Almaghrib - No 110 - 27 février 1939

"Almaghrib" a publié dans son dernier numéro le texte d'une pétition des étudiants de la Karaouiyine adressée à son excellence le Grand Vizir par laquelle ils se disent offusqués par l'équivalence du diplôme avec l'attestation de fin d'études secondaires délivrée par leur université. Cette équivalence a soulevé un tollé de protestation parmi ces étudiants qui l'ont considérée comme "rabaissant la valeur des normes admises à la Karaouiyine", selon les expressions formulées dans la pétition. Il est réjouissant de constater cet intérêt porté par les étudiants de la Karaouiyine aux problèmes de l'enseignement, mais nous voudrions soumettre leur argumentation à une discussion franche et ouverte pour donner à chacun la possibilité d'enrichir le débat sur cette question en mettant en lumière ce qu'elle renferme.

La Karaouiyine doit être considérée non pas comme une école secondaire ou primaire, mais comme une université; et le propre de l'université est de s'ouvrir à tous les titulaires d'une attestation de fin d'études secondaires, parce que l'enseignement secondaire ne vise que la formation de l'esprit qui permet de s'éloigner du rang des analphabètes et d'atteindre une certaine maturité pour préparer ses aptitudes à l'enseignement supérieur - si tant est qu'il y arrive -; et c'est ainsi qu'il pourra être classé parmi les intellectuels qui ont une compétence scientifique établie et préparent une spécialisation. Lorsque l'élève achève ses études secondaires, il peut se spécialiser dans n'importe quelle branche de la science pour laquelle il éprouve un certain penchant. Les universités accueillent les titulaires des attestations de fin d'études secondaires sans leur demander les matières qui leur ont été enseignées au deuxième cycle. Seule les intéresse la langue avec laquelle les cours sont dispensés au cycle supérieur. L'université exige de l'étudiant qu'il ait la maîtrise de cette langue et, au cas où elle ne figurait pas parmi les matières de base de l'examen de fin d'études secondaires, qu'il passe un examen de langue avant d'avoir accès au cycle supérieur.

Al Azhar reconnaît le baccalauréat égyptien, syrien ou libanais, sans exiger du candidat qu'il passe un examen de langue, alors que les matières dispensées dans les classes secondaires d'Al Azhar ne sont pas celles qui sont enseignées pour préparer les élèves aux examens du baccalauréat. Il en est de même pour "la maison des sciences"; elle accepte les titulaires du baccalauréat sans examen de langue. Les universités européennes acceptent aussi les attestations de fin d'études secondaires exhibées par les candidats, à la seule condition qu'ils passent un examen dans la langue avec laquelle l'enseignement est dispensé à l'université, sans se soucier si les matières enseignées au cycle secondaire sont de même niveau que les matières exigées pour passer le baccalauréat du pays où l'étudiant veut poursuivre ses études supérieures. Est-ce que les matières enseignées à la Karaouiyine sont plus difficiles que celles enseignées à Al Azhar et aux autres universités arabes? Reste un point qui mérite réflexion: c'est celui de savoir si l'étudiant titulaire du diplôme de la Karaouiyine possède la langue arabe comme il se doit. Nous devons accorder un très grand intérêt au niveau de l'enseignement de l'arabe au second cycle pour que le diplômé ait une maîtrise de cette langue qui lui permettrait de suivre les cours supérieurs sans difficultés. Au demeurant, ceci n'est du reste possible que si l'université dispose d'enseignants de la langue et des lettres arabes qui connaissent les méthodes de l'enseignement et sont titulaires de diplômes supérieurs.

Or, l'unique moyen pour arriver à cette fin est de faire appel aux enseignants de l'Orient Arabe en attendant que le Maroc ait les cadres qui répondent aux mêmes critères que leurs collègues orientaux. Pour l'instant, il serait indiqué que l'étudiant diplômé se présente à un examen de langue arabe avant de s'inscrire dans la classe de spécialisation. Il faut donc arrêter les matières de cet examen et permettre aux étudiants de bien travailler ces matières pour qu'en cas de succès, ils puissent poursuivre correctement les cours universitaires de la Karaouiyine. L'étudiant de cette université a bien sûr le droit de réclamer l'équivalence de son attestation du cycle secondaire avec le diplôme pour pouvoir s'inscrire aux études et aux examens auxquels peut s'inscrire le titulaire du diplôme. Ceci n'est pas difficile à réaliser; il faut pour y arriver permettre au titulaire de l'attestation du cycle secondaire de la Karaouiyine d'avoir accès à l'Institut des Hautes Etudes, après avoir passé un examen de la langue française si cette matière continue de ne pas être enseignée à la Karaouiyine. L'étudiant de cette université peut consacrer une heure par jour à étudier la langue française et, une fois terminées ses études secondaires, il se présentera aux cours de droit marocain ou aux cours de littérature de l'Institut. La reconnaissance de l'équivalence du diplôme et de l'attestation de fin d'études secondaires et vice versa est un moyen de formation d'une nouvelle génération d'étudiants qui réunit la culture traditionnelle représentée par la Karaouiyine et la culture moderne représentée par l'Institut des Hautes Etudes à Rabat. Cette reconnaissance réciproque ne manquera pas d'ouvrir de nouveaux horizons devant les étudiants de la Karaouiyine qui ne ménageront alors aucun effort pour obtenir l'attestation dite "Alimiya" de la Karaouiyine et la capacité en droit ou un certificat équivalent délivré par l'Institut de Rabat. L'avenir de la culture au Maroc aura tout à gagner de cette nouvelle perspective.