Cet article qui a été repris non daté dans le tome 2 page 210 de l'essai biographique consacré à Saïd Hajji par Abou Bakr Kadiri, que son auteur a placé sous le titre

"L'ami et l'ennemi: une nation incorporée par un homme",

a été annoté comme suit:

"Lorsque le préposé français à la censure a eu connaissance de cet article, il ne s'est résolu à en autoriser la parution qu'après de multiples démarches tendant à le persuader qu'il ne faisait aucunement allusion - en parlant de Gandhi - au leader Allal El Fassi qui se trouvait à l'époque exilé aiu Gabon".

On peut donc conclure de ce commentaire que l'article aurait été publié dans le journal "Almaghrib" au courant de l'année 1938, Allal El Fassi ayant été exilé fin 1937.

Le monde entier a assisté au courant de la semaine écoulée à un nouveau miracle de l'unité et de l'union de la nation indienne, qui s'est résolument engagée dans la voie de la lumière et de la liberté. Les nouvelles du jeûne observé par le grand leader Mahatma Gandhi en guise de protestation contre la modification de la constitution indienne, ont été portées par la voie des ondes à tous les coins de la planète.

Partout, le monde civilisé attendait le résultat de cette grève de la faim avec une grande compassion et une forte anxiété. Puis, une nouvelle de bon augure est arrivée selon laquelle la circonscription indienne de Randjah a renoncé à cette modification de la constitution sur intervention du gouverneur britannique en Inde, et le grand leader a interrompu le jeûne qui menaçait de lui coûter la vie.

Ce n'est pas la première fois que le leader indien a eu recours à cette grève de la faim. Celle-ci fait suite à une série de grèves qui lui ont permis d'obtenir gain de cause pour sa nation dans sa lutte pour les réformes et la liberté. Il suffit de se rappeler la grève qu'il a engagée sous le gouvernement travailliste en Grande Bretagne, provoquant l'intervention du Premier Ministre Mr Mc Donald en personne, qui lui a adressé un télégramme au nom du gouvernement de Sa Majesté Britannique priant le leader indien opposé à la politique coloniale de la Grande Bretagne de ne pas attenter à sa vie.

C'est un des miracles de notre époque qu'un Etat d'une si éminente grandeur, d'un si puissant arsenal militaire, qui dispose d'une immense réserve monétaire et est représenté par un si vaste empire qui ne connaît pas le coucher du soleil, un Etat dont les hommes réunissent la science à l'intelligence, la force matérielle à l'éducation véritable, voit en ses ennemis ses propres sauveurs et considère un homme d'une telle chétivité, avec des muscles d'une si grande faiblesse et un visage si minuscule, à la fois comme un ennemi et comme un ami.

La Grande Bretagne voit en Gandhi un ennemi juré, part en campagne contre lui, lance ses attaques contre ses principes humanitaires et essaie par tous les moyens dont elle dispose, tant sur le plan de la force que sur celui de la ruse, de détourner l'Inde des opinions de son leader, mais ses tentatives se sont chaque fois soldées par un cuisant échec, si bien qu'elle n'avait pas d'autre solution que d'inviter l'ennemi de la veille à la table des négociations dans un des imposants palais de la capitale britannique, et de couronner ces négociations par l'octroi à l'Inde de l'autonomie interne et la dotation de ce pays d'une constitution qu'il appelait de ses voeux de longue date.

Pendant que la Grande Bretagne lançait ses assauts contre les principes de liberté de Gandhi, elle voyait dans sa disparition un grave danger pour sa présence en Inde. Quel est donc le secret d'une telle ambiguïté? Ce secret relève du miracle.

La nation indienne qui compte plus de 300 millions d'âmes de souches, de confessions et de classes sociales différentes,est regroupée en un seul homme qui a su ranger autour de ses opinions celles de l'ensemble de ses compatriotes. L'Inde entière agit sur son signal; et lorsque le gouvernement britannique veut résoudre un problème concernant ce pays, il ne cherche pas à connaître l'avis de ses millions d'hommes, mais se contente de celui de leur leader et, en cas d'accord avec celui-ci, il n'a plus devant lui aucun adversaire susceptible de s'opposer à ses projets.

Imaginons maintenant le malheur qui pourrait s'abattre sur la Grande Bretagne si Gandhi venait à disparaître. Qu'adviendra-t-il de l'Inde? Avec qui la Grande Bretagne peut-elle entrer en négociations? Elle perdra avec cette disparition, sans l'ombre d'un doute, un homme qui incorpore toute une nation; et ce sera une perte irremplaçable dont seuls les politiciens les plus avertis apprécieront les graves conséquences.

C'est cette perspective qui incite le gouvernement britannique à accorder le plus grand soin à la préservation de la vie de cet ennemi qui lutte contre sa politique coloniale, s'oppose à ses exactions et ne cesse de multiplier les doléances contre les colons britanniques qui se comportent en véritables seigneurs en territoire conquis.

En se regroupant autour de Mahatma Gandhi, l'Inde entend montrer au monde entier l'image de la force spirituelle triomphante de la force matérielle, dont la Grande Bretagne peut s'enorgueillir. La foi des Indiens en la justesse de leur cause est arrivée à bout de la puissance militaire britannique, l'a condamnée à entâmer ses réserves d'or et a fini par contrecarrer tous ses complots. La puissance occupante n'avait plus d'autre issue que de reconnaître à l'Inde la latitude de retrouver sa liberté de mouvement, d'effacer d'elle les traces de l'immobilisme, et de tout mettre en oeuvre pour ôter toutes les barrières qu'elle rencontre sur le chemin de l'indépendance.

Dieu! n'est-ce pas là un miracle de voir l'Inde obliger l'Empire britannique à éprouver une telle considération pour son ennemi et à veiller à ce qu'il ne mette pas fin à sa vie, quand bien même il l'a mise au service de la lutte contre la tyrannie de sa politique coloniale?

C'est le miracle de l'union et de la foi qui, toutes deux, sont à l'origine des bouleversements de l'histoire depuis la nuit des temps, et qui le resteront jusqu'à ce que le créateur hérite de l'univers avec tout ce qui s'y trouve. C'est ainsi que le droit primera toujours la force, quelque vanité que l'on puisse tirer de la volonté de puissance. Une nation qui se regroupe autour de son leader et croit fermement à la justesse de sa cause est une nation qui mérite de vivre, et l'avenir lui sourira.