Cette première section a été introduite en ces termes:
"Des études sur la presse nationale pendant l'ère du protectorat", nous publions ci-après la première section du chapitre consacré au journal "Almaghrib" de son fondateur le regretté Saïd Hajji. Il s'agit de la première d'une série de 6 sections faisant partie des "Etudes sur la presse nationale au temps du protectorat" du chercheur Abdessamad Al Achab, dont nous avons déjà publié l'année dernière sur les colonnes de cette page une première partie en plusieurs sections sous le titre "l'histoire de la presse dans la ville de Tanger".
"Al Alam" 20 novembre 1988
Pendant la période du protectorat français au Maroc, la presse nationale était une véritable école de prise de conscience politique et sociale en même temps qu'un miroir sur lequel venaient se refléter les ambitions des Marocains et leurs espoirs dans la prise en mains de leur propre destinée et la réalisation de leur personnalité nationale. Elle a fait face par tous ses moyens aux complots ourdis par le colonialisme et en a fait échouer tous les plans. Les responsables du nationalisme marocain ont, de leur côté, fait preuve d'une rare compétence à la fois au niveau de l'action et sur le plan théorique. L'action journalistique s'est intégrée dans le processus politique permettant ainsi la mise au point d'un programme bien défini, visant parmi ses principaux objectifs la lutte contre l'ignorance et le sous-développement, la dénonciation des méfaits du colonialisme et la préparation psychologique du peuple marocain à la revendication de ses droits à la liberté et à l'indépendance et ce, par la prise de conscience de son héritage historique et de son profond enracinement dans la civilisation que lui a leguée son glorieux passé.
Partant de ces données, les langues se sont déliées pour défendre la cause de notre pays auprès des instances internationales, en y faisant entendre la voix d'un Maroc privé de liberté et d'indépendance; les plumes se sont mobilisées pour orienter le peuple vers la confiance en soi et lui montrer la véritable voie vers le progrès et l'émancipation politique et sociale.
Le journal "Almaghrib" objet de cette étude était l'une des tribunes réformatrices qui se sont engagées dans ce sens, dans les circonstances exceptionnelles de la seconde guerre mondiale. Le premier numéro du journal "Almaghrib" est paru le 16 avril 1937; c'était un quotidien informatif et politique paraissant momentanément trois fois par semaine, d'abord en double page, puis en 4 pages, puis en 6 pages doublées de numéros spéciaux de 12 pages et plus, sous la responsabilité et la direction de Saïd Hajji, natif de Salé où il est né le 29 février 1912, issu d'une famille connue pour ses traditions de ferveur patriotique. Lorsqu'il a atteint l'âge de l'adolescence, son esprit a vite mûri, et son patriotisme a éclaté au grand jour. Il a créé l'Association "Alwidad" à Salé, avant de partir pour l'Angleterre où il devait passer une année pour parfaire ses connaissances de la langue anglaise. Il est allé ensuite au Moyen-Orient où il a poursuivi ses études pendant quatre ans, avant de regagner sa patrie pour y reprendre ses activités nationales, culturelles et journalistiques. Le grand patriote Abou Bakr Kadiri a écrit de lui dans la biographie qu'il lui a consacrée:
"La personnalité de Saïd a émergé alors qu'il était encore au stade de l'adolescence; il nourrissait l'espoir de voir notre pays s'engager dans la voie des réformes et du progrès, et se préparait sérieusement à participer à la réalisation de cet objectif".
En 1937, il a fait paraître le journal "Almaghrib" dans lequel il a exercé ses talents de journaliste, et n'a ménagé aucun effort pour veiller à sa bonne marche jusqu'au jour de sa mort le 2 mars 1942. Il était aussi l'un des responsables du Mouvement National depuis la naissance de ce Mouvement et pendant toute la durée de son existence, jouant avec le reste de ses compagnons de lutte un rôle de tout premier plan dans la lutte contre le dahir berbère de 1930; puis il a participé activement à la rédaction du Cahier des revendications soumises dans le cadre du Plan de réformes de 1934; il a eu également un rôle dans les actions qu'il a initiées dans le souci de faire prendre au peuple conscience de sa marocanité et de défendre le pays sur le triple plan social, économique et politique.
Le regretté Hajji a établi un plan d'action pour son journal et tracé les grandes lignes d'orientation pour les programmes à venir. Dans son éditorial du premier numéro daté du 16 avril 1937, il a précisé que le journal "Almaghrib" avait pour vocation de ne négliger aucun aspect de la vie marocaine susceptible de nécessiter l'intervention d'une réforme adéquate, avec l'espoir qu'il deviendra le véritable porte-parole du Maroc, diffusant ses nouvelles et rapportant tout ce qui est de nature à intéresser les différents milieux du tissu social.
Sur le plan politique, il fera en sorte d'aider à la recherche de solutions de compromis de nature à régler les différends qui peuvent intervenir entre le peuple marocain et l'Autorité Gouvernementale. Mais il doit être clairement établi que le Maroc a des droits politiques qu'il finira par faire valoir, quels que soient les obstacles qui seront dressés sur le chemin de cette reconquête, et quel que soit le temps que cela demandera. Ces droits politiques tendent à ce que l'être humain retrouve sa dignité dans ce pays, que la société soit investie de pouvoirs d'orientation et de contrôle et que le Gouvernement dirige les affaires courantes dans l'intérêt de tous.
Au plan social, le journal ne manquera pas de faire l'effort nécessaire pour que le Maroc se libère des traditions figées, nuisibles, voire contraires à l'esprit de l'Islam.
Sur le plan économique, le journal s'intéressera à l'étude des problèmes posés par les crises économiques et les fluctuations monétaires, et essaiera de montrer la voie aux générations montantes pour qu'elles agissent avec les moyens des temps modernes et se libèrent des chaînes de la paresse dans lesquelles elles étaient restées enfermées depuis très longtemps.
Sur le plan culturel, le journal ouvrira ses colonnes aussi bien à l'expérience et au savoir des personnes âgées qu'à la jeunesse intellectuelle, et s'efforcera d'établir des liens entre elles et la classe des intellectuels des pays auxquels nous sommes liés par la langue et une communauté de destin.
Telle était l'orientation générale du journal. Toutefois, l'observateur attentif remarquera que certains paragraphes ne dépassent guère les limites des généralités imposées par la censure, et c'est au lecteur de savoir lire entre les lignes pour remettre les morceaux de textes remplacés par les généralités à leur place. Ceci dit, et considérant les prises de position du journal vis-a-vis de nombreux aspects de la politique coloniale, il a dû faire face à maintes reprises à des mesures d'interdiction de paraïtre. Ainsi, dans le numéro 100 du 4 février 1939, le directeur du journal a écrit, sous le titre: "Almaghrib reprend ses parutions" un article exposant les circonstances de l'absence du journal pendant toute cette période et rappelant que
"les mesures d'interdiction ne font que nous renforcer dans notre conviction que nous sommes sur la bonne voie et que les efforts que nous déployons pour atteindre nos objectifs ne sont pas vains, même si, par ailleurs, le peuple marocain s'est laissé abattre par l'état de décadence dans lequel il se trouve et a perdu toute force de résistance au point où il ne lui est plus possible de faire un pas en avant sans faire plusieurs pas en arrière".
Il explique dans le numéro suivant (101) les objectifs de réformes auxquels aspire notre pays en ces termes:
"Nous revendiquons la mise en oeuvre du programme de réformes pour atteindre l'unique objectif qui nous intéresse, à savoir que le peuple marocain, considéré jusqu'à présent comme une quantité négligeable ne présentant aucun intérêt ni pour les autres ni pour lui-même, puisse être revalorisé dans son ensemble pour sortir de sa condition de misère et de sous-développement. Le Maroc et la puissance protectrice ont donc tout intérêt à lutter ensemble contre l'ignorance, à mettre fin aux torts que font subir les juges sans scrupules à la population desarmée des plaignants, et à accorder aux différents groupements sociaux assez de liberté pour leur permettre de s'émanciper et être à la hauteur des responsabilités qui leur incombent."
Le journal "Almaghrib" s'est intéressé aux péripéties de la seconde guerre mondiale, tout comme il s'était fait l'écho de la guerre civile espagnole qui avait opposé les nationalistes aux républicains sur les fronts de la Catalogne, des victoires enregistrées par le Japon ainsi que des opérations militaires opposant les forces alliées aux puissances de l'axe. Il n'a pas manqué d'informer ses lecteurs sur la composition des Gouvernements qui se sont succedés en France, sans oublier les déplacements effectués par le Résident Général de France à Rabat entre le Maroc et l'Algérie, et les activités de l'Administration du Protectorat aussi bien au Maroc qu'à l'étranger.
Mais, si l'on sait dans quelles circonstances les activités de presse étaient exercées au Maroc, placées qu'elles étaient sous le contrôle menaçant de la censure, l'on comprendra aisément que le directeur d'"Almaghrib" cherchait par tous les moyens à assurer la survie du journal pour continuer de remplir sa mission informative et incitative des prises de conscience. Les articles du journal étaient répartis dans des rubriques fixes telles que celle des "Nouvelles de l'étranger","le Courrier de l'Orient Arabe","Nouvelles et Evènements Internes","Connais ton Pays", "Peu mais probant", en plus de la rubrique réservée aux "Pays musulmans ou à miniorités musulmanes".
Dans le domaine des activités nationales, le journal assurait une couverture intégrale des activités royales à l'occasion des déplacements de Sa Majesté Mohammed V dans les différentes régions du Maroc.
Le ton du journal vis-à-vis de l'Administration du Protectorat montait ou descendait selon les circonstances. Le lecteur pourra se faire une idée de la fermeté du ton dans un des exemples de ce qui était publié comme critiques sous la rubrique "Nouvelles et Evènements de l'Intérieur". Il pourra lire dans le numéro 61 de l'année 1937, cette correspondance de Casablanca signée Ibn Al Hassan et portant comme titre
"La drôle de taxe"
"Ils prétendent avoir fait disparaître le féodalisme et lui avoir substitué la liberté et l'égalité, mettant ainsi fin à l'ère du despotisme et des comportements moyen-âgeux, mais ils se gardent bien d'appliquer ce qu'ils disent, sauf entre eux, et n'en font bénéficier personne en dehors d'eux. Seuls les colons ont droit à la liberté et à la jouissance d'une vie saine et aisée; quant à "l'indigène", lui, il est fait pour servir de monture à ceux qui ont des affaires à régler et des richesses à convoiter" .
Cette correspondance donne en exemple du despotisme pratiqué au Maroc la très forte taxation qui pèse sur les paysans appelés à vendre leurs marchandises dans les grandes villes, et s'achève par cette remarque désabusée:
"Vous les avez ravalés au derner degré de l'esclavage, alors qu'ils sont nés libres. Vous est-il donc si difficile d'admettre qu'un homme né libre et qui se voit privé de ce bien précieux aspire par tous les moyens à retrouver sa liberté?"
Il y a également la rubrique "Peu mais Probant" dans laquelle Ahmed Ziyad exerçait ses talents de chroniqueur satirique, critiquant la situation politique et sociale du Maroc en temps de guerre. Les articles de cette rubrique méritent d'être répertoriés et faire l'objet d'une étude permettant de refléter ce que fut la situation réelle du pays pendant la seconde guerre mondiale.
A la mort de Saïd Hajji, la direction du journal a été confiée à Kacem Zhiri et ce, à compter du numéro 979 du 16 juin 1942, mais cette direction a été de courte durée, le journal n'ayant pas tardé à cesser de paraïtre.
Le dernier numéro qu'il m'a été donné de compulser dans la collection du journal "Almaghrib" est le numéro 1416 du 1er janvier 1944. Cette collection qu'abrite la bibliothèque du savant feu Abdallah Guennoun à Tanger, m'a été d'un grand secours pour mener à bien la présente étude consascrée à ce journal éminemment patriotique par ses prises de position, ses défis et la qualité intrinsèque de ses collaborateurs qui faisaient partie de la crème des jeunes intellectuels, ceux-là mêmes qui comptent de nos jours parmi les personnes âgées, fasse Dieu de donner longue vie à ceux parmi eux qui sont encore de ce monde et d'accorder une juste récompense à ceux qui ont regagné le monde de l'éternité.