Damas, 9 mars 1932
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Si on a l'avantage de se prévaloir d'une formation scientifique qui permet d'analyser les phénomènes du monde qui nous entoure et expliquer les mystères de l'existence en s'appuyant sur les principes de la science et la portée de leur exactitude, ceci n'autorisera pas à douter de l'existence de liens qui nous unissent aux plaisirs innocents de la vie qu'en tant qu'êtres humains nous nous plaisons à goûter et à éprouver une sensation de bien-être à en apprécier les images fascinantes. Notre devoir de chercheur épris de rigueur et de précision est de cultiver les goûts et les penchants que nous portons au fond de nous-mêmes, d'alimenter nos sentiments avec ce qu'il y a de raffiné dans les sources du plaisir, sans chercher à en connaître les causes ni les effets, d'apprécier les secrets de la beauté et d'orienter nos tendances vers une direction qui, plus qu'elle ne provoque le désir, captive l'esprit et lui éclaire la voie à suivre. Mais, si nous mettons de côté la clé du plaisir sensuel, notre vie ne craindra pas son courant dévastateur et reflètera d'une manière éclatante, non pas les désirs refoulés, mais la pureté de l'âme et la probité de la conscience.
Tout homme qui a du sang dans les veines se sent attiré par le sexe faible ou par les airs mélodieux de la musique, autant de sources de volupté qui, telle une réaction chimique, exercent un déclic qui l'entraîne vers une direction qui n'est pas forcément celle de son choix. Mais rares sont ceux qui approfondissent leur réflexion sur les secrets de cette attractivité pour en connaître l'essence et être en mesure d'en maîtriser la force afin de mieux mettre en valeur ses aspects spirituels et en faire une source d'où jaillit le pouvoir magique du génie créateur, ce qui nécessite un abandon corporel absolu à l'esprit et à la grande pénétration de l'intelligence. Le monde a évolué; la connaissance a ouvert devant nous de vastes horizons pour nous permettre de voir dans les instances de notre psychisme les zônes d'ombre et de lumière, avec ce qu'elles renferment d'impulsions hétéroclites et d'espérances contradictoires.
Le penseur a désormais le devoir de ne pas engager une réflexion philosophique sur la vie à partir d'une vision de l'imaginaire, voire d'une déduction logique ou d'un jet de lumière de l'esprit pur. Il devra adopter des critères variés si tant est qu'il veut se retrouver dans les méandres de la vie dans sa démarche philosophique et se préparer à expérimenter le mal dans tous ses aspects comme il le fait pour le bien. C'est alors que son jugement sera en parfaite concordance avec son champ d'observation, qu'il renforcera les fondements de son édifice, en ajustera les différentes composantes les unes avec les autres et arrivera à obtenir des résultats ordonnés. Le penseur ne doit pas mener une vie d'ascète, pas plus qu'il ne doit se livrer aux diverses tentations du plaisir, ni faire du juste milieu un principe de conduite à l'instar des faibles d'esprit qui ignorent les frontières de leur consistance spirituelle et qui n'arrivent pas à engager leur réflexion dans la bonne voie. Le penseur se doit, au contraire, d'être toujours à l'écoute de la mouvance de sa conscience de façon à pouvoir en déterminer les limites, qu'elles soient rapprochées ou lointaines. Il doit lui ouvrir l'accès aux domaines de l'expérience afin de l'éduquer, de comprendre par quelle force elle est mue et sur quel pivot elle est établie et de maîtriser les leviers de commande qui agissent sur elle, laissant ainsi l'usage de la rudesse ou de la douceur aux faibles d'esprit et aux débiles mentaux.
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Je ne sais pas comment la plume m'a entraîné dans cette voie, alors qu'il n'était pas du tout dans mes intentions de me livrer à ce genre de réflexion. Je voulais tout simplement vous entretenir d'une heure de chant au cours de laquelle j'ai été sous le charme de mélodies musicales qui m'ont littéralement ensorcelé, et vous faire part des impressions que je ressentais dans mon isolement au sein de la nature qui se faisait l'écho de ces mélodies. Mon but était de vous communiquer l'idée que je me suis faite du talent dont l'homme était doué et de la manière dont il cherchait à transcender la réalité de la vie, tant il est vrai que cette heure m'a révélé le talent d'un grand virtuose du violon: le nommé "Chawa".
Je me suis rendu au concert qu'il a donné à l'Université de Damas, l'esprit encore chargé d'un relent d'amertume à l'encontre des orientaux, en pensant qu'à force de les voir imiter l'occident, on ne trouvera plus parmi eux d'artistes qui maîtrisent la musique orientale authentique, et on aura, tout au plus, des images dénaturées et mal imitées d'un talent européen qui domine par ses aspects de grandeur et par sa forte personnalité. Nous avons pris l'habitude de les entendre dire - comme tous les autres orientaux - qu'ils doivent leur suprématie au processus de renouveau; mais, en réalité, l'origine de leur succès est à chercher, non pas au niveau du génie créateur, mais à celui de l'imitation et du plagiat.
Je suis entré dans l'amphithéâtre de l'Université qui était bondé de jeunes et de moins jeunes, et me suis interrogé sur les mobiles qui ont incité cette assistance à venir si nombreuse à ce concert. Est-ce que cet artiste génial inspire une certaine sympathie parce qu'il imite l'occident? Ou bien est-ce que le public accorde beaucoup d'intérêt à ce grand talent parce qu'il est égyptien? En réalité, on peut invoquer tous les mobiles pour expliquer l'intérêt porté par le public de Damas pour cette grande soirée musicale. L'assistance est composée essentiellement de jeunes intellectuels issus de milieux aisés, qui savent apprécier les arts et qui, comme le reste de la jeunesse orientale, prennent la défense de tout ce que l'occident soutient et repoussent tout ce qu'il rejette, même si celà va à l'encontre de leur nature.
Ils sont également fervents de tout ce qui a un rapport avec l'Egypte. Le Syrien cultivé est plus Egyptien que l'Egyptien et a beaucoup de considération pour le progrès réalisé en Egypte. La personnalité de Saâd et celle de Nahas exercent une influence non seulement sur les bords du Nil, mais aussi dans le reste des pays arabes et surtout en Syrie, cette terre du nationalisme et du sacrifice. La presse égyptienne a conquis tous ces pays comme elle a conquis le nôtre. Tout le monde y trouve un délassement, contrairement à nos journaux qui ont les mains liées. Lorsque la presse égyptienne parle de l'Egypte et de ses hommes de talent, elle ne le fait pas avec le style sec de la plume syrienne, mais elle te divertit, te séduit et finit par te conduire vers cette sacralisation et ce respect stupéfiant. La réalité est que si l'Egypte est devenue de nos jours le leader du monde arabe, elle doit sa suprématie à sa presse qui est diffusée partout, ce qui lui a permis d'établir des liens solides avec la grande masse des lecteurs d'expression arabe.
Je suis fermement convaincu que si "le Parti Wafd" égyptien voulait grouper autour de son programme d'action fondé sur le droit et la liberté l'ensemble de la nation arabe et de la diriger sous son leadership, il y aurait réussi relativement facilement et aurait pu se dresser de manière effective devant le courant occidental en Orient, même si cette entreprise nécessite quelques efforts pour venir à bout de la confiance dont ce courant jouit auprès de ses partisans spirituels. Il est même possible d'affirmer que les ressortissants de ces pays en savent plus sur l'Egypte et le renouveau égyptien que sur leur propre pays. Il ne faut donc pas s'étonner si la présence d'une si grande assistance s'explique par le fait que l'animateur principal de la soirée vient d'Egypte, ce pays que le Syrien place à un niveau très élevé de son estime.
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Le concert a commencé à 21 heures et s'est terminé à 0h30. Mais je ne me souviens pas comment ces heures se sont envolées de ma vie sans m'en rendre compte. J'ai tout oublié de la vie et je me suis oublié moi-même. J'avais l'impression qu'un rideau opaque obscurcissait ma pensée pendant ces longues heures, que mon âme s'est détachée de mon corps pour s'installer dans son monde, qui n'était pas ce monde matériel. La musique s'est terminée et mon âme continuait de fredonner ces airs magiques longtemps après la fin du spectacle et aurait souhaité les écouter de nouveau et les réécouter plusieurs fois, et si possible la vie durant.
Notre soliste ne possédait pas une maîtrise scientifique de son art ni une compétence académique dans les disciplines musicales, mais il avait un talent et une inspiration naturels. Il lui suffisait d'être à l'écoute de ses sensations et de sa profonde sensibilité pour les traduire en une composition musicale qu'il exécutait au violon suivant le rythme des battements de son coeur. A la fin de chaque morceau, il était tout trempé de sueur comme s'il venait d'exécuter un travail physique et mental extrêmement accablant, alors qu'il n'était exténué que par l'effort de concentration de son esprit et de l'agilité de ses mains dictés l'un et l'autre par le souci de rendre aussi fidèlement que possible ce que lui inspirait la muse musicale. Il n'était pas lié par les règles de l'art qui régissent la musique instrumentale. Il traduisait ce que ses créations artistiques lui procuraient comme sensations qu'il ressentait et allait en chercher les sources d'inspiration dans le tréfond de son coeur. Il restait debout sous les feux de la rampe, portant son violon qu'il estimait être l'unique compagnon de sa vie, et à qui il imprimait une incroyable vivacité de mouvement comme si, entre l'instrument et le violoniste, il existait une communion de pensée parfaite.
Il m'est difficile d'expliquer ou de décrire ces vibrations acoustiques qui nous poussent à nous replier au fond de nous-mêmes afin de savourer avec nos âmes les joies éternelles du ciel qui laissent entrevoir un monde entièrement baigné de lumière et de grâce. Puis, une belle voix s'éleva à côté de notre violoniste, déclamant un vers avec une suavité admirable. Le violon lui répondit avec la même douceur si bien que l'on ne savait vraiment pas laquelle des deux tonalités provenait de la voix humaine et laquelle de l'instrument de musique. Nous étions fascinés par les prouesses d'imitation du violon, et nous nous demandions s'il n'exprimait pas mieux la réalité de la voix humaine que les cordes vocales de l'être humain lui-même. Mais, en réalité, c'était l'âme du soliste qui exprimait des airs enchanteurs avec toute la force de son talent et la marque de son génie créateur.
Puis, nous avons pu voir notre artiste au summum de son talent. Il ne se limitait pas à imiter la voix humaine ou les airs de musique, il imitait les oiseaux de toutes les espèces et de toutes les couleurs, Il gazouillait comme eux, imitait les pleurs des enfants, appelait à la prière avec un recueillement qui touchait au sublime, vous donnant l'impression d'écouter un muezzin à la voix délicate, au timbre mélodieux, au coeur déférent qui implore le pardon et la miséricorde à l'aube d'un jour encore éclairé par les reflets lumineux de la lune, clamant à haute voix: "la prière est mieux que le sommeil". La prière est en effet une illumination du coeur en même temps qu'un moyen de chasser les signes de la paresse pour accueillir le lever du jour avec des forces plus fraîches et un dynamisme renouvelé.
Il imitait le véhicule de transport en mouvement, et vous amenait à vous laisser bercer par un beau rêve en montant à bord de ce véhicule et en écoutant le bruit du moteur qui annonçait l'heure du départ. Vous faites vos adieux aux membres de votre famille, et une chaude larme se transmet de votre joue à la leur et de leur joue à la vôtre, vous serrez dans vos bras ceux qui vous sont les plus chers, et puis le véhicule démarre emportant un corps sans âme.
Il imitait aussi l'embarcation qui flotte sur le Nil pendant que le bruit des rames retentit dans vos oreilles. Vous avez alors l'impression d'embrasser du regard le fleuve du Nil et d'apprécier la beauté et le pouvoir de séduction dont la nature l'a comblé. Je ne sais pas comment un Egyptien réagirait à l'écoute de cet éternel épisode artistique extrait de sa vie de tous les jours ni comment il y serait sensible. Pour ma part, et quand bien même je n'ai jamais vu le Nil, ni écouté le clapotis de ses vagues, j'ai pu admirer maintenant le paysage d'un fleuve qui a réveillé toute ma sensibilité; j'ai entendu le bruit du rameur; j'ai vu la nature dans toute sa splendeur, et je ne sais pas si l'Egypte dispose de paysages aussi beaux que ceux que j'ai pu voir ce soir-là.
En assistant au spectacle donné par "Chewa", j'avais les larmes aux yeux et, le coeur serré, je ressentais une profonde nostalgie pour ma patrie que je me représentais à travers le fleuve du Bouregreg et les paysages qui l'entouraient sur les deux rives de Rabat et de Salé. J'entrevoyais ces deux villes avec leurs habitations et leurs phares qui lançaient leur éclairage tournant pendant que le coucher du soleil répandait au loin sur la surface de l'océan ses rayons de lumière dorée qui ondulaient avec les vagues, et que les nuages multicolores, d'une beauté plastique, fascinaient les esprits et captivaient les coeurs les plus secs.
Je me rappelais que nous étions un petit groupe de jeunes liés par une solide amitié et une totale communauté de pensée, et que nous étions tous à bord d'une barque, tantôt écoutant de la musique, tantôt observant le silence devant la majesté des paysages qui nous entouraient, le corps tressaillant et les nerfs tendus en voyant ce spectacle grandiose qui nous incitait à nous prosterner devant le Créateur de ce bel univers.
A la fin du spectacle, les gens étaient dans un état d'ébriété sans être ivres, mais notre artiste les a ensorcelés au point où ils n'arrivaient plus à marcher qu'en titubant. Je me suis alors tourné vers mon ami et lui ai dit:
"Ce n'est pas du tout un imitateur comme je le craignais, c'est un génie hors pair; les Egyptiens doivent en être fiers et lui donner la place qu'il mérite parmi les grands hommes et les sommités de leur pays".
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La musique instrumentale et vocale, la poésie, la peinture et la sculpture sont autant de disciplines des beaux arts. Les rapports que l'homme entretient avec ces disciplines peuvent être déterminés par la science et justifiés d'une manière convaincante pour l'esprit. Mais ce qui nous intéresse par delà cette détermination et cette justification, c'est de savoir comment l'homme de science en est arrivé à lever le voile sur les tendances qui exercent une influence profonde sur sa vie mentale.
Une telle question s'impose avec d'autant plus d'acuité que la science n'a pas encore réussi à explorer tous les secteurs de la psychologie subjective et n'est pas encore parvenue à maîtriser entièrement la personnalité de l'homme et les diverses instances de son psychisme, pas plus qu'elle n'est arrivée à déceler toutes les réactions et les motivations qui sont les facteurs constitutifs essentiels de la psychologie du comportement, quelles que soient les causes sur lesquelles il se fonde et les résultats qu'il obtient par le biais de la recherche.
La psychologie de l'homme ne s'est pas faite spontanément et n'est pas le résultat d'une réaction imprévue. Elle a accompagné la nature dans ses différentes phases pendant des années et a acquis une complexité qui rend difficile l'effort d'analyse et de retour aux causes originelles. Si nous réussissons à étudier les cycles d'évolution de la nature et les bouleversements qu'elle a subis à travers les âges, nous n'aurons aucune difficulté à dévoiler ce que nous renfermons en nous-mêmes de secrets cachés et d'impulsions latentes.
Le goût de l'homme pour les beaux arts n'est autre que l'expression d'un penchant qui a pris racine dans son for intérieur sous l'influence de facteurs naturels et qui s'y est tellement intégré que l'on ne peut plus parler de penchant, mais de sentiment qui déborde du fond de soi et qui n'a plus d'assise pour se fixer dans le vaste domaine qui est le sien. Le penchant qui attire vers les beaux arts se mesure par les dispositions naturelles de l'homme qui, au fur et à mesure qu'il progresse et franchit des étapes dans le goût artistique, s'imprègne davantage de ces arts qui exercent de plus en plus d'impact sur ses cordes sensibles.
La musique agit sur les hommes quels que soient leurs penchants et leurs goûts. Mais le chant n'est pas unanimement apprécié. Ceux qui le goûtent sont nettement moins nombreux que ceux qui aiment la musique instrumentale. Il en est de même de la poésie et des autres arts. Regardez par exemple la sculpture. Seule une minorité en apprécie la beauté plastique et la vie qu'elle représente.
Aussi loin que je remonte dans la filière de mes souvenirs, je me rappelle que la musique instrumentale m'a toujours fasciné, au point où je souhaitais que le soliste vocal s'arrête de chanter pour que je puisse mieux écouter l'harmonie des sons produits par les instruments de musique. J'allais souvent m'asseoir aux côtés du groupe de musiciens pour les accompagner en tapant d'une manière rythmée sur la table, créant un tapage qui les agaçait, et qui amenait les membres de ma famille à m'empêcher de m'adonner à ce genre d'exercice peu compatible avec le savoir faire et les bonnes moeurs. Qui sait? Peut-être que s'ils m'avaient encouragé aurais-je pu devenir non seulement quelqu'un qui aime bien écouter la musique, mais un véritable musicien qui traduit ce qu'il ressent en expressions musicales et les interprète avec les doigts d'une manière endiablée.
Je me rappelle aussi que je haïssais la peinture et n'y voyais aucun motif de beauté. Je pensais même que l'intérêt que lui portait le monde occidental n'était qu'une présomptueuse duperie. Je regardais les tableaux de peinture et n'y voyais aucune trace de création artistique. La cause de ce déficit d'appréciation venait de mes anciennes convictions que l'art était quelque chose de palpable, ce qui dénotait chez moi d'une absence de sentiments et d'une insuffisance de sensibilité.
Mais maintenant je commence à voir dans les beaux arts ce que je n'y voyais guère autrefois, et je me suis dit que mes aptitudes spirituelles et affectives ont résisté à l'épreuve de mon ignorance et sont désormais en voie de développement, cherchant à explorer des domaines dont je ne pouvais m'imaginer l'étendue.
Ce sont là des impressions que j'ai enregistrées en étant pleinement conscient qu'elles contiennent des opinions qui seront rejetées par mon esprit lorsqu'il aura atteint l'âge de la maturité dans un proche avenir. Mais j'ai tenu à consigner les idées qui étaient les miennes à une époque reculée de ma jeunesse, sachant qu'au fur et à mesure que l'esprit humain se développe et gagne en raffinements, il accuse un engouement pour la beauté de la nature et la sacralisation de tout ce qui lui procure un besoin d'attirance vers les beaux arts et un regain de sensations.