Article du "Maroc Socialiste"

Les meetings de propagande du Comité d'Action Marocaine

Le Comité d'Action Marocaine fait preuve depuis quelque temps d'une grande activité: congrès et meetings se succèdent: les membres du Comité pensent pouvoir compter sur une attitude un peu moins antipathique de la haute Administration actuelle. Ils ont, d'autre part, placé de grands espoirs dans le Gouvernement de Front Populaire; ils ont cru que le moment était venu où leur programme allait être pris en considération, où des réformes allaient enfin être réalisées. Ce grand espoir est pour le moment déçu. Rien n'a été fait; rien n'est annoncé, pas même de ces réformes qui, gestes symbôliques, pourraient calmer leur impatience. Alors, ils utilisent la seule arme très imparfaite dont ils disposent: la propagande.

J'ai assisté au meeting de Salé, très réussi; il y avait autant de monde qu'en pouvait contenir un local réduit: meeting européen modèle; service d'ordre et brassards, souhaits, chants, flots d'éloquence, enthousiasme des auditeurs, télégrammes et pétitions, rien n'y manquait. Les orateurs ont développé le programme du Comité: liberté de presse et de réunion syndicale, réforme administrative, réforme de fellah. Ils ont demandé qu'on s'occupe d'eux, que l'Administration, la justice, les finances, l'enseignement ne soient plus entièrement au service de la population et des intérêts français: ils ont demandé le droit de vivre. Programme bien connu. Comment ne pas l'approuver? Comment un socialiste n'applaudirait-il pas quand parfois des cris s'élèvent contre les exploiteurs, les capitalistes, qu'ils soient français ou indigènes? Que les représentants de la France aient de tout temps accumulé promesses et beaux discours, que l'on n'ait rien fait, rien ou à peu près, c'est, hélas!, l'évidence.

Aussi, n'est-ce pas là l'intérêt profond de l'effort actuel du Comité? Allal El Fassi a essayé de définir le nationalisme marocain en un discours d'une haute envolée; il a présenté un beau nationalisme humanitaire à la mode de 1900, un nationalisme fait de l'amour de son pays libre, sans chauvinisme, sans racisme, sans préjugé de religion, de sexe, de classe, nationalisme appuyé sur la philosophie et les droits de l'homme. La philosophie et les droits de l'homme suffisent-ils à fonder un nationalisme? Allal El Fassi sent que non. Il voudrait bien l'enraciner dans la tradition en remontant jusqu'à Tarik; il voudrait surtout l'enraciner dans les masses. Il comprend, lui et les orateurs qui l'ont suivi, que seul le soutien des masses permet d'affirmer hautement que cette liberté dont la France les prive, ils l'exigeront et, si besoin est, ils la prendront.

Il y a peut-être là une erreur de principe. Les nationalistes marocains sont des intellectuels bourgeois comme les révolutionnaires de notre révolution de 1789, comme les révolutionnaires européens de la première moitié du XIXème siècle. Leur révolution libérale et nationale est peut-être anachronique. Peu importe, ici. L'important est d'avoir derrière soi les masses. Celà légitime les menaces oratoires, l'affirmation quelque peu osée que l'on pourrait se passer d'un protecteur qui n'a rien fait. Mais les masses, il faut les avoir. Les orateurs du Comité sont des bourgeois au visage et aux doigts fins, même les orateurs dits populaires: point d'ouvriers ou de fellahs parmi eux: C'est normal - et regrettable. Ils s'adressent à la masse, aux pauvres, aux femmes, aux juifs. Il n'y avait comme de juste ni femme, ni juif dans la salle: il y avait beaucoup de jeunes, des moins de vingt ans, même des enfants; les hommes mûrs, ils étaient moins nombreux; il y avait quelques vieillards dont certains disaient leur chapelet sans se soucier des effets de voix des orateurs. Je ne crois pas qu'il y eut dans la salle beaucoup de vrais prolétaires. Tout celà, encore une fois, n'est pas étonnant. Mais, où est la masse, même à l'état de symbôle? Admettons que ce ne soit qu'un début. Viendra-t-elle? Les membres du Comité représentent une génération de transition qui a contre elle le plus souvent la génération précédente. Ils prétendent ne pas s'appuyer sur la religion musulmane quand ils vous parlent en confidence, et je crois bien qu'ils disent vrai, en ce qui concerne leur propre ligne de conduite. Mais, pour parler à ceux du bled, à la masse entière, ils sont obligés de s'appuyer sur le sentiment religieux: ils se présentent eux-mêmes comme des réformateurs hostiles aux croyances populaires, au maraboutisme. Il y a là de multiples sources inévitables de malentendus. Comment concevoir un mouvement de masse où il n'y a pas communauté d'idées absolue entre les générations, entre la foule passive et intuitive et les chefs qui ne sont chefs que parce qu'ils ont une foi plus audacieuse et plus claire ou une plus grande culture? Je veux bien que les membres du Comité puissent espérer exercer sans la masse une action plus profonde que tout groupement européen. Mais je ne suis pas sûr que cette action soit organisée encore, pour agile que soit cette organisation au début de l'action et dans les circonstances actuelles. Je ne suis pas sûr qu'elle puisse être organisée, même après les meetings de Fès et de Salé.

Article du "Progrès de Fès"

Au sujet d'un meeting: Nos jeunes intellectuels et nationalistes marocains font appel aux gens des corporations ... pour les entretenir des libertés démocratiques et, au besoin, ... servir de troupes de choc.

Dimanche soir, le Comité d'Action Marocaine a convoqué au domicile de Mr Benzakour ses partisans et les membres des corporations de Fès. L'assistance variait, suivant les appréciateurs, de 1.000 à 2.000 personnes.

Divers orateurs prirent la parole pour exposer le but de la réunion et traîter certains sujets tels que ceux de l'instruction publique, de la justice, de la politique générale, de l'agriculture et de l'artisanat.

Le Comité d'Action Nationale a fait connaître en 1934 un plan de réformes beaucoup trop général pour être d'une application pratique et rapide et dont la grande masse du public s'est désintéressée. On ne bouleverse pas du jour au lendemain la structure politique et sociale d'un pays; et la France n'est parvenue à son stade actuel qu'à la suite d'une longue préparation au cours de laquelle, pendant trois siècles, ont brillé des philosophes, des penseurs, des juristes, des économistes, des savants, des artistes et des hommes politiques dont le jeune Maroc n'a, à ce jour, révélé ni la présence ni les oeuvres.

Ces libertés démocratiques de la presse, d'association, d'enseignement et syndicales revendiquées aujourd'hui par le Comité d'Action Marocaine, le peuple de France ne les a obtenues que plus d'un siècle après la grande révolution. Le Maroc est-il arrivé à ce stade de préparation pour l'octroi de toutes ces libertés? Combien sont-ils ceux qui, dans la réunion de dimanche, se sont faits une idée précise sur ces libertés démocratiques?

Le Comité d'Action Marocaine est composé d'une partie de jeunes intellectuels de la génération présente et dont l'inexpérience excuse toutes les audaces. C'est à ceux-là que le Général Noguès faisait allusion dans son discours de la place El Baghdadi:

"A côté de mes vieux amis marocains, de la ville et de la campagne, je sais que quelques jeunes gens qui ont eu la chance d'être les premiers à recevoir de nous une instruction moderne, voudraient que, du jour au lendemain, nous transformions le pays. Ils sont comme les enfants, un peu turbulents, qui ne sont pas les moins aimés de la famille, mais que les parents, dans leur intérêt même, ont le droit et le devoir de maintenir en tutelle jusqu'à ce qu'ils aient acquis la maturité nécessaire".

Si nos jeunes nationalistes marocains n'ont pas encore acquis cette maturité nécessaire, que penser de la masse qui en est restée à ce stade de nos populations paysannes de l'époque d'Henri IV? Que nos jeunes Marocains lèvent un peu les yeux sur les géants qui ont préparé la Révolution française et l'octroi de ces libertés dont nous jouissons en France. Ceci ne veut pas dire que nous ne devrons rien faire et laisser le Maroc dans son état actuel sans en rien modifier. Au point de vue économique et social, nous avons déjà réalisé une oeuvre immense que certains qualifient de "miracle".

Aux jeunes Marocains de bonne foi je demande: Avant l'avènement du Protectorat de la France au Maroc, combien aviez-vous d'écoles, de collèges, d'hôpitaux? Votre bagage intellectuel et vos idées sociales différaient-ils sensiblement de ceux de vos lointains prédécesseurs, les tolbas du temps de Moulay Idriss, c'est-à-dire de l'époque de Charlemagne? Ne viviez-vous pas dans une perpétuelle insécurité et incertitude du lendemain? Après le coucher du soleil, osiez-vous seulement vous aventurer en dehors des remparts de Fès? En moins de 25 ans, la France n'a-t-elle pas réalisé au point de vue instruction et hygiène publiques, sécurité générale, travaux publics, une oeuvre plus considérable que dix générations de sultans? Alors, patientez un peu et ne réclamez pas dès maintenant des libertés pour lesquelles ni vous ni vos amis n'êtes préparés.

Ceci, je le répète, ne veut pas dire qu'il n'y ait rien à faire. Bien au contraire. Je suis persuadé que l'Administration du Protectorat examine avec bienveillance vos revendications dans ce qu'elles ont de juste et de réalisable. Je sais que les milieux gouvernementaux de France vous ont accueillis avec bienveillance et vous ont fait entendre des paroles qui ressemblent sensiblement à celles prononcées par le Général Noguès à la place El Baghdadi. Je sais que vous avez été reçus récemment par le Général Noguès à Rabat et que le Résident Général vous a renouvelé ses conseils de modération. Alors! Est-ce pour forcer la main du Gouvernement français et du Gouvernement du Protectorat que vous avez alerté les membres des corporations de la Médina? Parmi tous ces illettrés combien ont compris la portée de vos discours? Que peuvent bien représenter pour les tanneurs et les savetiers les libertés démocratiques, la liberté de la presse et les organisations syndicales? N'ont-ils pas leurs corporations organisées, leurs "amines" élus, leurs coutumes ancestrales?

Vous savez bien que tous les membres de toutes les corporations ne demandent qu'une chose: du travail et le pain quotidien assurés. Nous n'ignorons pas que les membres de diverses corporations traversent de dures épreuves et que les méfaits de la crise s'y font durement sentir. Est-ce la faute du Protectorat si vous préférez les souliers européens aux babouches et les autos aux belles selles brodées d'or et d'argent? Croyez-vous que les libertés démocratiques et la liberté de la presse amélioreront la situation des artisans? Alors! pourquoi les leurrer d'espoirs présentement irréalisables? La Résidence se préoccupe du sort de l'artisanat, et le Général Noguès dans son discours de la Place El Baghdadi a déclaré:

"Nous étudierons ensemble la possibilité de les orienter - vos corporations et l'artisanat - progressivement vers des débouchés nouveaux pour qu'ils n'aient pas trop à souffrir d'une concurrence menaçante, tout en conservant soigneusement les industries d'art qui sont l'honneur de la ville".

Insistons tous pour que ces promesses résidentielles se réalisent au plus tôt et que nos artisans retrouvent, grâce à une administration vigilante, la prospérité de jadis.

Nous-mêmes, dans ces colonnes, nous avons fréquemment attiré l'attention des pouvoirs publics sur la pénible situation de la médina, et nous reconnaissons que l'on n'a peut-être pas réagi avec suffisamment d'efficacité en faveur des corporations jadis florissantes. Mais encore une fois, les libertés démocratiques revendiquées par le Comité d'Action Marocaine amélioreront-elles le sort de nos artisans? Si les jeunes nationalistes marocains ont convoqué hier à leur réunion les artisans de la médina, auxquels ils ne se sont jamais intéressés précédemment, ce n'est pas uniquement dans un but de solidarité sociale, mais plutôt pour bénéficier de leur présence et impressionner les pouvoirs publics. Voyez! pourront-ils dire, nous avons le peuple avec nous, nous représentons non seulement l'élite, mais les masses! Et cette affirmation aura un semblant de vérité.

D'autre part, dans toute manifestation, il faut des troupes de choc. Ce ne sont pas nos intellectuels, en cas de bagarres ou d'émeutes qui s'affronteront avec la police et même la troupe. C'est le bon populo qu'on a gonflé de belles promesses et d'espérances, qui marchera contre le service d'ordre, pendant que les dirigeants se tiendront toujours à l'écart de l'échauffourée. Et l'histoire du Maroc nous apprend que les ouvriers des corporations, les tanneurs, les savetiers, les garçons-bouchers, etc. - auxquels l'on fit appel lors de la réunion de dimanche - ont été de tout temps à l'origine des émeutes qui ont bouleversé Fès et ont servi de troupes de choc aux agitateurs et aux mécontents. La sollicitude toute récente de nos nationalistes pour les artisans trouve peut-être là son explication.

"Gouverner, c'est prévoir", dit la sagesse des nations. L'Administration doit donc prévoir les responsabilités, dans le cas où des conflits sociaux se dérouleraient dans la rue. Elle doit en repérer les dirigeants et leur faire savoir qu'elle les tiendra pour responsables et qu'en cas de troubles,ils seront immédiatement arrêtés. Mais, avant toute chose, l'Administration doit examiner avec bienveillance les revendications de nos protégés et leur donner satisfaction dans la mesure où elles seront justes et raisonnables.

Signé: M. Bouyon

Suit ce petit commentaire qui en dit long sur les intentions du journal "le Progrès de Fès":

En mai 1874, quelques mois après l'avènement du Sultan Moulay Hassan, les tanneurs provoquèrent des troubles à Fès. "Ce fut une émeute très grave", affirme l'auteur du Kitab Al Istiqsa; et les notables de Fès, redoutant un peu les représailles du Sultan, lui adressèrent une lettre pour dégager leur responsabilité et la rejeter sur "la populace, les mauvais sujets et les gens sans aveux". N'est-il pas un peu surprenant, aujourd'hui, de voir les descendants de ces "notables" du temps de Moulay Hassan faire appel à "la populace, aux mauvais sujets et aux gens sans aveux" pour faire aboutir leurs revendications et impressionner le pouvoir? Souhaitons que le Général Noguès ne soit pas obligé, pour rétablir l'ordre, - qui n'a d'ailleurs pas été troublé - de "faire bombarder la ville dans toutes les directions" comme feu le Sultan Moulay Hassan et ainsi que nous l'assure l'auteur du Kitab Al Istiqsa.