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Al Taqafa Almaghribia - No 15 - 16 août 1938.

J'ai éprouvé ce matin une certaine appréhension en recevant une lettre sur laquelle était apposé le cachet de la poste de Salé. Je me suis dit: ce que je craignais est arrivé. Cette lettre m'est certainement adressée par les gens de Salé pour me menacer et me couvrir d'injures, à moins qu'elle ne contienne un pamphlet par lequel l'homme de lettres de Salé me tourne en dérision. Je l'ai décachetée après une longue hésitation, et j'ai remarqué qu'elle venait du directeur de la revue "Al Taqafa", et qu'elle était rédigée dans le style d'écriture oriental, ce qui ne m'a pas étonné, car la profession journalistique exige du journaliste marocain qu'il écrive à la manière de ses confrères égyptiens! Je n'ai pu la lire qu'après avoir fait un grand effort pour en déchiffrer chacun des mots qu'elle contenait. Mais, il faut consentir à payer le prix pour imiter les Egyptiens. J'ai appris pour la première fois de ma vie que je m'appelais "maître", parce que, chez nous, toute personne qui écrit dans un journal se voit attribuer cette appellation, de la même manière que toute personne qui porte un "Salham" (cape qu'on porte au dessus de la djellabah) porte le titre de "fqih" (enseignant traditionnel).

L'auteur de la lettre a commencé par m'écrire qu'il souhaitait que je ne sois plus "inconscient". J'étais ravi d'apprendre qu'il ne voulait plus me compter parmi "les jeunes inconscients" contre lesquels il était bouillant de colère et ce, par pitié pour moi, ou pour me récompenser pour mes articles, ou encore parce qu'il avait peur de moi ... Mais, arrivé à la fin de la lettre, j'ai été déçu en apprenant que ce qu'il voulait, en jouant sur les mots, était que je ne reste pas incognito, parce que les lecteurs insistent beaucoup sur ce point, se posent des questions sur ce jeune inconscient et veulent absolument qu'il leur dévoile son nom.

Non, monsieur le directeur de la revue "Al Taqafa", c'est une peau de banane que vous me tendez et un moyen pour vous venger de moi, car depuis que j'ai mordu l'homme de lettres de Salé et que j'ai critiqué les poètes prisonniers du rythme et de la rime chez nous, vous avez voulu jeter mon nom en pâture à leurs pieds pour qu'ils me dénigrent avec leurs pamphlets satiriques, et Dieu sait s'ils sont compétents dans ce genre d'exercice. Et pendant ce temps, vous vous blotissez tranquillement dans votre coin et vous vous dites: "Que la vengeance est douce!". Si vous estimez que la vengeance est douce, pour moi l'anonymat est encore plus doux, plus délicieux et surtout plus salutaire! Comment n'y trouverai-je pas ma planche de salut alors qu'il m'a été donné d'apprendre que l'homme de lettres de Salé a ramassé une grande quantité de mots de la même rime, qu'il a aiguisé son couteau et qu'il attend qu'on lui dise:

"Voilà le jeune inconscient qui vous raille derrière le rideau"

pour qu'il retourne ses manches et dise:

"Amenez-moi cet audacieux insolent à l'abattoir".

Qui sait? je serai peut-être mis à la broche et conduit je ne sais où. Qu'il apaise sa fureur et diminue de vanité. Je ne dévoilerai pas mon nom. Et si un jour, il venait à le connaître, il se rendra compte que c'est un nom tordu et trop long pour se prêter aux exigences de la rime et à la cadence poétique. Il a donc tout intérêt à ne pas perdre son temps à vouloir coûte que coûte savoir qui je suis. Il ferait mieux d'aller à la recherche du démon qui l'a quitté. Là, il ferait oeuvre utile!

Tout doux, il ne faut pas s'emporter, homme de lettres de Salé. N'oubliez pas que vous étiez à l'origine du mal et, comme on dit: "celui qui commence porte tous les torts". C'est vous qui avez dit que les démons de la poésie fuient les jeunes inconscients. Vous vous êtes fourré dans un guêpier et vous vous êtes mis à souffler.

Que Dieu vous pardonne, Monsieur le directeur de la revue "Al Taqafa", d'avoir attaqué la pauvre jeunesse inconsciente en lui attribuant tous les torts et toutes les déficiences; et lorsque l'un d'eux s'est mis en colère et a commencé à se défendre en proférant des choses qui se disent et celles qui ne se disent pas, tout en se cachant derrière un nom d'emprunt, vous lui demandez de dévoiler son identité pour lui infliger le pire des châtiments! Comment puis-je remettre les pieds à Salé lorsque les gens de cette ville sauront que c'est moi qui ne parle d'eux que pour mettre en exergue leurs travers?

Non, Monsieur le directeur de la revue "Al Taqafa" Tout ce que j'ai dit n'est qu'une simple plaisanterie de ma part. Il s'est bien trompé celui qui pense que je mésestime cette ville. Salé est à mes yeux l'une des plus charmantes villes et l'une des cités qui me sont les plus chères, bien que vous en fassiez partie, car j'y compte des amis dévoués, dont je tiens à préserver l'amitié qu'ils me portent et à qui je dois les mêmes sentiments en retour. J'ai toujours la nostalgie de Salé à cause d'eux et ne me sens moi-même qu'en étant à Salé. Combien eux aussi ont la nostalgie de Fès et ne se sentent eux-mêmes qu'en étant à Fès. Si Fès n'était pas à mes yeux au rang le plus élevé et qu'elle ne fût pas d'après moi un paradis sur terre, je dirais volontiers que Salé pourrait être Fès en plus petit, mais toute de charme, de finesse et d'élégance.

Ceci étant, nos amis de Salé n'ont pas été courroucés outre mesure comme se le sont imaginés quelques lecteurs. Un "jeune inconscient" de Salé, qui a été récemment à Fès, m'a dit: "Nous autres, membres de la jeunesse scolaire de Salé légitimons tous les propos de l'auteur de la réponse à l'article sur "la jeunesse inconsciente". Il peut citer Sidi Benacher ou qui il veut, tout ce qui sert à critiquer les positions du directeur de la revue "Al Taqafa" est permis".

Non, monsieur le directeur de la revue "Al Taqafa", laissez-moi dans mon inconscience pour que je puisse vivre heureux et l'esprit tranquille dans ma modeste demeure qui menace ruine. Sinon, que faire pour me prémunir contre l'Administration ... l'Administration des Monuments Anciens et des Beaux Arts, après avoir reconnu que les démons des poètes et des hommes de lettres fréquentent mon domicile, que dans mes livres les esprits de leurs auteurs se manifestent, sautent des étagères et se transforment en matériaux qui bougent comme des dessins animés. Pouvez-vous me protéger d'eux si je fais classer ma demeure parmi les bâtiments désuets et les vieux vestiges, qu'on ne peut ni vendre ni réaménager sans une autorisation spéciale qu'on n'obtient qu'après d'interminables négociations. Qu'adviendra-t-il de moi si je veux vendre des livres de ma bibliothèque, car il m'arrive souvent d'être dans l'obligation de recourir à cette dernière extrêmité? J'entends déjà le libraire me dire quand il me reconnaît:

"Qu'est-ce que les gens ont à faire avec des livres ensorcelés, d'où s'élèvent les démons de leurs auteurs, sautent des étagères, crient et se battent entre eux?"

Et puis, pourquoi les gens vont-ils s'intéresser à mon nom alors que je n'ai jamais rien écrit qui soit digne de leur éloge? Au contraire, je n'ai écrit que pour accomplir un devoir; et le devoir exclut tout remerciement., puisque nous sommes tous " des auxiliaires du droit" comme disent les Egyptiens. Je pense m'être acquitté de ce devoir du mieux que j'ai pu, que j'ai atteint le but que je me suis fixé et ramené tout ce que j'ai pu récupérer comme butin.

Au cours de la première campagne que vous avez orchestrée contre "les jeunes inconscients", vous les avez ravalés au dernier échelon de l'ignominie, sans en exclure un seul parmi eux. Puis, dans votre réponse, vous avez commencé à reconnaître que "ceux qui portent des idées réformatrices dans les domaines de la science, de la littérature, de l'économie et des problèmes de société se comptent par unités". Vous reconnaissez maintenant les unités, Dieu soit loué! C'est un premier pas très louable vers une reconnaissance plus complète, et il est réjouissant de constater qu'un seul article satirique d'un "jeune inconscient" vous a amené à réviser votre optique.

Mais ... Que l'homme est influençable par la critique plus que par la logique pure et les preuves irréfutables. Le cheikh Mohammed El Mamoun Chenguiti - que Dieu ait son âme - a écrit dans son livre "les instants des coeurs": "Gens de Fès, pour leurs idées ils méritent qu'on leur tire le chapeau". Et encore, je m'abstiens d'argumenter et je ne cite aucune action parmi celles qui sont portées à l'actif de "la jeunesse inconsciente".

J'avais encore un argument décisif que je comptais brandir au cas où vous auriez persisté dans vos attaques, sachant que vous ne pourrez en aucune manière le réfuter quelle que soit votre obstination! Comment pouvez-vous nier le mérite de l'Institution Guessous qui a enregistré cette année un succès sans précédent, vous qui ne cessez de tarir d'éloges à son égard et de publier en permanence des insertions publicitaires en sa faveur ainsi que toutes sortes d'informations la concernant? Ne savez-vous pas qu'elle est l'oeuvre d'un "jeune inconscient"? Pouvez-vous nier cette réalité?

Quant aux écoles publiques dans lesquelles le corps enseignant se compose de titulaires de diplômes universitaires tels que "Al Alimiya", la license ou le doctorat, si elles ne produisent que des "jeunes inconscients" - comme vous le prétendez - elles ressemblent sur ce plan à l'Institution Guessous, dont le fondateur aussi bien qu'une grande majorité du corps enseignant font tous partie de la catégorie de ces "jeunes inconscients". C'est une question à laquelle vous n'avez peut-être pas prêté attention en engageant votre campagne, mais il n'y a aucun doute que vous lui trouverez une parade, vous dont l'ouverture d'esprit vous permet d'embrasser tous les problèmes.

Bizarre! Un seul article d'un "jeune inconscient" a suffi à ébranler vos convictions et à réduire en cendres toutes vos exagérations. Si je voulais donner libre cours à ma plume, vous n'auriez pas eu d'autre recours que de déposer les armes et de venir le plus humblement du monde présenter vos excuses au "jeune inconscient". Mais, il me serait pénible de vous voir dans cet état; "la jeunesse inconsciente" peut se contenter de ce qu'elle vous a arraché comme aveux; et le pardon de celui qui obtient gain de cause fait partie du naturel des hommes libres.

Non, monsieur le directeur de la revue "Al Taqafa". Je ne voudrais vivre que dans l'anonymat. Si vous vous plaisez à engager de violentes batailles et à lancer des obus, pour reprendre votre expression, mon plaisir à moi ne pourra être que le sarcasme et l'ironie. A chacun selon son tempérament et son style dans la vie. Permettez-moi d'écouter ce que disent les gens autour de moi du "jeune inconscient" et les questions qu'ils se posent sur son identité. Ils vont loin dans leurs hypothèses et leurs conjectures. J'y trouve un plaisir que seul peut ressentir un homme sarcastique comme moi. Ce qu'il y a de plus subtil dans la force des choses est qu'elles sont entourées d'un halo d'obscurité, de mystère et d'ambiguité.

Telle est mon opinion que je vous livre ouvertement, monsieur le directeur de la revue "Al Taqafa". Mais compte tenu de vos supplications, de votre désir et de votre insistance, et par égard pour les éminents lecteurs de votre revue, je suis disposé à faire des concessions et à dévoiler mon nom ... mon nom ...non, monsieur le directeur de la revue "Al Taqafa", je ne me sens pas suffisamment de courage intellectuel pour le dévoiler. Laissez-moi. Je ne suis qu'un

jeune inconscient - Fès.

Ahmed Bennani