Discours prononcé par Saïd Hajji à l'occasion des manifestations de soutien des "Revendications Urgentes" organisées en 1936 par "le Comité d'Action Nationale"
Des orateurs se sont succédés sur cette tribune; d'autres, après moi, vont à leur tour prendre la parole pour exposer les grandes lignes du "Plan de Réformes" telles qu'elles ont été résumées dans "le Cahier des Revendications Urgentes" touchant aux differents aspects de la vie du peuple marocain.
Mais, devant un public aussi nombreux, pouvant se prévaloir d'être un échantillon représentatif de toute une nation qui approuve les hommes oeuvrant pour son bien et n'ayant de cesse que de la guider vers la voie du progrès, il est impératif de soumettre à la réflexion générale une échelle de priorités permettant de classer nos aspirations par ordre d'importance afin de savoir lequel, parmi nos besoins, est le plus tributaire de la lumière éclatante de la vie et de la chaleur vivifiante du soleil qui tuent les microbes, lesquels, faute de prendre les précautions nécessaires pour nous prémunir contre les dangers qu'ils représentent pour le corps social, l'attaquent et le minent, le condamnant ainsi à une mort certaine.
Aussi, et quand bien même nous nous laissons convaincre par les orateurs de cette grande manifestation de l'importance de faire aboutir les revendications urgentes et les réformes necessaires, faut-il remarquer que toutes ces demandes, à supposer même qu'elles passent au stade de la concrétisation, demeureront comme un corps sans âme et une image sans vie, et que toute réforme introduite dans la vie de notre société et toute organisation de nos affaires administratives et sociales resteront lettre morte sur une page blanche et ne produiront aucun effet tant que le milieu marocain continuera d'être privé de ses libertés, d'être empêché d'exercer sa volonté, tant qu'il sera menacé par l'arbitraire sous toutes ses formes, que son esprit restera prisonnier du despotisme et de l'esclavage et que ses affaires continueront de se règler à son insu, dans l'obscurantisme de la nuit la plus noire.
A l'heure actuelle, le Maroc se présente sous un aspect défiguré. Il s'est écarté de plus en plus de la voie de la prospérité et s'est engagé dans un processus de dégradation qui, d'une vie abjecte, l'a conduit à un état de faiblesse et d'impuissance qui risque de l'accompagner pendant une très longue période. Cette faiblesse et cette impuissance trouvent leur origine dans l'absence de liberté, laquelle est le ressort essentiel des vivants. La liberté se confond avec l'être dans le droit qu'il possède par nature d'agir sans subir de contraintes extérieures. Elle englobe aussi bien l'individu que le corps social auquel il appartient et contribue à l'épanouissement des groupements et des associations.
Comme le Maroc est privé de toutes sortes de libertés, privées et publiques, civiles et politiques, ses affaires se traitent malgré lui, au milieu des suspicions et des malversations, pendant que les hommes intègres végétent en marge de la société et n'arrivent pas à trouver une orientation valable pour exercer une quelconque activité. De nos jours, le Maroc est le seul pays qui soit soumis à un arsenal de lois injustes, édictées de mauvaise foi, et reste attaché à des traditions qui remontent loin dans la nuit des temps.
Pour notre part, nous voudrions avant toute chose, et avant même de chercher à parfaire les textes de nos lois et réglements, prendre notre part de la libération politique, économique et sociale; nous voudrions prendre la part qui nous est due de cet air pur qui emplit le corps et le réanime. Le fait de s'imaginer quelle sera la prochaine étape vers laquelle s'achemine la vie marocaine n'empêche pas d'affirmer que nous sommes, parmi les sociétés existantes, celle qui a le plus besoin des libertés publiques et privées pour pouvoir apprécier la valeur de l'homme dans son milieu social et prendre en considération l'utilité de l'individu dans la direction des affaires de la communauté.
Il est indéniable que la liberté politique prime toutes les autres libertés. Elle est à l'origine du sentiment que l'on a à défendre ses revendications et à accomplir ses devoirs en citoyen honnête jouissant d'une totale sérénité d'esprit. La liberté politique est le fondement de la vie moderne; elle oriente la nation vers les sentiers du succès, et dévoile aux individus les secrets de l'organisation de la société et de l'esprit de solidarité qui s'instaure entre ses membres. Elle barre la route au despotisme, rétablit les victimes de l'injustice dans leurs droits, allège les souffrances des pauvres gens et protège contre l'arbitraire qui impose son pouvoir au milieu social dès lors qu'il se trouve privé de liberté, l'empêche de jouir de ses droits et lui extorque sa part de cet air pur sans lequel il ne peut en aucune manière accéder au niveau de développement et de progrès auquel il aspire.
Le meilleur exemple qui peut servir à illustrer les pires calamités d'une vie sans liberté nous est fourni par ce pays - le Maroc - qui n'a pas été autorisé à vivre dans les temps présents, à qui il n'a pas été permis de respirer l'air de la liberté qui revigore, et qui est le théâtre de toutes les tyrannies et de toutes les injustices comme nulle part ailleurs. Notre Maroc, messieurs, offre l'image d'un pays livré à tout ce qu'il est possible de s'imaginer comme comportements totalitaires, excès de pouvoirs, humiliations et dénis des droits les plus légitimes.
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Quel est ce pays qui est aujourd'hui privé d'une presse qui défend ses intérêts, rend compte de ses orientations et de son évolution?
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Quel est ce pays où les réunions sont interdites et où la liberté individuelle elle-même est condamnée à ne pas exister?
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Quel est ce pays où les associations sont inexistantes et où leur création n'est pas autorisée, quel que soit l'objectif qui leur est assigné?
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Quel est ce pays, parmi tous les pays du globe terrestre, qui subit le même traitement que celui qui lui est infligé, et qui se voit interdire la médication des maux qui le rongent, quelle qu'en soit la gravité?
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Quel est ce pays, parmi les pays du monde entier, qui présente les demandes les plus futiles et qui se heurte à des fins de non- recevoir, sinon à des refus catégoriques, dont l'absence de tout motif de justification constitue en soi une injustice et une humiliation?
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Quel est ce pays où le plus petit fonctionnaire est investi des pouvoirs les plus étendus et agit en véritable despote qui exerce une autorité absolue sur la population, sans crainte d'engager sa responsabilité en cas d'abus de pouvoir ou de commission de faute grave, sans crainte non plus de devoir répondre de ses actes devant une quelconque mission d'inspection?
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Quel est ce pays où l'on traine les gens en prison, à titre individuel ou collectif, sans qu'ils aient commis le moindre délit et ce, dans le seul souci de les humilier dans leur amour-propre et leur dignité de patriote?
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Quel est ce pays où la corruption bat son plein à tous les niveaux, que ce soit à l'occasion du réglement de problèmes personnels ou du fonctionnement normal des affaires privées nécessitant, dans un cas comme dans l'autre, l'intervention des pouvoirs publics?
Les problèmes du Maroc, mes chers compatriotes, sont légion et dépassent tout entendement. Le temps est venu de les exposer au grand jour, d'en afficher les images et publier les nouvelles les concernant. Le temps est mûr pour réunir une documentation sur l'ensemble de ces problèmes et en assurer une large diffusion sur le plan international afin que le monde entier sache dans quelle ère de décadence et d'injustice vit notre nation, ainsi que les types de traitements qu'on lui fait subir, constate le mal qui est en train de ronger son corps sans qu'il soit autorisé à lui porter remède et voie vers quel destin elle s'achemine à pas de géant.
Notre première revendication est d'obtenir l'accord des Autorités concernées de créer une presse marocaine qui soit le porte-parole de l'opinion publique de ce pays. La presse que nous revendiquons aujourd'hui, et qui verra le jour quels que soient les sacrifices que nous serons appelés à consentir pour celà, et quels que soient les obstacles que l'on dresse sur notre chemin pour nous empêcher d'atteindre notre objectif, est de nos jours le moyen unique dont dispose notre nation pour se tailler sa place au soleil, assurer son existence et veiller à ce qu'elle mène une vie de dignité. Ce n'est que par le biais de la presse que notre nation pourra faire le premier pas vers la suppression du rideau qui lui cache la lumière. Et si une autorité quelconque décide de combattre cet instrument efficace entre tous, nous ferons tout pour l'anéantir. Nous lui montrerons, preuves à l'appui, que nous sommes un peuple digne de vivre, que nous n'acceptons de vivre que dans la liberté et qu'il ne nous est plus possible désormais de laisser notre pays végéter dans cet air empoisonné. Nous ferons en sorte de dénoncer, dans le respect de la légalité, toutes ces misères qui sont imposées au peuple jusqu'à ce qu'il soit libéré de l'emprise de l'injustice, des torts qu'on lui fait et de l'arbitraire. Nous devons nous préparer pour le jour décisif où nous serons amenés à prendre notre liberté de nos propres mains. Aussi, permettez-moi de déclarer du haut de cette tribune, en toute franchise et avec un courage à toute épreuve, que vous êtes des hommes libres dès lors que vous aurez senti le souffle de la liberté vous envahir et réveiller votre sensibilité affective. Il est possible d'admettre qu'une réforme ou un type d'organisation se donne, mais la liberté, elle, ne se donne pas, elle se prend.
Nous ne devons pas attendre; la liberté, cette denrée précieuse entre toutes, nous est offerte pour que, d'une part, nous tirions profit de ses bienfaits sans que nous ayions à payer un prix fort et que, d'autre part, nous veillions avec le maximum de vigilance sur notre part de l'air pur que nous partageons avec les espèces vivantes. Il nous est possible d'obtenir cette part de liberté si nous prenons la ferme résolution de la conquérir et que nous déployions tout ce qui est en notre pouvoir pour atteindre cet objectif éminemment politique dont nous apportons la preuve que nous le méritons par notre volonté d'organiser des manifestations comme ces meetings politiques qui rassemblent un parterre aussi nombreux d'hommes épris de liberté.
La liberté de presse, les libertés de réunion et d'association sont le premier pas vers l'émancipation politique. Elles allègeront les malheurs qui ne cessent de s'abattre sur le peuple et amélioreront ses conditions d'existence qui se caractérisent aujourd'hui par la misère et la soumission . C'est donc au nom du "Comité d'Action Nationale", qui est le porte-parole des Marocains en général et des nationalistes en particulier, que nous réclamons devant l'auditoire averti de ce meeting la part de liberté que le peuple marocain mérite amplement et qui lui revient de droit.
Notre nation est à bout de patience à force de supporter ces mesures draconiennes et ces lois contraires à tout esprit de liberté et de justice. Elle est à bout de patience, et le temps est venu pour qu'elle fasse tomber tous les obstacles qui ont été dressés sur son chemin pour l'empêcher de voir la lumière.