Le supplément culturel du journal "Almaghrib" - No 1 du 7 avril 1938
La consolidation de l'avenir de notre pays est tributaire de plusieurs bouleversements destinés à imprimer aux différents aspects de notre vie individuelle et collective une orientation conforme à l'esprit de notre époque et s'adaptant aux courants de son évolution. C'est à cette condition que nous serons en mesure de préserver notre identité et d'oeuvrer à la stabilité des conditions de notre existence.
Nous manquons de beaucoup d'éléments susceptibles de nous renforcer dans notre volonté d'étendre aux nationaux le bénéfice des avantages sociaux dont ils sont privés.
Sur le plan de l'économie, nous n'avons d'autre choix que de renouveler ses rouages et d'établir ses assises sur des fondements solides et des voies nouvelles.
Sur le plan politique, il nous appartient d'insuffler un esprit nouveau au sein des groupements de la nation pour qu'ils se rendent mieux compte de leurs droits et s'acquittent de leurs devoirs dans la sérénité et la paix.
Au plan moral, nous devons combattre ces fléaux qui se sont répandus dans notre milieu et qui l'ont rabaissé au niveau où il se trouve à l'heure actuelle.
Certes, dans tous ces domaines, nous avons besoin de fournir un effort sérieux et soutenu, mais il est un domaine qui requiert plus que tous les autres une mobilisation de toutes nos énergies - du moins pendant un premier temps - c'est celui de l'esprit et de la culture, car nous ne voyons dans notre milieu qu'un semblant d'efforts disparates que ne réunit aucune idéologie et qu'aucun lien ne rattache les uns aux autres. Le Maroc qui a ouvert les yeux sur une nouvelle vie depuis un quart de siècle, est demeuré au dernier rang dans le domaine de la culture.
Une catégorie de jeunes s'est laissée influencer par la culture française qu'elle considère comme une nourriture spirituelle appétissante, sans pour autant arriver à la digérer pour fournir une production analogue dans sa langue maternelle ni même dans la langue française.
Une autre catégorie de jeunes lecteurs s'inspire de la production de la culture arabe contemporaine et essaie de l'imiter tantôt avec succès tantôt en y essuyant des échecs.
Une troisième catégorie, plus proche de la culture marocaine que les catégories précédemment citées, est celle des érudits qui sont restés en contact avec le passé du Maroc, et qui ont fourni de gros efforts pour le faire connaître aux nouvelles générations grâce à leurs publications et à leurs causeries. Mais il est souvent difficile de percevoir à travers leurs propos un enseignement culturel efficient, qui engage l'esprit marocain dans une direction claire et précise.
Et pourtant, personne ne peut nier que la terre marocaine est parmi les plus fertiles, et que, quelle que soit la cruauté du sort qui s'est abattu sur elle, elle produit très souvent une végétation luxuriante qui s'apprête à une consommation immédiate et au prix de très peu d'essais opérationnels.
Le Maroc n'a jamais connu de stérilité dans son passé pas plus qu'il n'a été dépourvu de têtes pensantes ni d'intellectuels chevronnés. Son rôle à l'heure actuelle n'incite pas au désespoir et ne permet pas d'être pessimiste sur l'évolution du sursaut culturel de la nation; bien au contraire, il invite à réfléchir sur les données du mouvement intellectuel qui se dessine, à en rechercher les causes afin de lui faire parcourir de grands pas dans la voie du succès.
Il ne fait pas de doute qu'en fournissant les efforts nécessaires pour concilier entre l'histoire intellectuelle du Maroc et celle des civilisations des autres peuples, dont le message est transmis à notre pays par un groupe d'enseignants français et d'autres intellectuels étrangers, nous assisterons au Maroc à un mouvement de renaissance culturelle de nature à effacer de notre esprit d'innombrables images désuètes pour les remplacer par des images nouvelles permettant de découvrir dans les secrets de notre passé ce qui mérite d'émerger et de renaître.
Ce supplément, qui paraît pour la première fois aujourd'hui, se propose en grande partie d'enregistrer l'évolution de ce mouvement, avec l'espoir que le brassage des idées puisse dégager une ligne de conduite pour l'avenir. C'est la raison pour laquelle le comité de rédaction ouvre les colonnes de ce supplément à tous les intellectuels, et les prie d'y trouver un lieu d'expression de la culture marocaine au sens large du terme. Tous les efforts empreints de sincérité qui seront déployés au service de notre culture seront les bienvenus. Seront ainsi publiés tous les articles qui présentent un certain intérêt et qui ne touchent pas aux domaines suivants:
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La politique intérieure du Maroc: celle-ci doit être couverte par des journaux à caractère politique et, à défaut de couverture par ces journaux, il est indispensable que chaque organisme politique ait son propre organe de presse. Si ce supplément culturel réserve un espace à la politique internationale, c'est uniquement dans le souci d'éclairer l'opinion publique sur les évènements qui marquent l'histoire contemporaine, indépendamment de tous commentaires et de tous jugements sur les actualités internationales de la semaine. Celles-ci sont présentées comme un répertoire des évènements sans qu'il soit fait allusion à leurs orientations politiques.
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Il en est de même des querelles entre les tendances sectaires et réformatrices. Celles-ci doivent trouver refuge dans des publications spécifiques. Ceci étant, le présent supplément accordera une extrême importance aux questions intéressant la législation musulmane et les valeurs supérieures de notre religion.
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Idem pour les critiques individuelles délibérées. Le comité de rédaction de ce supplément reconnaît, certes, que la critique constitue un facteur important dans le processus de la résurrection culturelle, mais n'accepte pas de publier les critiques qui ne servent pas la cause de la vérité et qui ne contribuent pas à la revalorisation du goût littéraire en général. Les critiques individuelles improductives aboutissent à des accusations calomnieuses qui n'ont pas leur place sur les pages de ce supplément.
Nous nous excusons par avance de ne pas publier les projets d'articles rentrant dans l'une ou l'autre des catégories mentionnées ci-dessus.