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Monsieur le Président du Club National de la Presse,

Madame, Messieurs les participants,

Mesdames, Messieurs,

Permettez-moi tout d'abord de souhaiter un prompt rétablissement au grand patriote et compagnon de lutte de Saïd Hajji, Abou Bakr Kadiri qui, pour des raisons de santé, a été empêché d'apporter son témoignage des évènements tels qu'il les a vécus et qu'il a, du reste, décrits dans de nombreux ouvrages consacrés à cette période névralgique de l'histoire contemporaine du Maroc.

Il s'agit d'une période clé de la lutte engagée par le Mouvement National pour obtenir de l'autorité occupante l'autorisation d'imprimer des journaux nationaux, en particulier en langue arabe.

Cette période des années trente du siècle écoulé est donc le thème que je me propose d'aborder ce soir, en m'appuyant sur une analyse exhaustive de la situation de la presse nationale telle qu'elle ressort de l'oeuvre journalistique de Saïd Hajji, comparée à ce ce qu'est devenue la situation de la presse marocaine au lendemain de l'indépendance et au-delà.

L'exposé que je compte consacrer à cette analyse va évoluer autour de quatre pôles d'intérêt:

 

  1. Le troisième volet sera focalisé sur l'action qu'il a menée avec ses compagnons de lutte au sein du Mouvement National pour arracher la mise en oeuvre du "Cahier des Revendications du Peuple Marocain" qui mettait l'accent sur la nécessité d'obtenir par tous les moyens l'accord de publication d'une presse nationale libre.
  2. La dernière partie sera consacrée à une approche comparative de la situation de la presse nationale qui prévalait à l'époque de Saïd à celle d'aujourd'hui.

1. Vocation journalistique précoce de Saïd Hajji

Le présent exposé nous ramène à l'année 1927 qui a connu un mouvement de réveil de la conscience nationale et un début de mobilisation des ressources humaines destinée à assurer l'unité de la nation autour de principes et d'objectifs communs.

Notre pays occupait, pendant cette période, une place privilégiée au sein des courants d'idées qui se confrontaient sur la scène politique et journalistique en France, où la plupart des organes de presse consacraient des pages entières de leurs publications à la situation politique au Maroc, pendant que les Autorités du Protectorat dans notre pays s'intéressaient à la mise en place des mesures coercitives qu'elles se préparaient à nous imposer dans le cadre du nouveau régime d'Administration Directe.

C'est dans ces circonstances qu'une voix s'est élevée au sein de la jeunesse éclairée de Salé, s'exprimant au nom de la majorité silencieuse d'une population médusée, une voix qui ne pouvait être que celle de Saïd, alors âgé de 15 ans, revendiquant le respect des droits de l'homme, insistant sur la nécessité d'abroger les mesures discriminatoires prises à l'encontre des nationaux et demandant l'instauration d'un régime approprié de libertés publiques.

C'est aussi dans ces conditions qu'il a jugé le moment opportun de créer une association à caractère socio-culturel, en se fondant sur la Loi adoptée par le législateur français en 1901 qui stipule dans son article 12 que: "Les associations se créent en toute liberté, sans autorisation ni déclaration préalables".

Cette association, du nom d'Alwidad, est considérée comme le premier noyau qui a accompagné l'émergence de l'esprit associatif à partir duquel Saïd entendait bâtir les fondements de la société civile.

Il a procédé à la création du journal "Alwidad" qui était entièrement manuscrit et reproduit en plusieurs exemplaires par une équipe de bénévoles pour être distribués aussi bien à Salé que dans les autres grandes villes du Royaume. Grâce à ce journal, il a pu donner libre cours à sa ferme volonté de faire partager par la classe des intellectuels l'idée qu'il se faisait d'un Maroc libre, ouvert au progrès et aux conditions de la vie du monde moderne. Ce journal s'était fixé comme mission:

"d'oeuvrer pour le bien de la nation et le réveil des consciences"

et, comme devise:

"Notre principe, notre mot d'ordre, notre objectif sont l'entente et la concorde entre les peuples, les races et les religions".

En première page d'un de ses numéros spéciaux, on pouvait lire une citation célèbre extraite d'un discours de Saâd Zaghloul:

"Le droit prime la force, la nation passe avant le gouvernement".

Toujours dans le cadre de cette association, Saïd a initié plusieurs autres journaux, tous manuscrits et placés sous sa direction, parmi lesquels, outre l'hebdomadaire "Alwidad" déjà cité, le "widad" mensuel qu'il faisait paraître en 24 pages et où il abordait des questions en rapport avec le mouvement des idées qui occupaient l'esprit de la classe intellectuelle de l'époque, le journal "Alwatan" où il essayait de réveiller les consciences endormies, et le journal "Almadrassa" dans lequel il fustigeait les méthodes archaiques de l'enseignement traditionnel et invitait ses compatriotes à opter pour l'enseignement classique, seul à même de frayer la voie à un avenir de progrès et d'ouverture vers le monde de la modernité.

Saïd a complété cette panoplie de journaux par un "répertoire illustré" dans lequel il documentait ses articles par un choix de photos de la semaine ayant un caractère politique, culturel et artistique. De plus, il se servait de tous ses journaux pour publier la synthèse d'ouvrages historiques, littéraires et scientifiques ainsi qu'un choix judicieux des évènements ayant marqué l'actualité nationale et un résumé de la revue de presse internationale.

Lorsque "le Club Littéraire de Salé" a été créé en 1927, Saïd y a trouvé le lieu idéal pour réveiller les esprits endormis et mettre en valeur les idées de progrès et les aspects positifs des avantages que procure la modernité. Ses interventions avaient toutes pour but de faire appel au sens du devoir qui doit s'accompagner d'une prise de conscience des responsabilités sans lesquels la jeunesse ne serait jamais en mesure de faire vibrer en elle la fibre patriotique.

En tant qu'intellectuel, Saïd était très en avance sur son temps. Ses propos et ses causeries revêtaient toujours un caractère didactique de nature à soutenir l'esprit et le sens de l'orientation qu'il donnait à la démarche de son argumentation. Il a choisi la conférence littéraire en tant qu'outil de prise de conscience. tantôt invitant notre jeunesse à méditer sur l'énorme progrès accompli par "la renaissance littéraire arabe". tantôt fustigeant l'idée déformée qu'a le public du Moyen Orient du Marocain, comme il l'a magistralement dépeinte dans la causerie qu'il a intitulée: "Le Maroc tel que le perçoit l'Orient Arabe".

Il a pris une part active au mouvement de protestation contre le "Dahir berbère" (du 16 Mai 1930) qui, au motif de réorganiser la justice berbère, avait pour but de soustraire les trois quarts de la population marocaine à la loi musulmane et par conséquent à l'autorité temporelle et spirituelle du Sultan qui en est le garant institutionnel. S'inscrivant dans la logique ségrégationniste dictée par la devise "divide et impera", la politique berbère introduite par l'Administration coloniale n'a pas tardé à provoquer une levée de boucliers des jeunes patriotes de Salé qui se sont rendus en masse à la grande mosquée pour réciter ensemble la prière du "latif".

La participation de Saïd à cette manifestation lui a valu l'interdiction de se rendre à Naplouse en Palestine où il comptait poursuivre ses éudes. Il a dû attendre la levée de cette mesure au mois de Novembre 1930 pour obtenir l'autorisation de se rendre non pas à Naplouse, "ville réputée pour son fanatisme musulman et sa xénophobie", mais à Beyrout qui était à l'époque placée sous mandat français, ce qui permettrait d'exercer une surveillance étroite sur les activités journalistiques et politiques du jeune Saïd. Cette surveillance ne l'a pas empêché de prendre attache avec les organes de presse de la région, leur fournissant des articles sur la situation lamentable que traversait le Maroc; et c'est à partir de là que ses talents journalistiques ont littéralement explosé.

Ecoutons le témoignage d'Abdelhadi Zniber, un de ses condisciples originaire de Salé, qui l'avait rejoint à Beyrout:

"Saïd nous faisait entrevoir comment ses espoirs pouvaient devenir une aventure réelle. Il nous entretenait de ses projets futurs de journaux et de revues et n'omettait pas de rappeler à chacun d'entre nous les devoirs qu'il lui avait assignés pour assumer la lourde responsabilité de mener à bien l'entreprise qu'il projetait de réaliser. Il nous parlait des méthodes d'impression et de tirage, du choix des thèmes et de la classification des articles, de ses éditoriaux, du comité de rédaction et du choix des rédacteurs. Il nous entretenait aussi des bulletins d'informations qu'il envisageait de publier sous forme de supplément du journal quotidien, ainsi que de la revue littéraire qu'il destinait à la classe des intellectuels. Il mettait l'accent sur la couleur de la couverture qu'il considérait comme un élément important de l'image qu'il entendait donner à cette publication. Il avait beaucoup d'admiration pour les revues de la maison d'éditions égyptienne 'Dar Al Hilal', y voyant un exemple à suivre pour tout ce qu'il comptait entreprendre. Il était émerveillé par le raffinement et l'élégance de ses tirages et ne tarissait pas d'éloges sur l'aspect esthétique de ses réalisations".

Et d'ajouter dans ce témoignage:

"Il était impossible de s'imaginer Saïd loin du monde de la presse. A la sortie des cours, il se dirigeait droit vers les maisons d'éditions et les ateliers d'impression. En classe, son pupitre était chargé d'une pile de journaux et de revues qui lui servaient à constituer avec les coupures de presse une banque de données sur les évènements politiques et littéraires qui l'intéressaient. Lorsque je lui posais des questions mêlées de reproches au sujet de toutes ces coupures de journaux entassées sur son pupitre, toutes annotées d'un crayon rouge ou bleu, il se riait de mon ignorance de l'importance du rôle des ciseaux et du crayon rouge dans la vie des journaux et de la presse".

J'en arrive ainsi à la seconde partie de cet exposé qui me permettra de lever le voile sur le choix porté par Saïd de s'adonner à plein temps à la profession journalistique.

2. Option de Saïd pour la profession journalistique

Parmi les professions libérales, Saïd a opté pour la profession journalistique qu'il considérait comme l'instrument le plus efficace pour véhiculer les idées de progrès et de liberté d'une part et, comme l'a souligné le journal "Almaghrib" dans un article paru un an après sa disparition, rédigé par son successeur à la direction du journal, Kacem Zhiri, parce qu'il comprenait l'importance de la presse et mesurait le penchant et les prédispositions naturelles qu'il avait pour exercer le métier de journaliste, d'autre part. Il savait qu'il était né pour accomplir cette mission et que l'importance de la presse était évidente et n'avait nul besoin d'être démontrée.

Le choix de Saïd s'est porté sur la profession journalistique pour en faire l'instrument qui permet de chasser le spectre de la paresse et de la nonchalence qui pèse sur le dos de ses compatriotes et, depuis que le premier No du journal "Almaghrib" a vu le jour à la mi-avril 1937, il n'a cessé d'aspirer à ce haut et noble objectif.

A son retour du Moyen Orient au terme de ses études, il a adressé au Grand Vizir une lettre datée de juin 1935, lui demandant l' autorisation de publier une revue culturelle dénommée "Marrakech". Lorsqu'il a appris que sa demande s'était heurtée à une fin de non recevoir de la part des autorités concernées, il a élevé une vive protestation dans une lettre au Résident Général au ton très ferme, fustigeant la position prise par l'Administration coloniale à l'encontre de sa requête et estimant qu'une telle position n'était pas de nature à faire honneur à la puissance protectrice qui s'était pourtant engagée à tout mettre en oeuvre pour rehausser le niveau intellectuel et culturel des populations autochtones.

"Les années vont se suivre", a-t-il notamment écrit, "les situations conjoncturelles vont changer. L'Administration elle-même sera appelée à revoir ses méthodes de gestion des affaires publiques, Seul demeurera immuable le verdict que l'histoire prononcera sur cette période que la nation marocaine est en train de subir depuis un quart de siècle".

Puis, après s'être posé la question de savoir qui assume la responsabilité de la régression des facultés éducatives du peuple marocain et de sa marginalisation dans la vie intellectuelle, il n'a pas hésité à montrer du doigt l'Autorité du Protectorat en s'adressant au Haut Commissaire de France en ces termes:

"...une part non négligeable de cette responsabilité est à mettre sur le compte d'un pays longtemps considéré comme une source de lumière. Aussi, nous déplait-il de le voir prendre des mesures destinées à interdire au peuple marocain toute démarche de nature à contribuer à son éducation et à sa culture".

Il a par ailleurs exprimé dans cette lettre sa profonde déception de constater que l'histoire allait inscrire dans le registre de ses jugements que:

"la France s'est opposée à ce que la jeunesse intellectuelle apporte sa contribution à l'émancipation du peuple marocain en lui interdisant d'instaurer les conditions d'une infrastructure culturelle pouvant faciliter la mise en oeuvre d'un processus éducatif susceptible de sortir nos compatriotes de l'état de misère intellectuelle dans lequel l'Administration du Protectorat entend sciemment les maintenir".

"Une telle situation", lit-on à la fin de la lettre, "n'est autre que le fruit d'une politique délibérée d'une nation dont le passé et le présent sont portés aux nues par la jeunesse marocaine qui en admire la fécondité dans tous les domaines, et en particulier dans celui de la pensée et des sciences humaines".

Et de conclure en ces termes:

"C'est précisément cette nation que le Représentant de la France accepte de lui faire endosser une responsabilité aussi lourde de conséquences et que le peuple marocain n'hésite pas à en divulguer les méfaits à travers le monde évolué ou en cours d'évolution".

Cette lettre n'ayant pas eu l'impact souhaité, Saïd est revenu à la charge, insistant sur le bien fondé du caractère éminemment culturel de sa demande. Mais lorsqu'il lui est apparu que les Autorités du Protectorat n'étaient guère disposées à lui donner suite, il s'est mis à rédiger des articles pour le compte des principaux organes de presse du Moyen Orient afin d'informer la nation arabe de l'évolution de la situation politique au Maroc.

Il a également fait publier une partie de ses études et de ses recherches dans différents domaines de la culture et du savoir dans la revue "Maghrib" que faisait publier en langue arabe à Rabat son fondateur algérien Missa, ainsi que sur les colonnes des grands journaux et des principales revues qui paraissaient à Tanger et dans la zône khalifienne.

Ensuite, par lettre de Said à Mekki Naciri, fondateur de la revue "Almaghrib Aljadid" (Le Maroc Nouveau) qui paraissait à Tanger, il lui a confirmé l'accord le nommant mandataire de cette revue dans la zône sultanienne à compter du mois de mai 1936. Il s'est mis aussitôt à écrire aux leaders du Mouvement Nationaliste et à d'autres personnalités politiques et hommes de lettres, leur demandant de contribuer à enrichir avec leurs écrits les prochains numéros de cette publication et d'émettre le cas échéant des observations ou des suggestions de nature à apporter des améliorations à l' orientation qui lui a été donnée. (Lettres se rapportant à l'activité de presse)

Au cours de cette période, Saïd mûrissait le projet de faire paraître un journal quotidien en langue arabe. En attendant qu'il fût statué sur la demande d'autorisation qu'il a introduite à cette fin, il a créé à Salé "l'imprimerie Almaghrib" qui, malgré un équipement vétuste et la composition manuelle des lettres d'imprimerie qui y était pratiquée, a réussi à remplir sa mission, a pu former un nombre non négligeable de linotypistes et, après l'obtention de l'autorisation officielle d'imprimer le journal "Almaghrib", en a assuré la parution trois fois par semaine, puis un tirage quotidien accompagné d'un supplément littéraire hebdomadaire.

C'était le premier noyau de "l'imprimerie Al Oumnia" dont il a pu faire l'acquisition à la place de la Mamounia à Rabat. Saïd a ensuite créé la "Société Marocaine d'Editions" avec pour mission de ressusciter l'héritage culturel marocain en rééditant certains ouvrages enterrés dans les bibliothèques privées, voire dans certaines bibliothèques publiques.

C'est ainsi que Saïd se sera préparé à remplir sa mission journalistique et culturelle de la meilleure façon possible. Comment a-t-il accompli cette mission? C'est ce que nous allons traiter dans une troisième partie où nous mettrons en exergue le rôle déterminant qu'il a joué au sein du Mouvement National, dans le cadre de la lutte pour la conquête de la liberté de la presse.

3. Rôle de Saïd dans la lutte pour la liberté de la presse

L'année 1936 a été marquée par de multiples réunions des cadres du Comité d'Action Nationale visant toutes à appuyer le Cahier des revendications du Peuple Marocain auquel Saïd a été appelé à apporter sa contribution dans le cadre d'un comité restreint composé de Mohammed Elyazidi, Haj Omar Ben Abdeljalit, Mohammed Bouâyad et lui-même. Ce comité avait pour mission de dresser un programme comprenant toutes les réformes dont le Maroc avait besoin pour sortir de la crise dans laquelle il se débattait depuis un quart de siècle.

Saïd a été parallèlement désigné, aux côtés de Mohammed Elyazidi et Brahim El Kettani, pour faire partie d'un comité tripartite chargé par les instances dirigeantes du Comité d'Action Nationale de poursuivre le mouvement de revendication des libertés publiques, y compris la liberté de publication d'une presse nationale d'expression arabe. Ce comité a aussitôt diffusé un communiqué en date du 17 septembre 1936 dans lequel il a notemment écrit:

"Le refus opposé par l'Administration du Protectorat à toutes les demandes individuelles qui lui ont été adressées nous a amenés à unifier nos efforts en créant un comité de suivi composé de ceux qui ont déposé une demande d'autorisation de fonder un journal d'expression arabe, et en utilisant tous les moyens légaux pour forcer la porte de la presse afin de permettre à ses promoteurs de bénéficier de leur part de liberté dans le cadre de l'ordre et de la justice".

En application de l'orientation tracée par le Comité de suivi des revendications de la presse, Saïd a proposé l'adoption d'un projet tendant à "ouvrir la porte de la presse". Ce projet évoluait autour de trois volets:

 

  1. Voies et moyens pour ouvrir la porte de la presse;
  2. Types de journaux dont la création nécessite une mûre réflexion et un travail en profondeur de préparation;
  3. Adoption d'une politique qui devra être tracée à tous les organes de presse d'expression arabe au Maroc.

Les activités du Comité d'Action Nationale ont été couronnés par la tenue des assises de son 1er congrès le 25 octobre 1936 à Fès groupant, quatre vingt dix délégués venus de toutes les grandes villes et régions du Maroc. Il a été suivi par une série de meetings, le 2 novembre à Fès, le 10 novembre à Salé et il était prévu d'organiser un troisième meeting le 17 novembre à Casablanca, mais ce dernier a été interdit à la dernière minute.

Au cours des meetings de Fès et de Salé, placés l'un et l'autre sous la présidence d'Allal El Fassi, qui a ouvert la séance avec un discours d'orientation, traçant l'historique du Comité d'Action Nationale au cours des six années de son existence et exhortant l'assistance à prendre fait et cause pour ses principes, ses objectifs et les moyens auxquels il a eu recours pour promouvoir les aspirations du peuple marocain à une vie de liberté et de dignité.

C'était ensuite au tour de Saïd de prendre la parole pour insister sur la nécessité de poursuivre l'action de revendication de la liberté de presse afin d'amener le pouvoir en place à la reconnaître et la mettre en pratique sans tergiversations ni retard. D'autres intervenants ont succédé à Saïd apportant des éclaircissements sur les problèmes de l'enseignement, la réforme de la justice, la situation politique générale, l'étude de la situation catastrophique du paysan et les problèmes dans lesquels se débattait le monde ouvrier.

Quant au meeting de Casablanca, il a été interdit. Allal El Fassi , Mohammed El Yazidi et Mohammed Mekouar ont été arrêtés, suivis de Mohammed Hassan El Wazzani qui a manifesté son entière solidarité avec les leaders incarcérés.

Suite à ces mesures répressives, la branche de Salé du Comité d'Action Nationale a aussitôt organisé une manifestation de grande envergure qui a démarré du domicile du patriote Mohammed Bekkali en direction du Mausolée de Sidi Ahmed Hajji. Le public qui a pris part à cette manifestation était tellement nombreux que les services de sécurité ont dû faire appel à des renforts de police pour contrôler le cortège des manifestants.

Saïd a pris la parole dans une grande place au milieu du public qui s'y était rassemblé, expliquant les raisons de l'organisation d'une telle manifestation à laquelle prennent part les différentes couches de la population de Salé, qui tiennent toutes à exprimer avec leur participation leur solidarité agissante avec les leaders qui venaient d'être arrêtés à Casablanca et à demander leur libération immédiate.

Il est à signaler que cette manifestation s'est elle aussi soldée par l'arrestation des principaux dirigeants de la branche de Salé.

Ecoutons ces critiques adressées au pouvoir colonial que nous avons extraites de l'un des discours que Saïd prononçait à l'occasion des rassemblements du Comité d'Action Nationale au cours de l'année 1936, rassemblements qui avaient pour but d'apporter le soutien inconditionnel de la population au Cahier des Revendications soumis à la haute autorité de Sa Majesté le Sultan et au pouvoir d'appréciation du Résident Général de France à Rabat.

Après s'être posé la question de savoir s'il existe encore au monde un pays comme le nôtre privé d'une presse libre qui défend ses intérêts, où les associations sont inexistantes et les réunions interdites, un pays où les demandes les plus futiles se heurtent à des fins de non recevoir et où la corruption bat son plein à tous les niveaux, un pays où le plus petit fonctionnaire est investi de pouvoirs exorbitants et agit en véritable despote sans crainte d'engager sa responsabilité devant un quelconque corps d'inspection, un pays où les gens sont incarcérés, à titre individuel ou collectif, sans avoir commis le moindre délit et ce, dans le seul but de réprimer leur dignité de patriotes, Saïd a poursuivi son réquisitoire qui a éte imprimé sous le titre "Des libertés publiques" en disant:

"Les problèmes du Maroc, mes chers compatriotes, sont légion et dépassent tout entendement. Le temps est venu de les exposer au grand jour, d'en afficher les images et de les divulguer de par le monde. Le temps est mûr pour réunir une documentation sur l'ensemble de ces problèmes afin d'en assurer une large diffusion sur le plan international. Il est temps que le monde entier sache dans quelle ère de décadence et d'injustice vit notre nation, ainsi que les types de traîtements qu'on lui fait subir, constate le mal qui est en train de ronger son corps sans qu'il soit autorisé à lui porter remède et voie vers quel destin elle s'achemine à pas de géant".

Décrivant la situation de la presse dans une note manuscrite inédite que nous avons reprise en 4ème de couverture de l'ouvrage "Saïd Hajji - Naissance de la presse nationale marocaine" en version française, Saïd nous informe qu'elle se trouvait au début de son apparition dans un état lamentable, soumise aux pires difficultés, affrontant les exactions et une recrudescence d'injustices, devant composer avec un milieu réactionnaire et subir une attitude discriminatoire de toutes les administrations publiques. Il demande au Gouvernement de lui reconnaître le droit à l'existence en la dotant d'un cadre juridique qui puisse la mettre à l'abri de la répression et des abus de pouvoir qui entravent l'exercice de sa mission. La note, placée sous le titre: "Les atteintes aux libertés publiques" se termine par ce commentaire désabusé:

"Il est temps que cessent les pratiques des saisies arbitraires et des avertissements sans fondement. Il est temps de donner compétence de juridiction pour toutes les affaires la concernant à des tribunaux qui connaissent la mission de la presse et l'apprécient à sa juste valeur. Le journaliste marocain n'est pas cet individu qui commet des crimes relevant de la compétence des tribunaux militaires. Sa mission n'est autre que de se mettre au service de la nation et des pouvoirs publics en employant toutes ses ressources intellectuelles à la recherche d'une plateforme d'entente franche et loyale entre gouvernants et gouvernés".

Mesdames, Messieurs,

Après avoir consacré le troisième volet à la participation de Saïd au mouvement de lutte en faveur de la liberté de la presse, il nous reste à comparer la situation de celle-ci telle qu'elle prévalait pendant la période du Protectorat à ce qu'elle devenue au lendemain de l'indépendace et au-delà. C'est l'objet de la dernière partie de cet exposé qui se propose comme thème:

4. La situation de la presse entre hier et aujourd'hui.

Comparée à ce qu'elle était à l'aube de sa création au cours de la troisième décade du siècle écoulé, la situation de la presse au lendemain de l'indépendance et au-delà diffère de beaucoup de ce qu'elle était pendant la période du Protectorat.

En effet, parmi les premières initiatives prises par le Maroc, il y a lieu de noter son attachement à la Déclaration des Droits de l'Homme bien avant l'indépendance et la ferme volonté de s'appuyer sur ses principes pour se libérer du carcan du colonialisme. De plus, les premières réalisations que notre pays a mises au point après avoir recouvré sa liberté, c'était d'avoir adopté une série de textes législatifs vers la fin de l'année 1958, qui ont été regroupés dans ce qu'il était convenu d'appeler "le code des libertés publiques". Ces textes ont été complétés en 1959 par "le dahir sur la procédure pénale".

Il va sans dire que si nous comparons le régime instauré par "le code des libertés publiques" à la situation déplorable décrite par Saïd dans la note inédite à laquelle nous venons de faire allusion, nous ne pourrons que considérer la liberté de la presse que nous avons adoptée à cette époque comme un acquis parmi les principaux objectifs du Cahier des Revendications que le citoyen marocain a obtenu grâce à sa résistance à la politique de répression et au courage dont il a fait preuve pendant les périodes difficiles.

Pour la première fois, la presse nationale disposait d'un cadre juridique qui lui garantissait la liberté d'expression et lui permettait d'attaquer le Gouvernement, dans la limite de la critique saine et objective, quand il présentait certaines carences dans la gestion des affaires publiques. Nous sommes donc en droit de dire que le Maroc d'alors avait franchi un grand pas vers la reconnaissance à ses nationaux de leurs droits légitimes, y compris leur aspiration à la liberté de presse.

Jusque-là, il y avait un grand fossé entre la nouvelle situation et le manque de liberté total qui prévalait pendant l'ère coloniale. Mais il a fallu moins de quinze ans après l'adoption du Dahir de 1959 pour que la procédure pénale fût soumise à une pseudo-réforme en 1974 et dût subir une série de modifications qui l'ont entièrement vidée de sa substance. Le texte de 1974 a introduit des dispositions transitoires en attendant l'adoption d'un "Code de la Procédure Pénale" qui serait mieux adapté aux procédires judiciaires instaurées par la nouvelle réforme.

Depuis lors, nous avons assisté à un net recul dans l'énoncé de certaines dispositions qui ont soumis les libertés à des changements radicaux tant sur le plan du fond que de celui de la forme par rapport au texte de 1959.

Au courant des annés de plomb qui vont de 1974 à la fin du siècle, le pays vivait sous un régime quasi dictatorial. La presse était de nouveau muselée et exposée aux mesures répressives, bien que les faits qui lui étaient reprochés et qui étaient sévèrement sanctionnés fussent dans la plupart des cas d'une inconsistante futilité et ne dussent en aucune manière être considérés comme des infractions à caractère délictuel ou criminel. Mais, malgré cela, le journaliste était souvent incriminé à tort et traduit devant la justice où il devait répondre d'actes d'accusation sans fondement.

On était ainsi en droit de se demander si le Maroc ne croyait aux principes de démocratie et de liberté qu'occasionnellement et selon le bon vouloir des gouvernants. Les conditions dans lesquelles vivait le journaliste étaient tellement contraignantes qu'elles ne manquaient pas de rappeler les misères de la situation décrite par Saïd dans sa note précitée.

Le changement commençait à intervenir en 1990 avec l'institution d'un Conseil Consultatif des Droits de l'Homme et la mise en place en 1999 d'une Commission chargée de déterminer les indemnisations devant être accordées aux victimes des enlèvements et de la répression perpétrés au cours des années de plomb. En 2001, fut créé un organe chargé de règler en toute équité les différends entre gouvernants et gouvernés. En janvier 2004, la Cour Spéciale de Justice qui appliquait des procédures d'exception a été supprimée et ses compétences ont été dévolues à des cours d'appel.

Sur le plan juridique, deux projets de lois ont été adoptés le 28 janvier 2004, l'un concernant la levée de l'immunité parlementaire, l'autre la création de la Haute Cour qui sera appelée à statuer sur les délits commis par les membres du Gouvernement dans l'exercice de leurs fonctions.

Le Code des Libertés Publiques portant sur les lois relatives au droit d'association, de rassemblement et de la presse a fait l'objet de nombreux amendements dont la révision du statut juridique des associations, la réforme du Code Pénal et l'adoption d'un nouveau Code de Procédure Pénale.

Ainsi, depuis l'institution du Gouvernement d'alternance, la presse nationale a retrouvé une certaine liberté d'expression qui lui était déniée au cours des années de plomb. Le pays semblait s'engager dans la voie de la démocratie et donnait les signes de vouloir résolument gagner le pari de la modernité.

Mais ce répit n'a été que de courte durée comme l'a noté un représentant de l'UNESCO dans un article daté du 10 juillet 2006 où il a notamment écrit:

"Quant au secteur de la presse écrite (au Maroc), limitons-nous, en ce qui concerne les interventions plus ou moins directes du pouvoir à:

A celà, il faut ajouter les récentes arrestations arbitraires de journalistes et leur placement en garde à vue pour des durées indéterminées et les parodies de justice dont se rendent coupables certains juges qui ne semblent pas être pleinement conscients de l'indépendance de leur pouvoir.

Au vu des problèmes soulevés par les carences de certains acteurs de la justice, il est temps de venir à la rescousse de la presse nationale, au besoin en provoquant la réunion des "Etats Généraux de la Presse" à la fois pour instaurer un débat qui serait l'occasion d'un examen de conscience de la presse elle-même et rappeler aux pouvoirs publics, si besoin est, que la liberté de la presse a été chèrement acquise et que la démocratie ne peut se passer d'une presse qui s'interroge constamment sur l'originalité et la qualité de sa mission et que son objectif est de tout mettre en oeuvre pour entraîner une prise de conscience du public de ses lecteurs.

"Les Etats Généraux de la presse" doivent aussi faire ressortir et admettre par les pouvoirs publics que le journaliste n'a pas qu'un rôle de "médiation" à jouer, mais que sa fonction lui impose d'avoir un rôle de vérification, d'analyse et de décryptage de l'information, quitte à la soumettre à une critique objective, même si le ton en est quelquefois dérangeant. Ce n'est qu'à ces conditions que la presse nationale pourra amorcer un renouveau et croira dans l'avenir de l'écrit et que le journaliste sera en mesure d'assumer son propre destin.

Conclusion

Cette causerie sur la revendication de la liberté de la presse nous a ainsi permis de mettre en valeur le rôle joué dans ce domaine par Saïd Hajji en sa qualité de patriote d'avant garde et de pionnier de la presse nationale que Robert Rézette a quaifié dans son ouvrage sur "les partis politiques marocains" de "meilleur polémiste de talent que connut le Maroc".

Je pense qu'il est maintenant de notre devoir, si nous voulons rejoindre de nouveau la caravane civilisationnelle et amener notre pays à retrouver la place qui lui revient parmi les nations avancées, de revoir toutes les données se rapportant à l'exercice de la profession journalistique, et en particulier le cadre juridique qui définit les droits et les obligations des acteurs de la presse et au sein duquel le journaliste doit pouvoir exercer sa fonction en toute liberté, tout en étant pleinement conscient de ses droits et des responsabilités morales qui sont les siennes.

"Le journaliste se doit", écrit Saïd dans un article intitulé "Liberté d'expression""de critiquer les images périmées de notre société" ... Et de poursuivre plus loin: "Mais la liberté d'expression doit se limiter au cercle des idées et englober les différents aspects de la vie, y compris ses tendances à l'immobilisme. L'intellectuel marocain doit respecter une certaine éthique et éviter de s'attaquer aux personnes physiques dans ses écrits. La critique personnifiée tend à faire dévier la discussion du domaine de la réflexion et de l'argumentation à celui des futilités et de la calomnie. La discussion perd tout son intérêt et n'a alors plus de raison d'être".

Pas plus, aurait-il pu ajouter, que les peines d'emprisonnement prévues dans le Code de la Presse ne sont compatibles avec la liberté de presse et le droit d'expression qu'elle requiert. Notre pays a intérêt à procéder au retrait de toutes les clauses relatives aux peines d'emprisonnement consécutives à la commission de ce que l'on a convenu d'appeler "le délit d'expression", quitte à procéder au relèvement du montant des amendes infligées au journaliste qui serait condamné pour un tel délit.

La liberté de la presse se manifeste non pas dans les provocations gratuites et encore moins dans les insultes et les diffamations, mais dans le cadre du respect mutuel, Une telle conception des rapports du journaliste avec les situations ou les personnes objets de ses critiques ainsi qu'avec l'autorité publique censée le contrôler nécessite une révision profonde de tous les aspects de la profession journalistique, tant au niveau de l'éthique professionnelle qu'à celui de la précision et de la garantie de la liberté d'expression qui doit être, sans conteste, reconnue aux journalistes, comme l'avait déclaré feu Mohammed V dans une formule lapidaire:

"L'information est sacrée, le commentaire est libre".