Le processus d'évolution qui a marqué le passage de l'émergence de l'esprit associatif vers l'édification de la Société Civile au Maroc, tel qu'il ressort de l'analyse de l'oeuvre journalistique et littéraire de Saïd Hajji est le thème que je me propose de traîter dans le cadre du séminaire sur la vie et l'oeuvre de Saïd Hajji organisé sous l'égide du Syndicat de la Presse.
A un moment où le discours colonial s'orientait vers l'adoption d'une politique de durcissement et s'apprêtait à mettre en place un régime d'administration directe qui excluait toute possibilité d'accès aux libertés démocratiques, une voix s'est élevée, au lendemain de la guerre du Rif, celle de Saïd, alors âgé de 15 ans, pour réclamer que fussent respectés dans notre pays les droits des citoyens et appliquées les normes universelles relatives aux modalités d'exercice de ces droits. Il a revendiqué l'abrogation des mesures discriminatoires prises à l'encontre des nationaux et réclamé l'instauration d'un régime approprié de libertés publiques et privées.
Il savait que le Maroc n'avait rien à attendre, et encore moins à espérer, d'un pays qui se disait pourtant soucieux de préserver les intérêts de cette nation que les aléas de l'histoire venaient de soumettre à son protectorat et qui, sous prétexte de mener à bien l'oeuvre de modernisation des institutions et de redressement économique et social, conformément aux dispositions du Traîté de Fès, s'est pratiquement installé en territoire conquis, permettant aux flux de ses nationaux de venir s'enrichir à nos dépens, quitte à nous déposséder de l'essentiel de nos ressources en nous maintenant asservis sous le joug de la répression.
Saïd est donc parti du principe qu'il fallait compter sur nous-mêmes afin de nous substituer à la carence des pouvoirs publics et que le seul moyen d'y parvenir était de faire appel à la prise de conscience de la communauté d'intérêts scellée par notre identité culturelle ainsi qu'à l'esprit de solidarité qui nous lie les uns aux autres, sans lequel il eût été vain de compter sur un élargissement du champ de la dynamique sociale et encore moins sur la perspective de voir se réaliser un jour nos aspirations à un monde meilleur où nous pourrions jouir sans partage de nos attributs de liberté et de souveraineté.
La puissance occupante estimait que l'émergence d'une société civile dans un pays comme le nôtre était de nature à favoriser l'extension des initiatives associatives individuelles qui risquaient de s'ériger en troisième pouvoir face à celui exercé conjointement par l'autorité du Makhzen et l'administration coloniale. Une telle politique, fondée sur le principe "divide et impera", s'est fixée comme objectif de créer un fossé entre les populations d'origine arabe et celles de souche berbère en imposant à celles-ci l'usage exclusif du Français, à la fois en tant que langue d'étude et langue véhiculaire et l'interdiction de toute éducation religieuse fondée sur les préceptes de l'Islam, et à plus forte raison véhiculée en langue arabe.
Le présent exposé va ainsi s'articuler autour de deux parties. Dans un premier temps, j'essaierai de présenter à partir des écrits de Saïd l'émergence de l'esprit associatif qu'il considérait comme l'instrument le plus efficace pour entrelacer la trame et la chaîne du tissu communautaire. La seconde partie sera consacrée à la présentation d'un bilan aussi exhaustif que possible de l'héritage qu'il a laissé sur la voie de l'édification de la société civile, dont il espérait qu'elle jouât le rôle d'un acteur clé du développement et devînt l'un des phénomènes les plus remarquables de l'histoire contemporaine du Maroc.
Je vais donc aborder la première partie de cet exposé, à savoir:
L'émergence de l'esprit associatif
Nous sommes en 1927, année où la France a produit un nombre impressionnant de talents littéraires. Dominée par l'ombre des morts avec la disparition de Marcel Proust, suivie de celle d'Anatole France et de Maurice Barrès, cette année a vu la scène littéraire s'enrichir de nouvelles publications d'oeuvres majeures, telles que "Thérèse Desqueyroux" de François Mauriac ou "les sources du désir" d'Henri de Montherland. La Nouvelle Revue Française, patronnée par André Gide, célébrait ses 18 années d'existence, couvrant ainsi une période considérée comme l'âge d'or de la littérature française.
Dans la turbulence de la modernité occidentale qui a marqué cette année, le Maroc restait en France le sujet principal du débat colonial. C'était la période où l'Action Française publiait une série d'articles littéraires d'inspiration maurrassienne dans "le journal du nationalisme intégral", tandis que l'Humanité lui emboîtait le pas en consacrant l'essentiel de ses feuilletons à la guerre du Rif et aux problèmes de la colonisation et en faisait le thème politique majeur de ses pages littéraires, bien avant la dénonciation du fascisme et l'analyse des problèmes soulevés par les difficultés à caractère économique et social.
La critique littéraire s'intéressait essentiellement aux actes de répression perpétrés par l'armée d'occupation au Maroc. Des conférences furent organisées à l'initiative des intellectuels anticolonialistes, pendant que les plus éminents hommes de lettres signaient un appel aux travailleurs intellectuels condamnant le déploiement militaire français dans les territoires conquis par la force des armes.
Suivant assidûment l'intérêt porté à la question coloniale par la presse de gauche qui consacrait l'essentiel de ses feuilletons littéraires au Protectorat marocain, le jeune Saïd eut l'idée de se prévaloir de ce que la loi sur les Associations de 1901 avait une portée universelle et pouvait être considérée, au même titre que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, comme un principe fondamental de droit, pour créer, sur la base de son article 12 qui stipulait que "les associations pourront se former librement, sans autorisation ni déclaration", une association de fait, sans que cette création pût être soumise à un quelconque formalisme, dont le non respect eut risqué d'entraîner la prise d'une mesure d'interdiction à son encontre.
C'est ainsi que fut créée en janvier 1927 la première association que le Maroc ait connue sous le régime du Protectorat, "l'Association Alwidad", qualifiée par l'un de ses membres fondateurs, Saïd sans doute, d'entité destinée à oeuvrer pour le bien de la nation afin de la réveiller de sa léthargie d'une part, et à rester fidèle au principe qui lui a été assigné, à savoir " l'entente entre les classes, les races et les religions" d'autre part.
L'objet dévolu à cette association visait la mise en oeuvre des voies et moyens susceptibles de servir l'intérêt de la communauté en la renforçant dans la foi qui l'animait, sans porter préjudice à d'autres races qui ne partageaint pas forcément nos convictions philosophiques ou religieuses. Notre objectif suprême était avant tout de lutter pour que la nation marocaine retrouvât sa liberté de mouvement et pût ainsi jouir en toute quiétude de ses ressources naturelles qui étaient saisies au profit de la colonisation et exposées à toutes sortes de spoliation.
Le texte qui définissait l'objet de l'association "Alwidad" précisait en outre que le but de sa création était d'en faire le noyau d'un instrument politique auquel viendraient se rattacher d'autres entités qui seraient initiées dans les autres villes du Maroc, donnant à cette ébauche du mouvement associatif appelé à s'étendre à travers l'ensemble du pays la crédibilité nécessaire pour que ses démarches fussent prises en considération aussi bien par l'appareil administratif que par le pouvoir politique. Pour atteindre un tel objectif, ajoute le texte, il eût suffi de s'accrocher aux valeurs qu'une certaine jeunesse s'évertuait à ignorer et de suivre la voie tracée par l'Association qui se proposait de dresser un rideau d'acier entre les générations montantes et les milieux rétrogrades, qui faisaient fi de la morale et portaient préjudice à l'esprit patriotique qui devait animer la jeunesse, à commencer par certaines confréries religieuses dont les porte-bannière avaient vendu leur âme au diable en tournant le dos à leur patrie pour se ranger du côté de l'ennemi.
Partant de ces données, Saïd a doté l'Association "Alwidad" de statuts prévoyant la mise en place d'une administration limitée à un bureau assisté de collaborateurs bénévoles. Au lendemain de l'annonce de sa création, l'Association a fait paraître le journal "Alwidad", entièrement manuscrit et agrémenté d'illustrations photographiques, qu'elle clôturait une fois par semaine, et faisait reproduire en plusieurs dizaines d'exemplaires destinés à être distribués aux personnes qui avaient souscrit des abonnements à Salé et dans la plupart des grandes villes. Saïd a choisi comme devise pour ce journal "le droit prime la force, la nation est au-dessus du gouvernement" empruntant cette remarque pertinente à un discours du dirigeant égyptien Saâd Zaghloul, considéré en son temps comme l'une des figures de proue du patriotisme égyptien et l'un des plus grands leaders du monde arabe.
L'activité journalistique de Saïd ne s'est pas limitée au "widad" hebdomadaire qu'il destinait aux questions d'actualité; elle a donné naissance à une série de journaux comprenant le "widad" mensuel qu'il faisait paraître en 24 pages et où il procédait à l'analyse du mouvement culturel et des courants d'idées qui occupaient l'esprit des intellectuels de l'époque, le journal "Almadrassa" (l'école) qui paraissait une fois par semaine, et lui servait de tribune pour mettre en relief les avantages de l'enseignement moderne et fustiger les méthodes désuètes de l'enseignement traditionnel, le journal "Alwatan" (la nation) où il exposait les questions relatives à la jeunesse et livrait ses réflexions sur la vie constitutionnelle accompagnée d'une synthèse d'ouvrages historiques, scientifiques ou littéraires et enfin une revue illustrée avec les photos de la semaine qui présentaient un intérêt politique, culturel ou artistique. Grâce à la panoplie de ces journaux, Saïd comptait gagner à la cause du courant associatif un public aussi large que possible, de tous les âges et de toutes les conditions sociales.
Programme d'action de l'Association "Alwidad"
En ce qui concerne le programme d'action imparti à l'Association "Alwidad", il comprenait plusieurs domaines d'activités:
A l'échelon des organisations sociales
le rôle de l'Association etait de les inciter à se doter d'une bibliothèque et d'une salle de lecture. Un représentant permanent devrait y assurer la marche de l'activité associative en organisant des cycles de causeries sur la situation économique, sociale et culturelle, sans oublier d'aborder avec les jeunes adhérents les types de réformes à mettre en oeuvre pour nous engager dans la voie du progrès. Un terrain d'accord devrait être trouvé avec les différentes organisations sociales pour accorder une assistance matérielle et financière aux élèves nécessiteux.
Au niveau des clubs et des associations
l'action associative prévoyait la mise au point d'un programme d'études assorti d'un cycle de conférences destinées à encourager les jeunes dans la préparation d'exposés sur des questions de morale, d'histoire ou de littérature. La création de bibliothèques et de salles d'études appropriées leur permettra de prendre goût à la lecture, de s'exercer à déclamer à haute voix des passages d'un livre ou d'une revue, d'en faire le résumé et engager un débat sur son contenu. Les jeunes devront également apprendre les techniques d'organisation de séminaires éducatifs sur des thèmes culturels ou d'actualité.
En ce qui concerne le grand public
l'Association doit veiller à ce que l'enseignement remplisse la fonction qui lui est assignée et contribue à inculquer aux générations montantes l'attachement aux valeurs de la morale et des bonnes moeurs. Des cours de civisme devront être dispensés dans le souci de renforcer la foi patriotique et religieuse de la jeunesse populaire afin de l'inciter à participer à la lutte engagée par la nation contre le charlatanisme et la barbarie. Le plan d'action devra également comprendre la publication d'un certain nombre de livres de niveau élémentaire et leur mise en vente à des prix accessibles à toutes les bourses. Il est nécessaire aussi de doter les assistants mis en place dans le cadre du programme d'action d'une réserve importante de matériel publicitaire tendant à faire connaître les objectifs de l'Association.
S'agissant de la classe ouvrière et corporative
il y est prévu la création de groupements par corps de métiers tels que ceux des cordonniers, des nattiers, des ouvriers du bâtiment ou des employés dans le secteur commercial. L'Association se propose de prendre la défense de leurs intérêts et de les soutenir dans leurs revendications. Elle se fait également un devoir de porter les différentes corporations à adopter les techniques modernes de fabrication, malgré les difficultés rencontrées par certains corps de métiers, tels que celui des cordonniers qui se plaignent de ce que l'importation de machines-outils destinés à la fabrication des souliers menace leur métier de disparition et qui refusent de travailler dans les entreprises qui utilisent ce type de matériel.
Pour ce qui est du travail des enfants
l'Association s'engage à veiller à la protection des enfants employés dans les ateliers de tressage des nattes, qui souffrent pour la plupart de déviations de la colonne vertébrale en raison de la position constamment courbée qu'ils sont obligés de garder dans l'exercice de ce métier.
Elle ne pouvait malheureusement se prévaloir d'aucun texte juridique lui permettant d'exercer des moyens légaux pour imposer l'éradication des activités qui nuisent au développement mental, physique et émotionnel des enfants. Nous sommes en cette 3ème décade du siècle dernier encore loin de "la déclaration des droits de l'enfant" qui n'a été adoptée par l'Organisation des Nations Unies qu en 1959, soit 10 ans après la Déclaration des droits de l'homme. Et il a fallu attendre la fin des années 80 pour que la Convention des droits de l'Enfant fût approuvée et ratifiée par la quasi totalité des pays membres.
Mais, le fait que l'Association s'est fixée déjà à cette époque comme objectif la protection des enfants astreints à la pénibilité de certaines formes de travail dont dépendaient leur survie et celle de leurs familles peut être considéré comme un pas en avant sinon vers l'abolition totale du travail des enfants, du moins vers l'interdiction de certains travaux jugés incompatibles avec l'état de santé des enfants qui se trouvaient souvent confrontés à des tâches dangereuses et étaient condamnés à vivre dans la misère de l'isolement et de l'analphabétisme.
Ceci m'amène à aborder le 6ème et dernier point du plan d'action, à savoir l'initiation d'une opération associative d'envergure ayant comme objectif l'éradication du fléau de l'analphabétisme.
Sur le plan de la lutte contre l'analphabétisme
il est prévu d'organiser des cours du soir d'abord pour les hommes, puis plus tard pour les femmes. Ces cours seront essentiellement axés sur l'enseignement de la lecture, de l'écriture et du calcul. ainsi que sur celui des valeurs morales prônées par l'enseignement civique et religieux. Il est intéressant de noter que le flambeau de la lutte contre l'analphabétisme ne s'est pas éteint avec la disparition de Saïd. Il s'est même intensifié avec la prise en charge du journal "Almaghrib" par son frère Abdelkrim.
En effet, au lendemain de l'indépendance, le journal continuait de paraître sous l'appellation "Manar Almaghrib" ou "Flambeau du Maroc" pour devenir, à l'instigation du regretté Mehdi Benbarka, un instrument de culture en paraissant entièrement voyellé, ce qui le mettait à la portée de la masse silencieuse. Il a pris la dimension d'un journal unique en son genre, Les milieux populaires y trouvaient les livres de l'enseignement primaire qui étaient inexistants dans les rayons des librairies, Les jeunes qui se sont portés volontaires pour dispenser les cours du soir y voyaient l'outil idéal pour unifier les méthodes pédagogiques de la lutte contre l'analphabétisme à l'échelon national.
Pour revenir à l'Association "Alwidad", on peut dire qu'elle était le noyau d'un mouvement qui a ouvert la voie à un véritable encadrement intellectuel de la société civile.
Encadrement intellectuel de la société civile
Cette association a été le point de départ d'une prise de conscience qui s'est traduite par la création de groupements associatifs, dont les plus importants à l'époque étaient "le Club littéraire de Salé" qui a été créé en 1927 à l'initiative des anciens élèves de l'Ecole des Fils de Notables" et l'Association de la Conservation du Coran", initiée en 1932 par de jeunes patriotes groupés autour d'Abou Bakr Kadiri.
Le Club Littéraire de Salé
S'agissant du Club Littéraire, il a fourni au jeune Saïd une tribune idéale pour propager ses conceptions associatives et appeler la jeunesse de Salé à y adhérer afin de s'engager dans un mouvement collectif de réformes des mentalités. C'était aussi le lieu où il pouvait donner libre cours à l'exposé de ses réflexions dans les domaines littéraire et artistique, et à l'animation de causeries-débats sur des thèmes d'actualités.
L'émergence de l'esprit associatif que Saïd a réussi à mettre en mouvement dans le programme d'action dont nous venons de brosser les grandes lignes, lui a permis, en sa qualité de membre fondateur du Club Littéraire de Salé, de faire de cette entité culturelle une tribune idoine pour promouvoir les idées de progrès qu'il préconisait et réveiller de leur léthargie ceux parmi les jeunes de la classe intellectuelle qui dormaient sur les lauriers du sommeil de l'injuste.
Il s'est fait ainsi le porte-parole de toutes les activités culturelles et artistiques, en rendant régulièrement compte des manifestations à caractère culturel, y compris celles organisées par l'Association théâtrale de Salé que dirigeait Abdellatif Sbihi, auquel allait revenir le mérite de jouer un rôle déterminant dans la dénonciation du Dahir du 16 Mai 1930.
Ce Dahir, est-il besoin de le rappeler? portait sur ce qu'il était convenu d'appeler la réorganisation de la justice berbère, et qui n'était autre que l'expression d'une volonté délibérée de soustraire plus de la moitié de la population aux prescriptions de la loi musulmane et donc à l'autorité temporelle et spirituelle du Sultan qui en etait le garant institutionnel, en opérant une division au sein de la population, au motif que les Berbères devaient avoir le droit de s'autoadministrer selon la vieille tradition du "Orf" antéislamique.
Saïd a animé, en outre, une série de causeries sur les avantages et les inconvénients de nos us et coutumes, insistant sur la nécessité d'en conserver jalousement les aspects positifs, quitte à bannir certaines de nos traditions dont le caractère primitif jurait avec l'état de progrès du monde moderne. Il a tenu également un certain nombre de conférences sur la renaissance littéraire du Moyen Orient et n'a pas manqué de mettre en exergue les idées que l'on se faisait dans les pays arabes du Maroc et des Marocains.
L'Association de la Conservation du Coran
En ce qui concerne l'Association de la Conservation du Coran, elle s'est donnée pour mission d'unifier la lecture du Coran, de limiter ses acivités à la réalisation de projets à caractère purement associatif et de ne poursuivre aucune finalité à but lucratif. Son objectif primordial était de faire appel aux dons des particuliers pour doter la Grande Mosquée de Salé d'un nombre suffisant d'exemplaires du Coran dont la propriété devait être confiée à l'Administration des Habous. Quant à l'activité qu'elle était appelée à exercer, elle était focalisée sur l'adoption d'une lecture psalmodique unifiée des versets du Coran afin de glorifier à l'unisson la parole de Dieu et de mettre fin au désorde chaotique qui caractérisait les lectures individuelles.
L'assistance assidue des jeunes de Salé aux séances d'entraînement organisés à tour de rôle au domicile d'un des membres du groupe a réussi à créer un courant d'adhésion aux principes moraux et à les encourager à se familiariser avec l'idéal patriotique qui appelait à la lutte pour la défense de la dignité du peuple marocain et de son aspiration à la liberté.
Un an après l'acquisition du nombre requis d'exemplaires du Livre sacré, l'annonce a été faite, à l'occasion de la prière du vendredi, que les dispositions avaient été prises pour créer "l'Association de Conservation du Coran" sans même qu'une demande d'autorisation prélable fût déposée auprès des Autorités du Protectorat, considérant qu'en vertu des dispositions du Traité de 1912, celles-ci n'avaient pas à intervenir dans les activités religieuses des nationaux. Un nouveau bureau a été constitué comprenant un Président, un secrétaire, un trésorier, un bibliothécaire, tous doublés d'un adjoint, et deux conseillers.
L'entité nouvellement créée a été dotée de statuts largement inspirés de ceux de l'Association Egyptienne du même nom. Ces statuts précisent que l'Association est créée dans un but strictement religieux et prévoit l'ouverture d'écoles privées destinées à dispenser un enseignement fondé sur les principes et les prescriptions de l'Islam. Ils déterminent les conditions d'adhésion et les modalités d'exclusion,traitent de l'Assemblée Générale et des conditions requises pour sa convocation. définissent le nombre et la composition du Conseil d'Administration. Ils indiquent les modalités de collectes de fonds ainsi que celles relatives aux engagements de dépenses et précisent les principales orientations du Réglement Intérieuret des modalités de constitution des commissions spécialisées.
J'en arrive ainsi au deuxième volet de cette communication qui sera consacré aux moyens que Saíd comptait mettre en oeuvre pour lancer un vaste programme associatif dont la mission devait assurer la promotion matérielle et morale d'un certain nombre d'activités à caractère urgent et prioritaire. Cette seconde partie sera placée sous l'intitulé:
Vers l'édification de la Société Civile
Dans une série d'articles publiés en 1937 dans le journal "Almaghrib", Saíd a relevé que les responsabilités engendrées par le processus d'évolution de notre pays, qui traversait une des périodes les plus difficiles de son histoire politique, économique et sociale, exigeaient une prise de conscience du chaos et de l'état d'immobilisme dans lesquels les Marocains se sont enlisés, pour envisager l'avenir avec la ferme volonté de ne plus confier leur sort au hasard de la paresse et de la négligence. Ils ne doivent plus demeurer opposés aux vertus des techniques modernes et à l'esprit d'innovation. Il faut qu'ils apprennent à prendre exemple sur les progrès accomplis par les autres nations dans les différents secteurs d'activités, faute de quoi ils risqueraient de s'éterniser dans leur isolement et se condamner à rester à la traîne du cortège du monde civilisé. Le progrès que nous souhaitons voir se réaliser est le seul remède au marasme qui sévit dans notre pays et dont nous ne pourrons sortir qu'en remplissant au moins deux conditions préalables:
La première est de combattre la politique de marginalisation de la langue arabe au profit du Français dont on veut faire à la fois la langue véhiculaire et la langue officielle du pays. Nous devons procéder à la création, aux côtés des écoles publiques instaurées par l'Administration du Protectorat, d'écoles privées destinées à assurer une formation civique et patriotique adéquate aux générations montantes, parallèlement à l'envoi de missions estudiantines dans les pays qui vivent en harmonie avec les exigences de notre temps.
La seconde est de promouvoir les idées associatives pratiques qui, en tant qu'elles représentent un aspect des plus importants de la civilisation moderne, visent l'émancipation du peuple dans sa marche vers le progrès et reflètent l'évolution de l'homme du stade de l'égoísme à celui de l'esprit coopératif.
Ce n'est qu'après avoir réalisé ces deux objectifs - la défense et l'intensification de l'enseignement de notre langue nationale et le développement des activités associatives - que nous serons en mesure de compter sur nous-mêmes et de tirer les avantages escomptés du droit d'association que nous revendiquons. Ce n'est qu'alors que nous verrons s'ouvrir de larges perspectives dans les domaines des différentes activités facilitant la création d'emplois et l'ouverture de nouveaux débouchés. La réalisation de ces deux conditions contribuera à faire faire au Maroc un grand bond en avant en permettant aux différentes composantes du peuple marocain de se grouper au sein de l'ensemble des associations formant la trame de la société civile, celle-ci étant seule à même de l'aider à sortir de l'état de régression dans lequel il se débattait et de s'engager dans une perspective d'émancipation de nature à insuffler à notre société l'ardeur au travail et l'esprit d'entreprise.
Nous commencerons par le premier préalable que nous considérons comme le fondement de notre identité culturelle, à savoir:
La défense de l'Arabe en tant que langue nationale
Sans remettre en cause la nécessité d'un apprentissage précoce des langues étrangères, Saïd s'est très tôt révolté contre la marginalisation de l'Arabe dans les écoles publiques et la place prépondérante du Français qui y était pratiquement enseigné en tant que langue officielle du pays.Il ne manquait pas de rappeler à qui voulait l'entendre que le Maroc avait, pendant plus d'un millénaire, vu coexister deux langues communautaires, l'Arabe parlé et l'Amazigh, pendant que l'Arabe écrit, dans sa forme classique, a été depuis la conquête islamique adopté par le peuple marocain dans son ensemble comme langue officielle.
Lorsqu'il s'est engagé sur la scène politique en prenant une part active dans le mouvement de protestation contre le dahir du 16 Mai 1930, et surtout après sa participation à la création en 1932, du premier noyau de ce qui allait devenir le Mouvement National et plus tard le Comité d'Action Nationale, il s'est trouvé confronté à la politique de pénétration culturelle et linguistique de la puissance coloniale, qui mettait tout en oeuvre pour associer le Français qui aspirait à devenir le principal outil de communication de la classe intellectuelle, à "la mission de modernité" et à "l'oeuvre civilisatrice" pour lesquelles la France s'était engagée en souscrivant aux obligations énumérées dans le Traité de 1912, qui a instauré la mise en place du protectorat français au Maroc.
Dans un de ses numéros spéciaux daté du 8 Janvier 1929, le journal "Alwidad" précédemment cité a publié un essai autobiographique où Saïd a littéralement fustigé les méthodes de l'enseignement traditionnel et insisté sur la nécessité de faire appel à l'esprit associatif afin de mobiliser les ressources nécessaires à la mise en place d'un plan de réformes permettant de lui substituer les méthodes avancées de l'enseignement moderne. Cette initiative n'a pas tardé à voir un début d'exécution puisqu'aussi bien un certain nombre de mécènes se sont empressés de faire don de biens immobiliers pour fonder des écoles privées, tandis que le fonctionnement de ces écoles allait être assuré grâce à des collectes de fonds qu'il était prévu d'organiser auprès des commerçants et du grand public.
Nous arrivons ainsi au second préalable auquel il a été précédemment fait allusion et qui consiste à développer au sein de la société marocaine l'esprit de solidarité et d'entraide mutuelle dans le cadre associatif que Saïd se proposait d'étendre à l'ensemble des activités de la société civile de sa ville natale. Ce préalable va donc être envisagé dans le second point concernant
Les activités associatives au service de la Société Civile
Saïd a mis au point une série de projets destinés à renforcer l'esprit associatif à Salé, dont il voulait faire le berceau de la société civile au Maroc. Ces projets avaient trait à la création d'une imprimerie, d'une société d'éditions et d'un certain nombre d'institutions spécialisées dans "les Affaires Marocaines" et les projets à caractère économique, social et culturel.
La plupart de ces projets étaient le résultat d'une réflexion que Saïd a murie entre 1934 et 1935 pendant qu'il poursuivait ses études à Damas. C'était pendant cette période qu'il s'est fait une religion du projet de création d'un journal en langue arabe qu'il destinait à une distribution à l'échelle nationale, Au même moment, il réfléchissait sur les méthodes d'impression et de tirage auxquelles il allait être confronté dans l'exercice de la profession journalistique, Son esprit était constamment préoccupé par les choix des articles et les procédés de leur classification ainsi que par l'orientation qu'il envisageait de donner à ses éditoriaux. Il pensait déjà au profil des membres du Comité de Rédaction dont une partie devait s'occuper de la critique littéraire et artistique et procéder à la rédaction d'essais fondés sur des recherches thématiques, et l'autre partie de la collecte et du traîtement des informations et de leur analyse dans des articles de fond destinés à alimenter les rubriques du journal.
Que de bulletins d'information éducatifs n'a-t-il pas réalisés à l'attention de la jeunesse qu'il invitait à procéder à un sursaut d'énergie pour se débarrasser des chaînes de l'immobilisme qui l'empêchaient d'aller de l'avant et de mettre son savoir au service de la nation. Que de révolutions n'a-t-il pas planifiées dans les colonnes imaginaires de ses journaux et revues! C'est ainsi qu'à titre d'exemple, il proposait, arguments à l'appui, la création d'un "Institut National de la Recherche Scientifique et Technique" et l'ouverture de "Hautes Ecoles pluridisciplinaires".
Ceci étant, il est nécessaire, avant d'énumérer les domaines d'activités susceptibles d'intéresser les personnes acquises à l'idéal associatif, d'exposer les circonstances dans lesquelles Saïd a créé "l'Imprimerie Almaghrib" à Salé, après avoir reçu l'autorisation officielle d'imprimer le premier journal national d'expression arabe.
De "l'Imprimerie Almaghrib" à Salé à "l'Imprimerie Al Oumnia" à Rabat
Dès l'âge de 15 ans, Saíd s'est rendu compte que le rayonnement des idées de progrès ne pouvait se réaliser à l'échelle nationale sans la mise en oeuvre de moyens de communication appropriés. Aussi s'est-il fixé comme objectif la création d'une imprimerie, sans laquelle il lui eût été impossible de concrétiser le rêve qu'il avait toujours caressé d'être l'un des principaux fondateurs de la presse nationale libre autorisée à paraître dans la zône du Maroc placée sous le Protectorat Français.
Saïd était le type de l'entrepreneur dynamique qui ne comptait que sur lui-même pour mener à bien les projets dont il envisageait la réalisation. Il partait du principe que lorsqu'on rêve de quelque chose, la voie de son exécution est déjà toute tracée et ce, quels que soient les efforts qu'il était appelé à déployer pour atteindre ses objectifs. Il a commencé par acquérir le matériel d'équipement d'une imprimerie qu'il a placé dans un local mis à sa disposition par son père à Salé. Malgr]e le caractère vétuste de ce matériel, il a réussi à le faire fonctionner avec l'aide s'un homme du métier qu'il a fait venir de Fès pour lui confier la responsabilité de veiller au bon fonctionnement de l'imprimerie et de procéder à la formation de linotypistes appelés à composer sur linotype des textes destinés à l'impression.
C'est ainsi qu'il a réussi à faire paraître le premier fleuron de la presse nationale d'expression arabe - le journal "Älmaghrib" qu'il a commencé à éditer à raison de 3 publications par semaine, avant d'en assurer une parution quotidienne lorsqu'il lui a été donné de faire l'acquisition d'une imprimerie mieux équipée - l'imprimerie Al Omnia à Rabat.- Il a pu, en outre, accompagner le tirage quotidien du journal d'un supplément littéraire hebdomadaire. puis d'une revue mensuelle - "Attaqafa Almaghribia" , dont "la collection constitue de nos jours", coome le fait constater l'historien Dr Nohammed Zniber, "un domaine de référence obligé pour quiconque s'intéresse à la vie littéraire et artistique au Maroc des années trente",
Saïd avait à coeur de sauvegarder l'héritage culturel de notre pays. Il a consacré plusieurs articles à cette question qu'il considérait comme primordiale. Le but d'une telle action était de convaincre aussi bien le public que les institutions étatiques de procéder à la réédition des ouvrages anciens ainsi qu'à la réalisation de nouvelles publications à partir de manuscrits conservés dans les bibliothèques privées dans des conditions peu conformes aux normes requises par les techniques de la conservation professionnelle des livres et autres documents d'archives. "La Société Marocaine d'Editions" a ainsi été créée pour combler cette faille - autre point fort à mettre à l'actif de la société civile dont le jeune Saïd était un fervent promoteur, Elle s'est mise aussitôt à l'ouvrage en réimprimant certains ouvrages anciens devenus pratiquement unaccessibles en raison de leur très mauvaise qualité d'impression et surtout du fait que les rares exemplaires encore disponibles avaient subi l'épreuve du temps et étaient en treain de se détériorer faute de soins et d'entretien.
Et comme il ne fallait pas compter sur l'Etat pour prendre en charge ce genre d'opérations, il a estimé que c'etait une affaire qu'il appartenait à la société civile de mener à bien, Il a aussitôt créé "la société marocaine d'éditions" et a réussi à sensibiliser les membres de sa famille ainsi qu'un certain nombre de ses amis de prendre des participations dans le capital de la nouvelle société.
Les activités associatives demeurées à l'état de projets
Parmi les projets que Saïd avait planifiés et qu'il n'a pas pu concrétiser, il y a lieu de citer:
- la création d'une Société Marocaine de Développement Economique
- l'ouverture d'un bureau d'études et de documentation, chargé de constituer un fonds d'archives pouvant alimenter une banque de données regroupant toutes sortes d'informations sur le Maroc
- la création d'une institution multi fonctionnelle dénommée "Dar Al Atlas" à l'instar de "Dar Al Hilal"en Egypte, et comprenant:
- un bureau des affaires culturelles
- un bureau de presse
- un bureau des éditions
- un bureau des impressions
Ainsi, on peut dire en conclusion de ce rapide exposé qui nous a conduits de l'émergence de l'esprit associatif à la mise en oeuvre d'activités au service de la communauté organisées au sein d'une société civile en pleine extension, que Saïd a tenu avant tout à pallier la carence des pouvoirs publics pour engager la bataille associative et a su grouper autour de lui différentes catégories du corps social pour faire réaliser certains projets spécifiques par les citoyens eux-mêmes qui devenaient de ce fait des membres à part entière de la société civile où ils seront appelés à agir non plus à titre individuel , mais dans le cadre associatif.
J'en arrive au terme de mon intervention et me permets de saisir l'occasion qui m'est ainsi offerte d'attirer l'attention sur l'ouvrage sur Saïd Hajji qui vient d'être publié en version française pour remercier le Syndicat de la Presse d'avoir bien voulu organiser sous son patronnage ce séminaire qui a permis de faire revivre la mémoire d'un grand patriote et d'un pionnier du journalisme marocain. Mes remerciements vont également à l'ensemble de l'assistance et à tous ceux qui, de près ou loin, s'intéressent à la vie et à l'oeuvre de Saïd Hajji.
Abderraouf Hajji