A Son Excellence Monsieur Henri Ponsot, Résident Général de France au Maroc
J'ai l'honneur de porter à votre connaissance que j'ai présenté au mois de juin 1935 à S.E. le Grand Vizir, s/c de la Direction des Affaires Indigènes à Rabat, une demande d'autorisation de publier un journal hebdomadaire en langue arabe, intitulé "Marrakech", dont l'objet est limité aux études et recherches littéraires et scientifiques. Mais, je viens d'apprendre que le Gouvernement a rejeté ma demande et a décidé de ne pas m'accorder l'autorisation requise. C'est la raison pour laquelle j'ai pensé qu'il était de mon devoir de m'adresser au Résident Général de la République française au Maroc pour le prévenir d'un point qui me paraît important, qui sera jugé à sa juste valeur à l'avenir et qui engage d'ores et déjà la renommée du pays dont vous êtes le représentant.
Il n'est pas dans mes intentions d'aborder la question sur le plan politique. Le journal que je voudrais faire paraître ne se propose nullement de s'engager dans cette direction, puisqu'il compte se limiter exclusivement aux questions littéraires et culturelles. Les années vont se suivre, et les situations conjoncturelles vont changer. L'Administration elle-même sera appelée à revoir ses méthodes de gestion des affaires publiques. Seul demeurera immuable le verdict que l'histoire prononcera sur cette période que la nation marocaine est en train de vivre depuis un quart de siècle. Seul restera le jugement rendu par l'histoire qui ne connaît aucune falsification et qui restitue les évènements dans leur vérité intrinsèque.
Quel jugement sévère sera consigné dans les registres de cette époque de l'histoire de notre pays! La jeunesse actuelle en est déjà saisie d'épouvante. Le chercheur intéressé par notre vie culturelle passée en est abasourdi. Nous vivons une époque où le peuple marocain a vu ses facultés intellectuelles considérablement diminuées. Il a été littéralement écarté de la vie intellectuelle et a dû cesser de produire dans les domaines du savoir et arrêter toute activité de l'esprit.
Quel est le responsable de cette situation d'immobilisme, Excellence? Que Monsieur le Représentant de la France me permette de lui dire ouvertement qu'une part non négligeable de cette responsabilité est à mettre sur le compte d'un pays longtemps considéré comme une source de lumière par les ressortissants de toutes les contrées européennes, individuellement et collectivement.
Aussi nous déplait-il de le voir assumer cette part de responsabilité qui se manifeste par l'interdiction faite au peuple marocain de tout ce qui est de nature à contribuer à son éducation et à sa culture.
L'histoire retiendra dans les registres de ses jugements que le peuple marocain comptait dans ses rangs des hommes qui n'ont cessé d'oeuvrer pour instaurer les conditions d'une infrastructure culturelle et journalistique, et mettre au point un processus de création de productions littéraires et scientifiques. Mais, leurs espoirs ont été anéantis par une puissance qui n'est pas la dernière venue, puisqu'il s'agit d'une nation dont le passé et le présent sont portés aux nues par la jeunesse marocaine, qui en admire la fécondité dans tous les domaines, et en particulier dans ceux de la pensée et des sciences humaines.
C'est précisément à cette puissance que le Représentant de la République française accepte de faire endosser cette lourde responsabilité, sachant que les Marocains sont résolus à entâmer une vaste campagne de dénonciation de cette politique à l'échelon international, aussi bien dans le monde dit civilisé que dans les pays en voie de développement.
Les responsables de cette puissance ont donc tout intérêt à faire preuve de pondération afin de ménager l'avenir, et à prendre conscience d'une manière claire et nette de cette responsabilité qui pèse, par delà les acteurs de la vie politique actuelle, sur les épaules de leur nation.
Pour ma part, j'estime que le Représentant de la France qui est à la tête de l'autorité protectrice, entrevoit l'avenir avec beaucoup de sagacité et procède à une juste évaluation de la situation présente. Il m'est dès lors difficile de penser qu'il accepte que se répand sur la surface du globe l'idée que la France s'est opposée à l'éducation d'un peuple qu'elle est censée protéger et intégrer dans le courant de la civilisation moderne, et que l'Administration du Protectorat n'autorise pas la publication d'un journal périodique limité aux études littéraires et scientifiques. Cette idée m'a occupé l'esprit depuis que l'Administration m'a fait parvenir la décision de refus de l'autorisation de publier le journal culturel "Marrakech", et je me suis empressé d'exposer ici mes griefs que je soumets à votre appréciation, étant persuadé qu'un homme connu pour son esprit de modération et de sagesse comme Votre Excellence accordera aux observations ci-dessus tout l'intérêt qu'elles méritent.
Veuillez recevoir, Monsieur le Résident Général, l'assurance de ma haute considération.