Sa Majesté la Presse
Dans les années 1930, Saïd Hajji a été l'un des premiers journalistes à défendre les libertés publiques. Portrait d'un nationaliste en avance sur son temps.
Saïd Hajji, qu'on appelait Sa Majesté la Presse, n'a vécu que 30 ans, mais ses réalisations restent inscrites à l'encre indélébile dans la mémoire du journalisme marocain. L'oeuvre de son frère [1], Abderraouf Hajji, intitulée Saïd Hajji, Naissance de la presse nationale marocaine (Editions Mohamed Hajji, 2007) retrace, à l'aide d'écrits littéraires, politiques et journalistiques, la vie d'un personnage trop méconnu du public, un précurseur qui a roulé sa bosse durant l'occupation française. Sa date de naissance le place, malgré lui, dans l'histoire. Il voit le jour le 29 février 1912 à Salé, soit un mois jour pour jour avant la signature du Traité de Fès instaurant le protectorat français. Tout un symbole, car durant sa vie, l'homme n'a cessé de se battre pour l'indépendance du Maroc. Patriote dans l'âme, son père place Saïd, ainsi que les deux derniers de ses quatre autres fils, à l'école coranique pour ne pas qu'il côtoie les fils de notables des écoles franco-musulmanes de l'époque. Il reste marqué par une enfance difficile où l'apprentissage du Coran n'a pas été de tout repos. "Je suis allé à l'école coranique le coeur gros, chargé de peur et de répulsion, souhaitant que la terre se fendit sous mes pieds", écrit notamment Saïd Hajji dans une lettre manuscrite datant du 1er janvier 1929. Son père, qui travaillait dans la fabrication de produits textiles, faisait partie des plus grandes fortunes de Salé. Ses jeunes années sont fortement influencées par son frère aîné Abderrahmane, qui suit de très près les mouvements nationalistes égyptiens ainsi que la guerre du Rif. Un an après l'exil du leader rifain Abdelkrim, il décide de militer pacifiquement en créant l'association Alwidad. C'est alors que naît, la fibre journalistique de Saïd Hajji.
Un exil volontaire
Son association a créé plusieurs hebdomadaires ou mensuels arabophones, publiés en lettres manuscrites et distribués par dizaines dans les grandes villes du royaume : Alwidad, Widad, Almadrassa et Alwatan, où Saïd est à la fois rédacteur en chef et directeur de publication. A l'époque, la ligne éditoriale ne mâche pas ses mots. Le 8 janvier 1929, l'hebdomadaire Alwidad expliquait en Une: "Ce journal a été créé pour combattre le colonialisme et l'esclavage. Chaque Marocain sera condamné à être anéanti s'il ne se réveille pas sur le champ et n'adopte la devise : la mort si nécessaire et que vive le Maroc !". Précurseur donc, Saïd Hajji est le premier journaliste à avoir lutté contre la menace du colonialisme et des dangers que subissaient la langue arabe. En août de la même année, alors qu'il étudie l'anglais au Marbel School de Londres, il adresse, avec son frère Abdelkrim, une lettre de soutien au chef de la révolution rifaine exilé sur l'île de la Réunion. Intercepté par les autorités, le courrier n'arrivera jamais à destination et provoque un remue-ménage au sein de l'ambassade de France à Londres. De retour au Maroc en 1930, les deux frères, qui souhaitaient poursuivre leurs études à Naplouse en Palestine, sont sommés de ne plus quitter le territoire national.
Quelques mois plus tard, la sanction est levée et Saïd Hajji part pour le Liban, afin de poursuivre son apprentissage à l'université islamique de Beyrouth. Il laisse la responsabilité de ses journaux à un ami, le journaliste Boubker El Kadiri. Faute de moyens, ces supports de propagande feront long feu. Mais le nationalisme du self-made-man se poursuit au-delà des frontières. Au Moyen-Orient, notamment en Egypte et en Syrie, il fait la connaissance d'intellectuels comme Mohamed Hassanaïn Haïkal, Taha Hussaïn et Abbas Mahmoud Al Akkad et ne cesse de dénoncer, à travers la presse de la région, les injustices du colonialisme que subissent les Marocains. Cinq ans plus tard, Saïd Hajji rentre définitivement au Maroc. L'aventure du leader nationaliste ne fait que commencer.
Lueur d'espoir
Dès son retour, la situation dans le pays est marquée par le Dahir berbère (qui divise arabes et berbères) et par de nouvelles résolutions du gouvernement français (qui ne laissent pratiquement aucun droit au sultan). La presse arabophone, présente dans le nord du Maroc, sous protectorat espagnol, est interdite dans le sud, contrôlé par les Français. Saïd, qui ne dispose plus d'organes de presse, s'attèle à la tâche, en diffusant par le biais du Comité d'action nationale, (dont il est l'un des principaux fondateurs) des tracts manuscrits pour lutter contre "l'hégémonisme du colon français". Son domicile devient un lieu de rencontre pour les nationalistes venus des quatre coins du royaume. Le militant est fiché par les renseignements comme "un des chefs du mouvement d'opposition qui prend de plus en plus d'influence à Salé". Parallèlement à ses activités avec le Comité d'action nationale, il collabore avec des journaux ou magazines du nord comme Al Hayat, Assalam et Almaghrib Aljadid pour faire passer ses idées avec des hommes comme Ahmed Balafrej, Omar Benabdejalil et Mohamed El Fassi.
En septembre 1936, un nouveau résident général de France au Maroc est nommé. Le général Noguès apporte une lueur d'espoir à la liberté de la presse. Trois canards sont autorisés à paraitre en 1937: le journal arabophone Al Atlas, porte-parole du Comité d'action nationale, le quotidien francophone L'action du peuple dirigé par Mohamed Hasan El Wazzani et le journal arabophone Al Maghrib, chapeauté par Saïd Hajji en personne. Après l'interdiction rapide des deux premiers, Al Maghrib devient l'unique vecteur de transmission de messages nationalistes, même s'il est soumis à des restrictions drastiques qui obligent parfois les lecteurs à lire entre les lignes. A l'annonce d'un nouveau Pacte national le 25 octobre 1937, quatre dirigeants (Allal El Fassi, Mohamed Elyazidi, Omar Benabdeljalil et Mohamed Mekouar) sont arrêtés. La plupart des nationalistes de Salé et des autres régions sous occupation française sont incarcérés, mis à part un certain Saïd Hajji. Certains disent que les relations privilégiées entre son père et les Britanniques y sont pour quelque chose. D'autres mettent en avant la stratégie française à ne pas vouloir totalement étouffer le phénomène du nationalisme. Qu'importe, sans ses frères partis à l'étranger, Saïd Hajji se retrouve avec une lourde responsabilité sur le dos et une épée de Damoclès au-dessus de la tête
Dialogue avec l'ennemi
La presse nationale durant le protectorat était une "école de prise de conscience politique et sociale en même temps qu'un miroir sur lequel venaient se refléter les ambitions des Marocains", comme analysait le quotidien Al Alam du 20 novembre 1988. En fin stratège, Saïd Hajji choisit le dialogue avec l'ennemi. Il s'entretient régulièrement avec le général Noguès pour obtenir la libération des détenus politiques, autoriser la diffusion de la presse, réformer l'administration et l'agriculture et améliorer le volet culturel et associatif. Résultat : plusieurs détenus sont libérés en 1938. En 1940, il lance la revue Al Taqafa Almaghribia (la culture marocaine), qui reste, à nos jours, une référence. Atteint d'une maladie incurable, ce pionnier du nationalisme marocain décède peu après, le 2 mars 1942. Bourré de talent, mûr d'esprit, toujours souriant, travailleur acharné, imperturbable, grave lorsqu'il le fallait mais toujours pondéré... c'est ainsi que l'historien Mohamed Doukkali décrit Saïd Hajji dans Le Coran, essai d'interprétation (Editions du Jaguar, 2006) [2]. On comprend alors pourquoi il était, selon les dires de son époque, le plus jeune des adultes.
[1] L'auteur de l'ouvrage est le neveu de Said Hajji. -- A. Hajji
[2] Coquille d'impression à corriger comme suit: ,,. dans le panégyrique qu'il lui a consacré à l'occasion de la commémoration du 40ème jour de sa disparition. -- A. Hajji
[Source]