Portrait: «Saïd Hajji était un homme de projet et de vision»
Chapeau page une
«La ville de Salé a fourni au mouvement national des hommes de valeur Abou Bakr Kadiri, le défunt Abderrahim Bouabid et le regretté Saïd Hajji dont la naissance le 29 Février 1912 coïncidait avec l'avènement du traite de Fès».Ce dernier, décédé à 30 ans a laissé aux futures générations et pour reprendre le titre d'un chapitre «une symphonie inachevée» qui nous pousse aujourd'hui à aller plus loin dans la découverte et la connaissance d'un des fondateurs du mouvement national, inlassable voyageur de l'orient et l'occident, fondateur du journal Maghreb. Celui ci par ses documents sur la vie culturelle et artistique du Maroc des années 30 et 40 constitue du reste, un bon matériau d'histoire.
La rencontre organisée le 23 Septembre dernier au club de la presse à Rabat animé par l'auteur de «Saïd Hajji, naissance de la presse nationale marocaine» Abderrahouf Hajji et par différents penseurs enseignants, journalistes et historiens ont permis d'inscrire dans le présent une mémoire et une réalité du vécu d'un homme du passé resté étonnamment moderne dans ses écrits. C'est le sens de l'intervention de Latifa Akherbache Secrétaire d'État aux Affaires Étrangères dont la thèse portait précisément sur le presse nationale. «Par les sujets abordés sur les libertés publiques, sur l'évolution du Maroc, ou le rôle des associations et de la société civile, sur la crise économique, l'émancipation des femmes, ou les problèmes de l'enseignement Saïd Hajji reste d'une actualité étonnante, souligne-t-elle dans son intervention.». Pour Mohamed Achaari et Mehdi Al Mandjra, il faut exercer ce devoir de mémoire, la mémoire des témoins des événements du Maroc de cette période pouvant constituer un beau matériau de l'histoire du pays. Si le retour à la mémoire et aux lieux de mémoire pluriels se développe en Europe, sans doute pour faire face aux pertes de repères traditionnels et aux évolutions des états et du monde, le Maroc reste quelque peu absent de ce phénomène de société. Sans doute faudrait-il encourager les historiens à revenir sur ce siècle qui a façonné le Maroc d'aujourd'hui. En publiant l'ouvrage imposant «Saïd Hajji, naissance de la presse nationale marocaine» Abderraouf Hajji, nous propose d'aller dans ce sens et d'ouvrir le coffret des souvenirs des années 30 et 40 ou l'on voit défiler des hommes de talent et d'engagement. Abou Bakr Zniber, Mohamed Ben Ali Doukkali, Mohammed El Fassi, Ahmed Bennani, Abdellah Ibrahim, Kacem Zhiri, Abderrahman El Fassi, Ahmed Balafrej, Abou Bakr El Kadiri, Ahmed Elyazidi, Omar Benabdejalil, Mohamed El Fassi, Mohamed Hassar, Bouayyad et bien d'autres encore qui ont porté leur empreinte dans le livre d'histoire du Maroc.
Entretien avec Abderraouf Hajji, auteur de «Saïd Hajji, naissance de la presse nationale marocaine»
Par Farida Moha
Interview - Abderraouf Hajji, auteur de «Saïd Hajji, naissance de la presse nationale»
Saïd est né et a grandi dans un milieu intellectuel et très politisé. La maison était ouverte à tous les penseurs et écrivains de l'époque et les discussions l'ont beaucoup mûri au point où l'on appelait le «cheikh des jeunes».
A 15 ans, il a créé la première association Al Widad pour pousser ses compatriotes à compter sur eux-mêmes... Son neveu Abderraouf dresse le parcours d'un homme particulier.
Le Matin : Vous vous êtes lancé dans un travail de recherche, véritable devoir de mémoire ou devoir de connaissance de vos aînés. Comment s'est opérée votre démarche ?
Abderraouf Hajji : J'ai commencé par une première édition du recueil de poèmes en arabe de mon père Abderrahman Hajji. La seconde édition a recueilli plus de 10.000 vers. Nous avons organisé des séminaires culturels dans des universités, des soirées présidées par le Premier ministre et placées sous l'égide de Sa Majesté le Roi. Tout en faisant mes recherches, je me suis rendu compte qu'il y avait beaucoup de documents et d'écrits sur Saïd Hajji, mon oncle. J'ai publié un premier ouvrage en arabe suivi d'un second en français «Saïd Hajji, naissance de la presse nationale marocaine».
Sur quels matériaux avez-vous travaillé ?
Tout d'abord sur ses écrits car Saïd a beaucoup écrit. Mais ces écrits étaient épars dans des bibliothèques privées de Salé et de Tanger et dans la bibliothèque nationale, dans les fondations. Ma s#ur Aicha m'a été d'un précieux concours car elle s'est investie dans la recherche ici au Maroc. Mon neveu, de son côté a fait des recherches à Nantes et à Aix-en-Provence en France. Certaines archives à caractère militaire y ont été regroupées et pouvaient être consultées.
Saïd Hajji est mort très jeune à 30 ans, d'une maladie incurable après une vie passionnante à Salé, à Londres, à Damas. Qui était-il ?
Saïd est né et a grandi dans un milieu intellectuel et très politisé. La maison était ouverte à tous les penseurs et écrivains de l'époque et les discussions l'ont beaucoup mûri au point où l'on appelait le «cheikh des jeunes». A 15 ans, il a créé la première association Al Widad pour pousser ses compatriotes à compter sur eux-mêmes. Il a créé ensuite cinq ou six journaux manuscrits et réécrits par des bénévoles qui les distribuaient ensuite à travers le Maroc. Il croyait en la puissance et la force de l'écrit. En 1929, il a passé un an en Grande-Bretagne pour apprendre l'anglais et pour se frotter à d'autres civilisations. Il voulait partir ensuite à Naplouse en Palestine pour poursuivre ses études et rejoindre son frère qui s'y trouvait déjà. Cela ne lui fut pas possible car M. Terrasse qui était professeur à l'Institut des hautes études marocaines et qui avait fait une mission au Moyen-Orient produit un écrit où il fustigeait la présence à Naplouse de «fanatiques». L'université de Naplouse écrivait M. terrasse est réputée pour son fanatisme musulman et sa xénophobie dont les puissances coloniales en font les frais. Saïd Hajji choisit alors Beyrouth qui était sous mandat français et où les autorités françaises exerçaient une stricte surveillance. Saïd Hajji, son frère et ses amis étaient en contact avec ses amis du Maroc qui l'informaient et lui transmettaient des nouvelles qui paraissaient dans les journaux.
En Syrie, au Liban, en Irak, en Egypte, il y avait un petit groupe de Marocains notamment de Tétouan qui ont créé une association des étudiants du Maghreb analogue à celle créée à Paris. Saïd a ensuite créé une association avec Mohamed Hassar, Lyazidi, Bouayyad. Ces quatre personnes se sont mises en conclave pendant 40 jours et ont produit un cahier de doléances étoffé où ils ont listé tous les besoins du Maroc dans tels et tels domaines. Ce cahier de revendications était un prélude au Manifeste de l'indépendance et démontrait que la période des années 1920-1930 était extrêmement riche et dense en revendication et en formation de l'esprit nationaliste. C'est aussi une période d'organisation et de constitution de réseaux. On voit apparaître des noms comme ceux d'Allal El Fassi, Mohamed Al Ouazzani et au niveau de Salé Boubekr les frères Said et Abdelkrim Hajji, Mohamed Hassar, Mohamed Maaninou et Mohamed Chemao Ce sont ses amis d'enfance. Il y avait aussi Ahmed Balafrej qui demandait toujours son avis sur toutes les questions se rapportant à l'organisation et au fonctionnement du comité d'action nationale puis du Parti national. Il y avait aussi Mohamed Elyazidi, Omar Benabdejalil pour ne citer que ceux qui faisaient partie du groupe des dirigeants de l'époque. Toutes ces personnes s'investissaient à travers des conférences pédagogiques et des écrits. Saïd était un homme de projet et de vision qui posait un réel problème aux services de l'époque. Il n'a eu de cesse d'organiser, de créer des comités des associations, de bouger ici et là, d'initier des correspondances notamment avec Abdelkrim Khattabi qu'il admirait.
Tous ces voyages, ces déplacements exigeaient des moyens. En avait-il ?
Said était issu d'une famille aisée selon les critères de l'époque. D'autre part, il avait acheté une imprimerie la Mamounia, qui porte aujourd'hui le nom El Amal en Angleterre où son frère commerçant vivait. Ses parents étaient aisés, ils faisaient de l'import-export, ils ont eu le privilège de pouvoir se déplacer, d'être invités chaque année par la Reine d'Angleterre, de représenter le commerce du Maroc à la Foire des industries britanniques. Son père qui a beaucoup aidé le mouvement national était devenu un spécialiste de l'argenterie au point où Mohammed V l'avait chargé de procurer l'argenterie de tous les palais.
Un confrère d'El Ittihad Ichtiraki avait rappelé dans un de ses écrits que «Saïd Hajji, en sa qualité de membre des plus influents du mouvement national à Salé», avait participé au combat mené contre le dahir berbère et a contribué à l'élaboration du «Cahier des revendications du peuple marocain» qui avait été présenté en 1934 aux autorités coloniales. La question du dahir berbère a été évoquée lors de la récente rencontre au club de la presse...
Au moment où le discours colonial s'orientait vers l'adoption d'une politique de durcissement avec la mise en place d'un régime d'administration directe, Saïd a revendiqué l'abrogation des mesures discriminatoires prises à l'égard des Marocains et réclamé l'instauration d'un régime approprié de libertés publiques et privées. Pour mener ce combat, le seul moyen d'y parvenir était de faire appel à la prise de conscience de la communauté d'intérêts scellés par notre identité culturelle ainsi qu'à l'esprit de solidarité qui nous lie les uns aux autres. A l'époque la puissance occupante estimait que l'émergence d'une société civile était de nature à favoriser l'extension des initiatives associatives individuelles qui risquaient de s'ériger en contre pouvoirs de l'administration coloniale. Celle-ci mettant en avant le principe de «divide et impera» (diviser pour régner) s'est donné pour objectif de séparer les populations arabes des populations berbères en imposant à celles-ci l'usage exclusif du français et en interdisant l'éducation religieuse fondée sur les principes islamistes. Je raconte dans l'ouvrage que ce n'est qu'après la parution du dahir que les patriotes marocains se sont rendu compte du danger qui menaçait le pays dans son ensemble. Ils ont tenu de très nombreuses réunions pour se concerter sur l'attitude à prendre, et décidé à l'unanimité de combattre la politique berbère considérée comme un véritable affront à la nation marocaine et une atteinte des plus préjudiciables à sa dignité. Ils ont commencé par expliquer aux masses populaires que les objectifs de cette politique et les intentions qui animaient l'administration coloniale en l'adoptant étaient de diviser le pays pour mieux permettre à la France d'y régner en maître absolu. La réaction du public marocain dans les grandes villes s'est concrétisée par un très vaste mouvement de soutien et d'encouragement aux initiateurs du mouvement de protestation, non seulement à cause de la méfiance qu'ils ont toujours eue à l'égard de la puissance coloniale et que la politique berbère n'a fait que renforcer, mais aussi en raison de la situation de précarité, sinon de misère, dans laquelle ils se trouvaient et de l'état d'étouffement auquel le manque de liberté les a conduits. Le mouvement de protestation a commencé à Salé, suivi de Rabat puis de Fès avant de s'étendre à d'autres villes du Maroc. Le Sultan, de son côté, n'a cessé de protester et de demander que le texte du dahir soit amendé, mais il n'a reçu que des promesses évasives et des réponses dilatoires jusqu'au 16 mai 1932, date à laquelle la nation était prête à se soulever pour exprimer son indignation et sa révolte contre le maintien de la politique berbère. Des tracts ont été diffusés dans tout le pays. La situation a failli dégénérer comme au premier jour de la parution du dahir... Il fallait réagir par une politique qui renforcerait la cohésion et la foi qui animent toute communauté humaine Dans ce sens, Saïd Hajji va créer en janvier 1927, la première association que le Maroc a connue sous le protectorat «l'association Alwidad».Le texte qui définissait l'objet de l'association Alwidad précisait que le but de sa création était d'en faire le noyau d'un instrument politique auquel viendraient se rattacher d'autres entités initiées dans les autres villes du royaume, donnant ainsi à cette ébauche du mouvement associatif la crédibilité nécessaire. Saïd a doté l'association Alwidad de statuts prévoyant la mise en place d'un bureau animé de collaborateurs bénévoles. L'association a fait également paraître un hebdomadaire «Alwidad» entièrement manuscrit agrémenté d'illustration photographiques et reproduits en dizaines d'exemplaires distribués aux abonnés de Salé et des grandes villes. Saïd avait choisi comme devise du journal «le droit prime la force, la nation est au-dessus du gouvernement» reprenant ainsi une idée force de la figure de proue du patriotisme égyptien Saad Zaghloul. Les activités culturelles de l'époque étaient couvertes par le mensuel portant le même nom qui donnait une large place au mouvement et aux courants d'idées de l'époque. Le journal «Al Madrassa» lui servait de tribune pour mettre en relief les avantages de l'enseignement moderne et fustiger les méthodes archaïques de l'enseignement traditionnel. C'est dans le journal «Al Watan» où il exposait les questions intéressant les jeunes.
En tant que journaliste passionné, que pense-t-il de la presse de l'époque et surtout quel était selon lui la mission de la presse ?
Saïd Hajji soulignait dans ses écrits que le journaliste devait être conscient de la gravité de la responsabilité qui lui incombe ; c'est à lui qu'il appartient de réveiller les consciences endormies ; et c'est sur les colonnes des journaux que les hommes de culture remplissent leur devoir en dévoilant les maux qui rongent la nation, tout en élevant sa voix et en portant bien haut son message. La presse marocaine a devant elle un vaste domaine d'études des aspects qui ont besoin de rénovation, et a beaucoup à faire pour expliquer les moyens pratiques auxquels elle doit avoir recours ainsi que les méthodes compatibles avec l'esprit de justice et d'équité que le gouvernement se devra de respecter s'il veut se distancer de cet esprit malsain qui règne au sein de son appareil administratif et qui en fait un foyer de nuisance et de chaos alors qu'il devrait être un instrument d'ordre et de service public. La mission de la presse disait-il est de la plus haute importance, et il appartient au journaliste marocain d'exercer son esprit critique, tout en oeuvrant dans l'intérêt d'une évolution rapide de sa profession, évolution qui doit tenir compte des bouleversements de notre époque ; et ce n'est qu'à cette condition qu'il remplira sa mission journalistique d'une manière qui puisse satisfaire sa conscience professionnelle et ses orientations réformistes d'une part et les exigences du public des intellectuels d'autre part.
Par Farida Moha | LE MATIN