Mes chers amis,

"Il est parmi les croyants des hommes qui ont tenu leur engagement envers Dieu. Certains ont vu s'accomplir leur destin, d'autres en attendent l'accomplissement sans avoir changé en rien leurs convictions".

L'association du Bouregreg a sans doute remporté un vif succès en organisant cette manifestation symbôlique qui tend à rassembler les aspects épars et diffus de l'histoire du Mouvement National Marocain. Je formule le souhait que cette initiative, tant sur le plan de ses objectifs que sur celui de sa portée historique, soit prise en exemple par beaucoup de villes et de villages qui ont apporté une contribution, grande ou petite fût-elle, à la lutte pour la défense de la patrie et la réalisation de son indépendance. Elle ouvre la voie à un mouvement qui devrait s'étendre dans toutes les localités urbaines aussi bien que dans les campagnes, parce que le Mouvement National ne s'est pas limité à une seule ville ou à un seul village ou à une seule région. La ville de Salé fait partie d'un tout; et l'histoire du Mouvement National ne pourra se compléter que si nous intensifions nos efforts et que nous nous organisions en conséquence, pour que cette histoire s'écrive d'une manière uniforme. Je ne dis pas que l'histoire du Mouvement National n'est pas écrite, mais j'insiste pour qu'elle soit complétée par des travaux de recherche destinés à mettre en valeur ce que d'autres villes et d'autres acteurs ont apporté comme contribution pendant cette période cruciale de notre réveil national.

En réalité, outre le fait que nous ne pouvons en aucune manière laisser s'évaporer notre mémoire collective, les nouvelles générations, elles, se doivent de connaître les réalités de leur pays et être informées du rôle joué dans l'histoire du Mouvement National par les pionniers du patriotisme marocain. L'ignorance de cette période de notre histoire par rapport aux générations montantes constituerait un déficit manifeste dans leur culture et leur formation nationale. Pas plus loin que ce matin, il m'a été donné d'apprendre que, parmi les étudiants de l'université, rares étaient ceux qui connaissaient, ne serait-ce que d'une manière approximative, l'épopée du Mouvement National et les acteurs qui s'y sont distingués. Certains étudiants se demandent si Allal El Fassi n'était pas un professeur à la Karaouiyine, et n'ont aucune idée du rôle qu'il a joué dans la lutte pour l'indépendance du pays ni qu'il a passé neuf ans de sa vie en exil, Aucun d'eux n'est en mesure de dire que Mohammed El Fassi était un homme d'une culture exceptionnelle, qu'il était historien, grand patriote, résistant, doyen de l'Université, premier ministre de l'Education Nationale, premier ministre de la Culture et des Beaux Arts. Ces lacunes dans la formation de nos jeunes ne leur font pas du tout honneur. Il en est de même pour notre ville, petite par la taille mais grande par son engagement sur la scène politique ainsi que par sa contribution dans les domaines culturel et social. Salé fait partie des villes où le Mouvement National a engagé le combat politique en s'appuyant sur ses deux ailes: l'aile des hommes et l'aile des femmes. La ville de Salé, mes chers amis, a joué un rôle de premier plan dans l'histoire du Mouvement National et l'histoire du Maroc contemporain. Je ne dis pas celà par fierté, mais c'est un devoir de citer "les bienfaits de Dieu". Du reste, je vais illustrer celà avec quelques exemples. Beaucoup de gens, dont je faisais partie, faisaient démarrer l'histoire du Mouvement National à partir de 1930. Il est vrai que cette date doit être prise en considération, et qu'il nous appartient de l'avoir toujours présente dans notre mémoire et de lui devoir une dette de reconnaissance, parce que l'insurrection de l'année 1930 a été un très grand évènement qui a stupéfait les milieux colonialistes avant même que les patriotes n'aient eu le temps d'en réaliser l'importance. L'année 1930 est l'année au cours de laquelle a été publié ce qu'il est convenu d'appeler le dahir berbère, ce dahir d'une extrême gravité qui visait avant tout la division du peuple marocain et l'anéantissement des fondements du pays, avec la remise en cause de son appartenance au monde de l'Islam et de l'arabité. Combien je suis peiné de voir aujourd'hui dans les devantures des librairies un livre de petit format mais d'une extrême gravité portant comme titre: "Le dahir berbère, un mensonge des nationalistes". Un mensonge des nationalistes! Et c'est un auteur marocain qui écrit celà et qui donne un tel titre à son livre, un livre qui se vend dans les librairies, ce que même les Français, au plus noir de la période coloniale et malgré la grande force dont ils disposaient, n'osaient jamais dire. Mais nous avons méconnu notre histoire au point où nous avons laissé le champ libre à de telles publications pour dénaturer la vérité et remplir le vide que nous avons laissé sur le marché de l'édition. C'est une véritable calamité qui m'a attristé, non pas parce qu'elle a été dite, mais parce que notre pays fait les frais de ce que ce soit un auteur marocain qui flétrit l'histoire de son pays d'une manière aussi irresponsable qu'infamante. Celà prouve, malheureusement, que même si le colonialisme a été forcé de quitter notre sol, ses séquelles sont toujours en train d'agir sur certains esprits que nous devons combattre pour éradiquer les relents à rebours d'un ségrégationnisme révolu. La ville de Salé a joué un rôle très important dans l'histoire du Mouvement National. Il suffit de rappeler le rôle d'avant-garde qu'elle a joué dans la lutte contre le dahir berbère et de citer le nom d'une grande personnalité, d'un leader incontesté, dont je n'ai pas toujours partagé toutes les convictions politiques, mais qui mérite tous les éloges pour ce qu'il a entrepris, il s'agit du leader - et il l'était effectivement - Abdellatif Sbihi, que Dieu ait son âme. C'est lui qui, le premier, a eu connaissance du texte du dahir berbère quand il exerçait ses fonctions à la Direction Générale des Affaires Chérifiennes au département de traduction des textes de lois et de réglements établis par les Français. Une autre personnalité à laquelle je dois absolument faire allusion est celle d'Abdallah Bensaïd, qui était d'une force inébranlable, et à laquelle j'ai consacré un petit ouvrage où j'ai retracé les grandes lignes de sa vie et de son oeuvre, ainsi que sa résistance au colonialisme qui lui a valu d'être à deux reprises condamné par les Français à l'exil, une fois à Oujda et une seconde fois à El Jadida. La troisième personnalité que je voudrais évoquer ici est celle du grand savant Ahmed Sbihi, qui a édité un ouvrage dans lequel il a prôné une révision intégrale de l'appareil étatique et une refonte totale de la vie économique de la nation. En 1910 et 1911, il a préconisé le réveil de conscience des Marocains pour qu'ils ne restent plus repliés sur eux-mêmes, qu'ils mettent de l'ordre dans leur système de vie et leurs transactions commerciales et tout ce qui touche à leur progrès. J'estime que ces trois personnalités faisaient partie d'un groupe de patriotes qui s'étaient manifestés avant terme.

En ce qui concerne les pionniers du Mouvement Nationaliste proprement dit, ceux qui ont émergé en 1930, certains d'entre eux sont toujours en vie, d'autres ont rejoint le Seigneur. Parmi eux, on doit citer tout d'abord Abdelkrim et Saïd Hajji, deux ténors qui ont joué un rôle historique déterminant pendant cette époque; et celà doit étre dit pour ôter toute équivoque dans ce domaine.

Au courant de ce mois, nous commémorons la disparition d'une personnalité qui comptait parmi les premiers pionniers du Mouvement National et parmi les génies que cette ville a produits: il s'agit de la personnalité de Saïd Hajji, que Dieu l'ait en sa sainte miséricorde. Il nous a quittés le 2 mars 1942, c'est-à-dire il y a plus de soixante ans déjà. Cette personnalité hors pair a joué un très grand rôle dans certains domaines que rares étaient ceux qui pouvaient s'y hasarder au Maroc. Saïd était doué d'un esprit fort et pénétrant et avait une vision futuriste, globale et féconde de la renaissance du Maroc et de la voie que notre pays devait emprunter. Il traîtait avec ses écrits, ses conférences et ses recherches des sujets dans maints domaines du savoir, dont je suis sûr qu'ils constituent encore de nos jours des sujets de réflexion qui peuvent nous être extrêmement utiles. La production de Saïd Hajji a été dense, variée et abondante. Elle ne touchait pas uniquement le côté politique, ni le côté culturel et social, mais elle abordait des sujets très divers soit dans des articles courts ou des recherches plus étoffées. Aussi est-il nécessaire de remettre toutes ces études au goût du jour pour réveiller notre conscience collective. Au demeurant, les thèmes développés par Saïd il y a plus de soixante ans sont toujours d'une brûlante actualité. Il n'y a qu'à reprendre les articles des années trente et d'en appliquer les orientations en ce début du 21ème siècle. Saïd Hajji, quel homme merveilleux il était! Il avait une très vaste culture et de fortes connaissances. Je lui ai consacré un ouvrage en deux tomes, et j'invite mes amis, et en particulier les jeunes d'aujourd'hui et les personnes intéressées par la recherche historique à lire le premier tome de la biographie de Saïd Hajji qu'Abdekader El Fassi a qualifié de "Cheikh des journalistes". Saïd n'a pas vécu longtemps. Il est mort dans la fleur de l'âge, à trente ans.

Je me dois aussi de citer une autre personnalité parmi les pionniers du Mouvement National, celle de mon grand ami Abdelkrim Hajji qui faisait partie de la jeunesse active à cette époque. Lorsqu'il a appris que le dahir berbère a été publié, il a fait le tour de toutes les écoles coraniques et, arrivé à l'école que dirigeait le fqih Bensaïd, il s'est adressé à lui en disant: "Vous allez dire la prière du "latif" pour que Dieu nous préserve de ce que les Français ont l'intention de faire de nous". Les "enfants" de l'école se sont mis alors à clamer cette prière à haute voix, disant: "ya latif, ya latif". La nouvelle a aussitôt été colportée au Contrôleur Civil français, et les choses se sont aggravées pour Abdelkrim. Il lui a été demandé ce qu'il cherchait à atteindre par la déclamation de cette prière qui a amené la jeunesse à aller en si grand nombre à la grande mosquée de Salé. Il est également à remarquer qu'Abdelkrim fût lui-même l'auteur du texte de la prière que les jeunes étaient en train de clamer et qui était ainsi rédigé: "Dieu notre bienfaiteur, nous implorons ta bienveillance dans l'état du mauvais sort qui s'est abattu sur nous, et te prions de ne pas différencier entre nous et nos frères les berbères qui n'acceptent pas de revenir aux traditions antéislamiques et de les adopter comme auparavant".

Une autre personnalité qui a joué un rôle important dans l'histoire du Mouvement National est celle de Mohammed Hassar qui s'est éteint à l'âge de 26 ans. Que la jeunesse actuelle écoute bien, il n'avait que 26 ans quand il a disparu et faisait partie des patriotes de la première heure qui s'étaient mobilisés pour la défense de la patrie et qui avaient tout mis en oeuvre pour lui assurer les conditions de progrès auquel elle aspirait. Il a connu la répression et les geôles du colonialisme. Mohammed Hassar a écrit de nombreux articles et les a fait publier dans les journaux qui existaient à l'époque, et en particulier dans la revue "Almaghrib" de son fondateur l'Algérien Mohammed Salhi. Un de ses derniers articles, paru en son temps dans la revue cairote "Arrisala", a été repris la semaine dernière par "Al Alam"; et vous avez certainement pu lire cet article il y a 4 ou 5 jours sur les colonnes de ce journal. Je me rappelle, quand il avait encore une forte constitution physique, qu'on le prenait pour un vrai lion. Il portait une djellaba d'une grosse étoffe de laine, et un jour, à l'issue d'un entretien qu'il a eu avec Cheikh Chouâib Doukkali, celui-ci lui a dit: "Vous êtes un lion drapé d'une bourre".

Parmi les camarades qui ont joué un rôle dans l'histoire du Mouvement National, je dois citer aussi Haj Ahmed Maâninou, qui a fait partie des hommes qui ont combattu pour la cause marocaine, et bien d'autres encore.

Le mouvement National est né très tôt à Salé. On disait que si Fès était connue par la qualité de ses leaders et de ses hommes politiques ainsi que par ses initiatives patriotiques, Salé qui n'était qu'une petite ville, n'avait rien à envier à cette grande cité, et comptait dans ses rangs des intellectuels de tous bords, qui ont animé un très vaste mouvement culturel vers la fin des années vingt et le début des années trente. Puis, cette activité a été renforcée par l'apport de l'élément féminin. Personne ne peut nier l'importance du rôle joué par la femme au sein du Mouvement National à Salé. Beaucoup se rappellent l'une d'elles, Fatma Malki, qui possédait un atelier de tissage, était mêlée au mouvement de résistance, assurait le transport des armes et des munitions d'un endroit à un autre et rendait régulièrement visite aux détenus politiques sous prêtexte de leur apporter l'assistance sociale dont ils avaient besoin, sans que personne ne pût la connaître. Comment ne pas évoquer ici le militantisme d'une femme comme Rkia Lamrani et le rôle qu'elle a joué dans le combat du Mouvement National. Elle est actuellement malade, et je saisis cette occasion pour lui souhaiter un prompt rétablissement. Comment ne pas se rappeler Khaddouj Msettes, qui a sacrifié toute sa fortune pour soutenir les actions du Mouvement National, et Fatma Zniber que je range parmi les saintes, car elle travaillait sans repos et ne se donnait jamais de répit. Toutes ces femmes et celles que je n'ai pas citées ont tout fait pour faciliter le séjour à Salé des étudiants venus des régions sahariennes pour poursuivre leurs études à l'école "Al Nahda". Elles leur procuraient le gîte et le couvert et les entouraient d'une chaleur familiale à l'occasion des fêtes religieuses, en procédant en leur compagnie au sacrifice du mouton traditionnel de l'Aïd Elkébir. Je dois aussi faire une place à une autre femme qui est encore en vie, et qui a joué un très grand rôle en matière d'enseignement. Il s'agit de Fatma Hassar, l'épouse du pharmacien Larbi Hassar. Il m'est impossible de citer l'ensemble des femmes qui se sont sacrifiées pour la cause nationale. Aussi vais-je m'en tenir à ce petit nombre que je viens de citer, et demander à celles et ceux que j'ai omis d'évoquer de bien vouloir m'en excuser.

Je vous remercie, mes chers amis, et je prie Dieu de couronner de succès les activités de l'association du Bouregreg et de maintenir cette association dans la voie qu'elle s'est tracée pour qu'elle reste toujours au service de la cause nationale et de nos aspirations culturelles. Je termine mon intervention en demandant aux uns et aux autres d'actualiser leur mémoire afin d'emprunter le droit chemin.