fauteurs de troubles et les initiateurs de désordre et à unifier les différentes composantes de ce peuple, ce qui a inquiété le Calife de Baghdad et l'a amené à ourdir un complot qui a précipité la chute d'un souverain en pleine jeunesse, et mis fin à l'oeuvre d'édification qu'il avait initiée pendant la courte durée de son règne.

Peu de temps après, un autre héros est apparu sur la scène marocaine portant le nom d'Ibn Tachfine. Il s'est tracé comme objectif de réunifier le pays, de combattre les ennemis de l'Islam et d'édicter un corps de principes et de règles de conduite à même de lui permettre d'asseoir son autorité et de renforcer son pouvoir de commandement. L'ère des Almoravides a été marquée par un ensemble de principes auxquels le fondateur de la dynastie a adhéré. C'était une ère de simplicité, à l'image de la conduite d'Ibn Tachfine lui-même, mais c'était aussi une ère pendant laquelle les Almoravides ont poursuivi l'oeuvre de propagation de l'Islam, et Ibn Tachfine celle de la consolidation du pouvoir dynastique. A l'arrivée d'Abdelmoumen, le pays avait retrouvé son unité, le pouvoir monarchique était assis sur de solides fondations, si bien que le nouveau souverain a pu se consacrer à la propagation de l'enseignement de la science. Se fondant sur l'esprit de la doctrine sunnite, il a ouvert la voie au mouvement des idées et à la liberté d'expression, qui ne pouvaient se concevoir que dans la continuité du pouvoir, la permanence des institutions et le bon fonctionnement des affaires de l'Etat. L'ère des Almohades fut une ère de stabilite politique, mais aussi de révolution intellectuelle largement inspirée de l'état d'âme de son héros Abdelmoumen.

Ce fut ensuite le tour des Mérinides de prendre en mains les destinées du pays, après avoir défait les Almohades. Leur chef Abdelhaq a su que l'unité d'opinion, la coopération dans le domaine de l'action et l'abnégation héroïque étaient les seules voies susceptibles de mener à la victoire. Telles étaient les opinions communément admises au sein de cette dynastie; elles étaient un aiguillon des plus efficaces pour inciter les Marocains à aller combattre sous le commandement des Mérinides en terre andalouse.

Puis, le temps ayant fait son oeuvre, et le mal ayant commencé à ronger les fondements de l'institution monarchique instaureée par les Mérinides, les Etats voisins ont voulu saisir cette occasion pour attaquer le pays; et c'est alors qu'apparut le héros de la bataille de "Oued El Makhazine", le colonel El Mansour Assaadi pour restaurer l'unité du pays et lui rendre son prestige.

Lorsque plus tard des troupes d'invasion ont pénétré dans certaines régions et que le Maroc a été la proie d'agitations violentes et chaotiques, le grand héros Moulay Ismaël, à son arrivée au pouvoir, a rétabli l'ordre à l'intérieur du pays, après avoir jeté à la mer ceux qui ont porté atteinte à son intégrité territoriale. La droiture de sa conduite jointe à une subtile perspicacité de jugement et de prises de décisions furent considérées par les nations civilisées de l'époque comme autant de preuves de la vivacité de la nation marocaine. Moulay Ismaël a vécu à une période de l'histoire au cours de laquelle la civilisation européenne avait atteint l'apogée de sa gloire; et bien que le Maroc fût loin de l'esprit de cette civilisation et de ses critères il a pu, grâce aux talents de ce grand monarque voué à un destin héroïque, faire admettre au nouveau monde occidental qu'il avait lui-aussi son mot à dire sur les affaires internationales. Moulay Ismaël a réussi ainsi à se faire respecter par les pays européens qui cherchaient à s'en rapprocher.

Tels étaient quelques uns des héros qui enrichirent par leur vaillance et leurs actes de courage les pages d'histoire de la nation marocaine. Si les autres Etats tirent un motif de fierté de certaines caractéristiques qui les distinguent les uns des autres, nous Marocains, sommes aussi en droit d'être fiers de l'esprit d'héroïsme qui a dominé le cours de notre histoire. Le devoir de la génération actuelle est de suivre les traces de nos prédécesseurs pour faire en sorte que les qualités de bravoure et d'héroïsme continuent de dominer la vie de notre nation pendant les siècles à venir.



[3] La conquête de la Méditerranée occidentale par les Arabes s'est heurtée à une vive résistance des populations berbères qui, pour contenir l'invasion arabe, ont fait cause commune avec les troupes byzantines. Mais, après avoir défait l'armée de coalition et emporté Carthage, l'offensive musulmane isola les Berbères dans les montagnes de l'Aurès où règnaient des princes locaux dont le plus influent était Kosaila qui dirigeait l'armée commune. La Kahina, reine de l'Aurès, ainsi surnommée parce qu'elle avait le pouvoir d'une prophétesse capable de prédire l'avenir et d'agir en conséquence, avait le don de mobiliser les troupes qu'elle recrutait parmi les tribus montagnardes, non pas tant pour combattre l'Islam, que les populations berbères ne connaissaient pas encore, que pour défendre l'intégrité du territoire berbère menacée par une armée d'occupation venue bouleverser les habitudes ancestrales des populations autochtones. La Kahina réussit à infliger une cuisante défaite aux Arabes dans la bataille de Tébessa. Ceux-ci ont dû se replier en Tripolitaine, mais n'ont pas tardé à reprendre Carthage pour en faire la ville de Tunis. Ils ont anéanti la flotte byzantine qui tentait de débarquer; puis, ils ont attaqué les Berbères et leur ont fait subir une lourde défaite à Tabarka en 702. Avant de s'engager personnellement dans cette bataille qui lui a coûté la vie, La Kahina qui avait fini par admettre les vertus de l'enseignement islamique, avait demandé à ses deux fils de se convertir à l'Islam et de rejoindre les rangs de l'armée musulmane qui s'apprêtait à aller à la conquête de l'Andalousie. Quant à La Kahina elle-même, beaucoup de versions ont circulé au sujet de ses derniers instants. Certains prétendent qu'elle a été tuée et décapitée pendant la bataille, d'autres qu'elle est morte de ses blessures, et qu'avant de mourir, elle a incité les combattants berbères à se convertir à l'Islam comme elle venait de le faire elle-même pendant qu'elle était à l'article de la mort. Que de telles versions soient vraies ou fausses, il n'en demeure pas moins que La Kahina était une grande dame et peut encore de nos jours servir d'exemple pour son courage et sa fibre patriotique. ( Note du traducteur )