Salé, le 25 juillet 1934
Mon cher ami,
Nous venons à peine de nous connaître hier, et je m'empresse déjà de t'écrire aujourd'hui pour te faire part des sentiments que j'ai éprouvés à ton égard depuis le premier instant où nos âmes se sont rencontrées. Je serai franc avec toi, mon ami, et ne te cacherai pas ce que d'autres n'osent pas s'avouer au stade de leur premier contact amical. J'ai trouvé en toi quelqu'un qui partage ma vision de la vie et me confirme dans ma conception des critères qu'elle renferme ainsi que des images qu'elle projette. Je ne suis pas de ceux qui croient que les sentiments d'amitié se gravent spontanément sur le coeur, dès le premier regard ou lors de la première rencontre, jusqu'à hier soir lorsque nous nous sommes connus et avons engagé une intéressante conversation entre nous. Ton image est restée présente dans ma mémoire, et nous nous sommes promis que nos deux corps allaient désormais être habités par la même âme. Marchons donc ensemble. Nous aurons à parcourir monts et vallées, puisque la vie elle-même est une succession de hauts et de bas.
Notre conversation d'hier et celle de ce soir ont porté sur le mythe de celui qui monte dans les hauteurs du firmament, sans accorder à cette ascension la moindre importance parce qu'il cherche autre chose que le ciel. Nous avons parcouru un long chemin et couvert de grandes distances pour nous rapprocher l'un de l'autre, au sens noble du terme. J'ai senti les battements de ton coeur et me suis rendu compte que tu étais un être anonyme dans un monde dominé par l'indolence et l'apathie. Tu brassais des idées d'une infinie profondeur sans trouver un alter ego pour te soutenir dans tes efforts de réflexion en dehors de toi-même et de ta sensibilité débordante qui cherche vainement une issue vers l'extérieur et se condamne finalement à demeurer enfouie dans ton coeur. Je te vois perplexe et désespéré de la vie qui te retient dans ses mailles, avec le cortège de ses conflits et de ses contradictions. Chaque détail t'incite à te poser de nouvelles questions que tu soumets aussitôt au verdict implacable de ton jugement. Un tourbillon semble s'emparer de ton esprit pendant que tu tentes plusieurs expériences dans un monde en pleine ébullition. Tu donnes l'impression d'être persuadé que ce tourbillon est le pont de salut que doivent traverser les hommes d'esprit qui aspirent à un refuge dans les entrailles de la terre sans y avoir accès pour s'enquérir du processus de formation de ce qu'elle renferme.
Maintenant que je te vois l'air inquiet, l'esprit hagard et mouvementé, ne sachant quelle direction prendre, je n'ai qu'un seul souhait à te formuler: celui d'être ton compagnon d'infortune, car moi-aussi j'aime ce type de vertige qui s'empare de l'esprit quand il se met à la recherche de la vérité. Aidons-nous, mon ami, à franchir ensemble les obstacles qui se dressent devant nous, en confiance et en toute sérénité. Le climat dans lequel nous vivons est empesté par l'air de l'ignorance et de l'obligation de faire ce que nous ne voulons pas. Mais quand il nous arrive un jour de désirer entreprendre quelque chose, notre conscience portera un coup terrible à notre moi sensible. Nous avons donc intérêt, nous qui sommes doués d'un esprit qui pense, qui se déplace d'un inconnu à un autre inconnu, à tout mettre en oeuvre pour sauver nos âmes, faute de quoi nous risquons de nous égarer dans ce monde pris d'assaut par les vagues, difficile d'accès, incompréhensible. Sauvons-nous! Sauvons-nous! Et que notre amitié pure soit un refuge pour chacun de nous, pour nous confirmer dans notre volonté d'affronter les épreuves de la vie avec courage et détermination. Marchons ensemble jusqu'à la croisée des chemins où se distinguent tous ceux qui envisagent la vie avec un esprit débarrassé de toutes les contingences chimériques, et qui sont résolument décidés de poursuivre leur marche envers et contre tout. Je me porte garant, mon cher ami, que nous ne sentirons plus d' hésitation ni de nostalgie comme celles qui nous hantent maintenant, et que j'ai plusieurs fois ressenties dans ma vie.
En définitive, ne voulant pas être prolixe dans cette première lettre, je voudrais te chuchoter à l'oreille que nos esprits s'appartiennent l'un à l'autre, et je termine ma lettre en formulant l'espoir d'établir un échange de correspondances entre nous, qui serait comme une sorte de registre dans lequel nous pourrons consigner les révolutions spirituelles qui nous animent.
Reçois de ton ami un salut chaleureux qui émane du fond du coeur.