Almaghrib Aljadid - No 9/10 - fevrier-mars 1936
Ce titre peut paraître bizarre, mais c'est le titre qui m'est venu à l'esprit après avoir passé une heure à compulser l'oeuvre d'Al Moutanabbi. Je l'ai écrit sur un bout de papier sans savoir ce que j'écrivais ni comment exprimer les sensations que j'ai ressenties et les sentiments que j'ai éprouvés en étant en compagnie de notre poète éternel. Il me recitait les poèmes les plus éloquents et me faisait méditer les maximes les plus sublimes en jouant sur la corde sensible qui s'éveille en présence des grands hommes quand ils sont en proie à une flamme intérieure, les incite à se laisser porter par un désir profond de prestige et de grandeur et les pousse à aspirer à la vie éternelle.
Al Moutanabbi n'était pas seulement un poète ou un moraliste, mais c'était un génie qui avait l'esprit équilibré, réunissait à la coupe débordante du poète et à la sagesse innée du philosophe, le sentiment d'une force qui s'exerçait sur son moral pour l'orienter vers la grandeur, ou à tout le moins vers une prise de conscience de cette grandeur qui se manifestait aussi bien dans ses poèmes voués à l'éternité que dans ses comportements quotidiens appelés à ne durer qu'un temps.
Al Moutanabbi est l'unique poète arabe qui a vécu la vie en la scrutant d'en haut, qui se l'est imaginée médiocre, quand bien même d'aucuns la percevaient comme un espace temporel de force et d'oppression. Il s'est mis à en parcourir les voies faciles d'accès et les chemins difficiles et ne voyait rien de grand sans qu'il s'en considérât digne. Il ne prêtait attention ni au côté positif ni au côté négatif de la vie. En faisant son introspection, il constatait qu'il ne jouissait pas des honneurs et des titres de gloire qu'il méritait. Débordant de sensibilité et bouillant d'irritation, le voilà qui s'engageait dans un poème auquel les simples d'esprit parmi les intellectuels peuvent ne pas adhérer, mais devant lequel s'inclinent ceux qui ne se laissent pas abattre par les caprices du sort et sont d'autant plus exigeants de la vie qu'elle leur offre du nouveau.
Il est certain que sa vie est une somme de tentatives vouées à l'échec, de prétentions sans fondement, d'orientations mal définies, mais la vie d'un grand homme ne se mesure pas aux critères qui servent à apprécier la vie du commun des mortels, ni aux usages du milieu et de l'époque dans laquelle il a vécu. Elle s'impose par la force, obscurcit le chemin de la grandeur, au point que nulle balance ne permet de trouver une situation d'équilibre, qu'aucune barrière ne semble s'ériger en obstacle. On ne cesse d'agir dans l'espoir de bien faire; mais en cas d'échec, ce n'est une raison ni pour abandonner ni pour se décourager et se désespérer. La vie tourne selon son bon vouloir. Elle élève aux honneurs sur tous les plans et justifie ses fins par tous les moyens.
Al Moutanabbi ne faisait pas partie de ces hommes illustres qui se contentent d'adopter un grand principe sans jamais s'en écarter, qui s'enferment dans leur tour d'ivoire pour chanter l'hymne d'une gloire irréaliste, mais il appartenait à la catégorie de ces tyrans dont la grandeur se mesure à leur degré de cupidité ainsi qu'à l'attachement qu'ils portent à la vie, non pas pour échapper à ses contingences, mais pour mieux s'installer dans ses fantaisies et se vêtir de ses caprices.
Tel est Al Moutanabbi dont nous parcourons le recueil de poèmes en nous émerveillant de son extraordinaire ambition et de sa grande cupidité. Les livres de biographie nous renseignent sur sa conduite qui ne savait pas distinguer le bien du mal. Ils nous présentent une forte personnalité, confiante en elle-même, justifiant toutes ses actions et exprimant les sentiments les plus intimes dans des poèmes réunissant les attributs de la prééminence et de l'aspiration à l'éternité. Le poète qu'incarne cette personnalité occupe une position suprême parmi les poètes de l'arabité à travers les siècles. Malgré quelques imperfections anodines sur le plan de la forme et du choix de certaines expressions qui lui ont été reprochées en certaines occasions, cette production poétique vaut à son auteur d'être immortalisé tant qu'il y aura des hommes sur terre.
La langue arabe peut s'enorgueillir, à l'occasion de la célébration du millénaire de notre grand poète, de voir que son oeuvre poétique est de nouveau soumise à l'étude et que les chercheurs et les hommes de lettres s'intéressent aux différents aspects de cette oeuvre immortelle. Pour ma part, il me suffit de décrire ce que j'ai ressenti au plus profond de moi-même lorsque, tout feu tout flamme, je me suis isolé en compagnie de ses poèmes pendant un certain temps. Une heure auprès d'Al Moutanabbi m'a fait sentir la force d'un esprit qui lance des éclairs et se manifeste dans toute la splendeur de son auréole.
On commence à peine à lire les premiers poèmes et à se concentrer sur les idées qu'ils renferment, qu'on se sent obligé de vouer à ce poète hors pair une estime bien plus grande que celle suggérée par tous ceux qui lui ont consacré des études biographiques et se sont intéressés de près à sa conduite. Certains détracteurs parmi ceux-ci ont essayé de le dépouiller du prestige de la grandeur et de la gloire pour ne mettre l'accent que sur certains travers auxquels il était particulièrement attaché comme la cupidité et les sautes d'humeur; mais Al Moutanabbi s'est toujours imposé comme un poète éternel, obligeant le goût littéraire à reconnaître en lui le créateur d'un univers poétique que des générations de poètes ont pris pour modèle, imitant ses maximes aphoristiques considérées comme faisant partie d'un code de règles et de principes appelé à durer ad vitam aeternam.
- La première chose qui nous frappe lorsque nous sommes en sa compagnie, ce sont ces merveilleuses maximes qui émanent, non pas de l'esprit du poète ou de son savoir, mais de son for intérieur, pour passer en proverbes que reprendra la postérité, et dont l'écho répercutera la moralité de siècle en siècle. Notre poète n'est pas ce philosophe qui s'intéresse à l'essence des choses et la soumet à une analyse minutieuse qui force l'admiration mais ne recueille pas notre adhésion.
Le rapprochement qui peut être fait entre Al Moutanabbi, sur le plan des maximes dont regorge son oeuvre, et Al Maarri, n'exclut pas que les deux poètes sont très différents l'un de l'autre. La poésie d'Al Maarri est exclusivement orientée vers le monde des idées; elle expose des théories et manipule des doctrines. Al Moutanabbi, quant à lui, compose ses poèmes sur des maximes merveilleuses, qui trouvent leur origine dans son for intérieur. Ce sont elles qui le nourrissent et lui révèlent leur beauté lapidaire, ainsi que l'éternité prescrite aux vers qui les véhiculent non seulement dans les livres mais aussi sur les langues chaque fois qu'elles veulent discourir des lois de l'univers et des règles de l'existence.
S'il nous est permis de qualifier cet aspect de sagesse qui se manifeste dans la sensibilité de notre poète d'un vocable qui puisse rendre compte de son contenu, nous l'appellerons "philosophie de l'innéité" et, pour bien comprendre le sens de cette appellation, nous devons retourner aux sources de la philosophie poétique d'Al Moutanabbi. Certains penseurs ont curieusement essayé de chercher l'origine de cette philosophie dans une source extérieure aux sensations du poète et à sa sensibilité, prétendant que la plupart de ses maximes sont empruntées à la philosophie grecque ou islamique. Mais notre poète ne fait pas partie de ces privilégiés qui ont eu la bonne fortune d'étudier les rudiments des théories philosophiques; il n'est pas non plus homme à élaborer une quelconque construction théorique ou à adhérer à une doctrine déterminée, mais il est un poète qui s'engage avec les sensations qui guident tout poète sincère, sans qu'il se laisse lier par les conceptions des uns et des autres ou par une quelconque doctrine.
Al Moutanabbi est allé puiser au fond de lui-même et au plus profond de ses ressources poétiques le sens de l'observation pour explorer la vie, et il a réussi à énoncer spontanément la loi de la réalité immédiate et concrète de l'existence. Sa philosophie est guidée par des dispositions naturelles, puisant leur essence, non pas de ses expériences ou de sa culture, mais de la conception qu'il a de la vie.
- La seconde impression que l'on a lorsqu'on se trouve en sa compagnie est celle d'une force de caractère et d'une fière virilité qui sautent aux yeux et qui se dégagent de tous ses poèmes. Néanmoins, ces deux traits ne sont pas exposés chez lui avec la fierté triviale de nombre de poètes à qui l'on sourit quelquefois quand ils exposent leur marchandise, mais avec la fierté d'un homme qui impose le respect et que l'on ne peut pas ne pas révérer. On est obligé de lui accorder un coin privilégié de son coeur et de lui réserver une place de choix dans sa mémoire pour apprendre ses poèmes et pouvoir entonner ses hymnes à la gloire, comme si l'on était à sa place. Cette fierté retrace l'état d'esprit du poète qui rêve de prestige, sans essayer de s'engager dans les chemins qui y mènent. Quand il s'adresse aux rois et aux princes, il ne descend jamais de son piédestal qui lui donne l'impression qu'il est à leur niveau. Il est persuadé de sa grandeur comme on peut le constater quand il dit:
Mon coeur exerce d'un roi le pouvoir souverain
Même si ma langue de poète est celle du commun
Fierté candide. Fierté d'un homme qui ressent quelque chose au-dedans de lui-même; car, n'oublions pas qu'il a toujours recherché le prestige et caressé l'image fuyante de la gloire, mais il n'en était gratifié que d'une portion réduite, qu'il jugeait bien en-deçà de ses mérites. Sa fierté ne l'autorisait pas à se targuer d'un prestige au rabais, mais elle l'incitait à parler de lui-même comme s'il était en possession de tous les atouts du prestige et de la grandeur; et c'est ainsi qu'il a parlé avec fierté de sa virilité, mis sa force en exergue et veillé à confondre tous ceux qui osaient se dresser sur son chemin.
Al Moutanabbi n'était pas seulement un poète qui improvisait des chefs d'oeuvre de poésie avec des idées merveilleuses, équilibrées et bien agencées, mais il ajoutait à cette poétique débordante de sensibilité une conscience profonde de sa force de caractère et une extraordinaire ambition pour tout ce que la vie présente d'éminemment prestigieux et relevant des grands principes.
En conclusion, j'ai refermé le recueil de poèmes qui m'a permis de célébrer, ne serait-ce que pendant une heure de lecture, le millénaire de la disparition de notre grand poète. Je me suis posé la question de savoir quel type de sensation se dégageait de cette belle maxime, quel être humain pouvait s'enorgueillir à ce point de sa force de caractère et quel sujet mortel nourrissait de telles ambitions. Ce ne pouvait être qu'un grand homme à qui le sort n'a ouvert les horizons de la vie qu'avec parcimonie. Il n'a pu occuper que le poste de poète, mais quel poète il était! C'était le poète de la grandeur d'âme vouée à la vie éternelle. C'est là un titre de gloire et de magnificence dont seul il pouvait fièrement se prévaloir.