Almaghrib - No spécial à l'occasion de la commémoration du 1er anniversaire de la disparition de Saïd Hajji - 6ème année - No 1189 - 11 mars l943.
Une année entière s'est écoulée depuis que tu nous as quittés, Saïd; et voici que tes amis dévoués et tes fidèles compagnons célèbrent aujourd'hui la commémoration du premier anniversaire de ta disparition, évoquent quantité de souvenirs, rouvrent une page pleine déjà tournée, se remémorent une étape fertile du combat que tu as mené dans la vie et revoient un soldat tombé au milieu de la mêlée et une pièce étonnante sur laquelle le rideau s'est baissé.
Tu n'es pas de ceux qui parcourent ce monde captivant, se laissent séduire par ses charmes et le quittent sans susciter un écho qui remonterait aux confins de la mémoire collective. Tu n'es pas de ceux qui se lient avec les gens, se contentent de la médiocrité et ne laissent d'eux-mêmes aucune trace qui reste présente à l'esprit, gravée dans les coeurs et inscrite dans le registre du temps. Au contraire, tu étais l'action personnifiée et avais l'espoir chevillé au corps. Tu as mené une vie débordante d'activités. Tu ne venais jamais à bout d'une étape sans en commencer une autre dont tu ignorais, après le travail fastidieux que tu envisageais d'entreprendre, quand tu allais enfin aboutir. Au demeurant, tu ne cherchais même pas à savoir si cette nouvelle étape avait une fin, tu ne lui fixais aucune limite et ne t'imaginais même pas si cette limite pouvait exister. Tu explorais tous les domaines; ton esprit planait sur tous les horizons.
Que suscite en moi l'évocation de ta mémoire? Elle me rappelle une foule de souvenirs et me ramène à un passé débordant d'activités, mais aussi d'espoirs et de rêves. Elle me ramène à des moments aussi nombreux que variés de notre histoire nationale. Tu étais loin de ton pays, en train de poursuivre tes études au Moyen-Orient où tu donnais à la jeunesse arabe l'exemple du jeune Marocain dynamique et pétillant d'ardeur.
Je me rappelle, pendant que tu étais loin de ta patrie, comment tu cherchais toujours à être informé des évènements qui s'y déroulaient, des activités qui y étaient déployées par tes compagnons de lutte et des étapes qu'ils avaient franchies dans le combat qu'ils menaient contre l'occupation étrangère. Tu t'intéressais aux grandes choses comme aux menus détails. Tu étais toujours à l'affût des mouvements de voyageurs pour te renseigner sur la situation au Maroc, y trouvant une source de soulagement et une matière à enrichir la banque de données qui te servait pour alimenter tes écrits journalistiques.
Mais, malgré celà, tu ne cessais de dialoguer avec toi-même, cherchant un meilleur sujet de consolation, et tu te disais, comme tu l'as écrit dans une lettre de Damas datée du 19 février 1932: "Patience, oh mon coeur! qui es brûlé du désir d'être dans mon pays et de participer aux activités de mes camarades qui militent pour la cause nationale. Il ne reste plus que quatre mois pour que nous nous réunissions de nouveau afin de concrétiser ce que nous jugerons utile de réaliser dans l'intérêt de notre patrie". Quand tu étais en Europe, loin de ton pays, tu ne t'es laissé griser ni par les aspects trompeurs de la civilisation occidentale, ni par sa fascinante grandeur ni par ses troublants artifices. Rien ne t'y a détourné de ton pays ni fait oublier tes amis.
Dans une autre lettre datée du 16 février 1936, tu as écrit notamment: "Je suis arrivé à Londres après un voyage qui a duré quelques jours, et je me suis trouvé dans une ville qui abondait en toutes sortes et qualités de marchandises; mais j'y ai ressenti une grande nostalgie pour mon pays". A un moment où tu ne pouvais exprimer tes émotions et tes impressions ni par ta langue ni par tes actions, tu recourais à la plume pour enregistrer les sentiments que tu portais à tes amis et à ta patrie. Nous éprouvions une jouissance inégalée à la lecture de tes lettres. Celles-ci portaient un courant d'affection qui aidait à supporter l'adversité. Elles étaient d'un profond soulagement pour l'esprit, et nous y voyions le meilleur interprète de tes espoirs et de tes rêves.
Tout celà et bien d'autres souvenirs refont surface aujourd'hui à l'occasion de la commémoration du premier anniversaire de ta disparition. Je n'oublierai jamais la collégialité qui nous liait au travail, ni la fraternité qui nous unissait sur le terrain de la lutte patriotique. Bien que le moment ne soit pas encore venu pour parler des camarades de travail et des compagnons de lutte, je citerai un ami parmi les plus dévoués, parce que parler de l'amitié de Saïd est un témoignage de fidélité et une consolation en même temps qu'un exemple à méditer dans les circonstances actuelles où le monde est à feu et à sang, dans ces circonstances de brutalité et d'inhumanité, mais où s'élèvent des voix du coeur et de l'esprit, de la pitié et de la compassion, à un moment où l'homme est devenu un loup pour l'homme et son pire ennemi.Le temps de l'amitié loyale et sincère est dépassé dans ces circonstances où la matière a pris le dessus sur l'âme et a fait triompher l'égoïsme sordide des manifestations de générosité qui doivent caractériser une humanité réconciliée avec elle-même, une humanité où l'amour du prochain doit l'emporter sur la cruauté, une humanité où l'esprit domine les passions, une humanité qui s'éloigne du désordre et du mal pour vivre dans un monde meilleur, où la paix et le bien sont rétablis.
Heureusement, l'espèce humaine compte encore dans ses rangs des hommes d'une grande élévation d'esprit et d'une infinie pureté d'âme, des hommes qui ont le mérite d'avoir accompli de grandes choses, et qui ont fait de l'amitié un agrément de l'existence, une jouissance du coeur et un réconfort pour l'esprit en même temps qu'un mobile pour le travail, une source d'énergie et un guide qui conduisent au succès. Tu étais l'ami qui savait apprécier l'amitié à sa juste valeur. Tu veillais à être toujours l'homme fidèle et dévoué pour ses amis, qui souffre pour qu'ils soient heureux et peine pour ne pas troubler leur repos. Tu trouvais en eux un refuge dans la difficulté, un guide quand tu ne savais pas quel chemin prendre, une aide quand tu avais besoin d'assistance et un soutien dans les moments d'épreuve. Tu étais pour eux le stimulant qui accroissait leur ardeur, les aidait à réaliser les espoirs les plus insolites, à initier les projets les plus variés, à maîtriser les obstacles les plus ardus, à dompter et aplanir les difficultés les plus insurmontables et à affronter à cette fin toutes sortes de danger avec témérité.
Tu étais un ami au vrai sens du terme. Tu ne croyais pas en cette amitié contingente et intéressée qui ne dure qu'un temps. Ton amitié était pure de toute tache. Tes qualités de noblesse étaient très appréciées de tes amis, et tu leur rendais justice en reconnaissant leur mérite et leur valeur. Cette estime partagée était renforcée par une admiration réciproque. Le courant de sympathie qui émane du coeur devient une amitié spirituelle. L'union des sentiments provoque à son tour un mélange d'émotion et de sensibilité. Et que dire de cette aisance qui commence par inspirer la considération avant d'être une source intarissable d'amitié et un motif de partage de vertus communes que ne sauraient effacer ni le temps qui passe, ni la distance des lieux les uns par rapport aux autres, ni l'éloignement physique?
Tu avais exprimé le souhait que j'efface de mon esprit toute image de toi et que je m'abstienne de te représenter sous quelque image que ce soit, comme tu l'as écrit dans une de tes lettres que tu m'as adressée de Salé en date du 7 août 1935: "...à l'exception de l'image de Saïd, cet homme simple, qui vit pour ses amis et voit dans l'amitié un très fort lien spirituel". Je me suis fait de toi cette image, conformément au désir que tu as exprimé de ton vivant, et me voilà conservant cette même image, comme tu l'as souhaité, après ta mort.
Hachmi El Filali