Almaghrib - No spécial à l'occasion de la commémoration du 40ème jour de la disparition de Saïd Hajji - 6ème année - No 937 - 29 avril 1942.

J'ai connu Saïd comme tout un chacun le connaissait grâce à son journal prestigieux. Je l'ai connu à travers ses écrits qui s'intéressaient exclusivement au Maroc et aux Marocains. Il passait ainsi pour l'exemple-type du nationaliste fervent qui oeuvrait pour sa patrie et pour sa nation.

A cette époque, je me trouvais encore à l'école coranique, et je pensais constamment à l'idée de pouvoir me mettre un jour au service de cet homme et intégrer son imprimerie, ayant appris que ce métier pouvait conduire à un haut niveau de lecture et de familiarisation avec le style journalistique de l'écriture. Je me suis rendu à son bureau où il m'a accueilli avec chaleur, ce qui m'a fait dire à moi-même:

Dois-je exposer l'objet de mon desarroi
Ou me contenter du respect que je vous dois?

Je l'ai trouvé d'une grande modestie jointe à une très haute dignité. Il était d'une noblesse de caractère qui n'avait d'égale que sa profonde générosité de coeur. Je l'ai côtoyé ainsi pendant plus de trois ans et n'ai jamais entendu de sa bouche une parole qui m'a contrarié. Il venait à l'imprimerie arborant ce sourire qui ne l'a jamais quitté jusqu'au jour où il a rejoint le Seigneur, la conscience tranquille et de très bonne grâce. Il aidait les employés à quelque niveau qu'ils fussent, abordait avec eux des sujets de conversation qui les mettaient à l'aise, ce qui les encourageait à avoir encore plus de confiance en lui et à redoubler d'effort pour répondre à la bonne opinion qu'il avait d'eux. Il était l'ami grâce au réconfort qu'il prodiguait et à l'attention qu'il prêtait à chacun d'entre nous; il était le frère par sa sollicitude et sa générosité de coeur; il était le père par son affection et sa tendresse.

Il était très confiant en lui-même, nourrissait de grands espoirs, ambitionnait les sommets les plus élevés. Il jouissait d'une grande liberté d'esprit et était d'une franchise et d'un courage à toute épreuve. Il était d'une honnêteté exemplaire et avait le coeur pur. Il pensait beaucoup et parlait peu. Il a passé la fleur de sa jeunesse sans goûter aux plaisirs et aux jouissances de la vie. Il est resté célibataire et n'a jamais fréquenté les milieux où l'on s'adonnait aux beuveries et autres divertissements. Il n'a pas davantage été attiré par la beauté et la musique.

Seule l'intéressait la réflexion sur les voies et moyens pour atteindre les objectifs qu'il s'était tracés dans la vie, à savoir servir son pays et sa nation de la manière la plus noble et la plus efficace qui fût. Il projetait de créer une très grande imprimerie et envisageait de la doter d'une centaine d'employés. S'il n'avait pas été surpris par la mort, il aurait pu sans l'ombre d'un doute réaliser ce grand projet qui lui tenait au coeur.

Nous t'avons perdu, Saïd, et en te perdant, nous avons tout perdu. Nous avons perdu en toi le serviteur dévoué de la nation. Nous avons perdu en toi le leader de la presse marocaine. Où est maintenant cette lumière qui se répandait sur nous dans l'imprimerie et nous permettait de marcher sous son éclairage? Où est maintenant celui qui nous réconfortait avec son doux sourire et s'adressait à nous avec un coeur pur qui ne cachait aucune haine. L'imprimerie a perdu en toi son enfant. "Almaghrib" et "Al Taqafa" sont devenus des orphelins, mais ils continueront, le coeur meurtri, sur la voie que tu leur as tracée.

Ta disparition est une perte pour la nation, toi qui as mis toute ta vie à la servir. Il n'y a rien d'étonnant que tout le monde te pleure et que les coeurs se fendent. Tu as vécu heureux et serviable et tu t'es éteint après avoir accompli des actes méritoires.

Puissent le regret et l'affliction générale apaiser la douleur et constituer un motif de pardon. Ton âme est arrosée par la grâce et la miséricorde qui enveloppent ta dernière demeure.

Dors heureux, quand bien même nous déplorons ta mort
Comment, après ta perte, braver le coup du sort?
Tu as fait tant de bien, c'était ta destinée
Que Dieu te récompense pour avoir tout donné.

Omar Nejjar