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Affaire Mourtada. En rire ou en pleurer ?

Par Ruth Grosrichard
Professeur franco-marocaine agrégée de langue
et civilisation arabes à Sciences Po Paris.

Fouad Mourtada a été condamné à trois ans de prison. Pourtant, au 17ème siècle, une vieille tradition marocaine, celle du "Sultan des tolbas", faisait bien plus qu'emprunter le visage d'un prince.

Le Maroc est fier de ses traditions. Il est tout aussi fier d'être entré dans la modernité. "Tradition et Modernité" : telle est la devise qui guide ses choix politiques, sociaux, religieux et culturels. Il veut ainsi montrer que ces deux termes, loin d'être incompatibles, sont pour lui complémentaires. Ambition légitime, certes, et dont le Maroc a bien raison de s'enorgueillir. Mais l'assume-t-il pleinement ? Un événement récent m'amène hélas à en douter.

Conçu à l'origine par des étudiants de l'Université de Harvard, Facebook est aujourd'hui un site de réseau social ouvert aux jeunes du monde entier. En janvier 2008, ils étaient plus de 62 millions à être membres de ce réseau devenu planétaire. Parmi eux, nombreux sont ceux qui se sont amusés à créer des profils au nom de personnalités célèbres à divers titres, sans pour autant être traités de criminels et condamnés en conséquence.

"Usurpation d'identité princière" : voilà principalement, aux yeux du tribunal, ce qui méritait à Fouad Mourtada un châtiment exemplaire. Or, puisqu'il s'agit d'exemple, une tradition marocaine vieille de trois siècles aurait offert à ses juges une occasion de réfléchir sur la modernité de leur verdict. Se souvient-on du "Sultan des tolbas" ? Chaque année, après le mois de ramadan, les étudiants de la Qaraouiyyine et des médersas de Fès organisaient une fête-carnaval de plusieurs jours. À cette occasion, l'un d'entre eux était désigné "Sultan des tolbas". Pour que la fête puisse avoir lieu, une délégation de tolbas se rendait préalablement au palais royal et soumettait au roi légitime une demande d'autorisation. Une fois celle-ci obtenue, la fête pouvait commencer. Elle se déroulait selon un rituel minutieux : vente aux enchères de la couronne du futur sultan, nomination d'un vizir et d'un chambellan, ainsi que d'un mouhtassib (prévôt des marchands et des artisans) chargé de prélever une taxe auprès des boutiquiers dans les souks, sans oublier un trésorier pour gérer la collecte d'argent destinée à organiser des zerdas (festins). Avec l'aide du Pacha de la ville, on installait un campement avec garde royale, écurie et fanfare, sur le modèle de celui du sultan officiel lorsqu'il se déplaçait, celui-ci offrait au "Sultan des tolbas" les habits d'apparat et le cheval utilisés durant la fête. Le décor ainsi campé, la cour de pacotille se livrait à une imitation parodique des activités royales : audience de dignitaires du royaume apportant des cadeaux, publication - sous le sceau du "Sultan des tolbas" - de dahirs sur des sujets burlesques. Le sixième jour, le sultan légitime venait rendre visite au "Sultan des tolbas". Face à face sur leur cheval, les deux monarques écoutaient, l'air grave, le maître des cérémonies débiter ce discours au sultan officiel : "Comment peux-tu, simple roi du Maroc, te présenter devant le plus grand des monarques sur terre, lui qui gouverne des milliers de moustiques, de mouches, de fourmis, de crapauds et d'autres espèces d'insectes ?". Loin de s'en formaliser, l'intéressé s'en amusait, et le "Sultan des tolbas", descendant de son cheval, lui souhaitait alors la bienvenue dans son royaume, puis lui baisait les pieds en lui présentant une liste de doléances.

Badinages innocents

Ce carnaval n'a pas manqué de retenir l'attention des historiens classiques marocains et des voyageurs occidentaux. Faute de pouvoir les citer tous ici, tenons-nous en à ce qu'en écrivait Saïd Hajji (1912-1942) - éminente figure du mouvement national marocain, pionnier de la presse marocaine d'expression arabe et considéré comme un précurseur dans la défense des libertés publiques et de la société civile au Maroc - dans le supplément culturel du journal "Al-Maghrib" : "Les Fassis trouvent un grand plaisir à passer une journée ou deux en compagnie des étudiants. Ils se hâtent pour occuper un emplacement convenable sur les bords de leur belle rivière. Ils y dressent leurs tentes et emportent avec eux les provisions nécessaires (...). Le "Sultan des tolbas" (...) joue la comédie à la perfection, ce qui permet de voir à quel point le peuple marocain et ses dignes souverains apprécient la science et s'intéressent au monde étudiant. Cette constatation dénote d'un esprit réellement démocratique. Le gouvernement fait preuve d'une grande marque de respect vis-à-vis des hommes de demain. Le roi devant lequel personne n'ose lever la voix se met au niveau des étudiants pour s'amuser avec eux. Le roi du Maroc, qui règne sur un royaume aux vastes étendues et aux nombreuses agglomérations urbaines, ne voit dans les propos des étudiants que plaisanterie et badinage innocents. Il fait toutes sortes de concessions pour écouter leurs balivernes humoristiques". Plus loin, Saïd Hajji ajoute : "Ne voyez-vous pas qu'il s'agit d'une belle tradition que nous avons le devoir de conserver, à laquelle nous devons nous intéresser en nous hâtant d'être parmi les premiers à y assister ? Cet événement reflète de manière durable l'intérêt porté par nos ancêtres à l'éducation et au monde étudiant. Mais quelle en est l'origine ? Comment est-elle née ? Comment expliquer que, dans le but de rehausser l'image de la culture, les rois du Maroc jouent le jeu en donnant l'impression de renoncer à l'autorité qu'ils sont censés exercer sur les étudiants placés sous leur souveraineté et en acceptant de se mettre à leur niveau pour entendre d'eux des plaisanteries qui vont parfois jusqu'à toucher leur personne ?".

Or quelle est l'origine de cette tradition où les sujets se permettent ainsi de rire du Pouvoir avec l'aval et même le soutien de celui qui le détient ? Selon une légende rapportée par les historiens, c'est grâce à l'aide d'un groupe d'étudiants (tolbas) que le premier sultan alaouite se serait emparé du bourg de Dar Ben Mechâal (dans la région de Taza), qui lui résistait et aurait fait main basse sur les richesses qui y étaient thésaurisées. Pour témoigner sa gratitude à ces étudiants, ledit sultan organisa à leur intention une fête grandiose, et leur accorda les subsides et l'aide de la Cour pour perpétuer cette fête qui devint celle du "Sultan des tolbas". Célébrée chaque année du vivant de son illustre initiateur, qui régna de 1666 à 1672, cette fête devint une tradition à laquelle le Maroc moderne a choisi de renoncer. Et qui était ce fameux sultan ? Quelle question ! Il s'agissait bien sûr du frère et prédécesseur de Moulay Ismaïl. Et comment s'appelait-il ? Moulay Rachid.

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