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Al Taqafa Almaghribia - No 14 - 3 août 1938

Si un agriculteur sème du blé dans son champ et évalue sa moisson à 1000 quintaux et s'il ne retire de sa production qu'un seul quintal et que tu l'interroges sur le résultat de sa saison agricole, sera-t-il heureux et satisfait de ce résultat? Se trouvera-t-il quelqu'un pour le contredire et lui faire admettre qu'un quintal équivaut à 1000 quintaux de façon à l'amener à être optimiste et à se convaincre que sa moisson sera pour lui une source de richesse et lui assurera la couverture de sa subsistance tout au long de l'année?

Telle est la position du Maroc par rapport à sa jeunesse qui a reçu une culture française. Il a nourri l'espoir qu'elle le sortirait d'une vie de pourriture et le détournerait des sombres images qui le hantaient, pour le conduire vers une vie de lumière et de dynamisme. Ces jeunes s'évertuent à multiplier les exemples prouvant la supériorité de la civilisation moderne et la solidité de ses rouages. Mais les lauréats des écoles modernes se comptent par milliers, et ceux qui portent des idées rénovatrices dans les domaines des lettres, des sciences, de l'économie et des autres sciences humaines ne dépassent guère le niveau des chiffres unitaires.

Ce n'est pas notre "jeune inconscient" qui pourra ébranler cette vision pessimiste sur cette jeunesse quelles que soient la longueur de son article et ses tentatives d'illusionner le lecteur avec des exemples forgés de toutes pièces, comme s'il nous entretient d'un monde avec lequel nous n'avons aucun rapport. Il croit que nous ne sommes pas en mesure de lui tenir la dragée haute et que nous sommes dans l'impossibilité de redresser certaines contre-vérités ou d'atténuer certaines exagérations.

Notre "jeune inconscient" se porte en chaleureux défenseur de son clan. Nous sommes étonnés de le voir prendre cette position, mais nous nous réjouissons de l'esprit qui l'a poussé à agir avec un tel zèle en critiquant l'article "jeunesse inconsciente" comme il l'a fait, tantôt avec passion, tantôt avec ironie. On sait que le propre de toute défense est de faire "d'un grain de sable une coupole", mais l'objet de toute réponse est de ramener la coupole à retrouver la proportion de grain qu'elle avait initialement. Il cite les activités entreprises par les jeunes qui ont suivi l'enseignement moderne et multiplié les exemples de leur vivacité dans un langage tranché qui pourrait faire croire que son propos est loin de toute arrière pensée insidieuse.

Parmi les traits d'esprit de notre "jeune inconscient", qui se veut ironique, il y a lieu de noter qu'en énumérant les activités d'un seul parmi ces jeunes, il croit avoir réussi à nous faire admettre que chaque jeune est capable d'en faire autant. C'est précisément de cette manière qu'il est parvenu à induire le lecteur en erreur en le persuadant que les jeunes actifs et éveillés se comptent par dizaines, alors que leur nombre évolue autour des 10 chiffres arabes bien connus.

Il se pose des questions sur les collaborateurs de la revue, dont deux sont des jeunes qui ont reçu une double formation, moderne et traditionnelle. Il ajoute, dans son énumération des jeunes de formation moderne, un enseignant à l'Institut Scientifique, qui n'est autre que l'un des deux collaborateurs de la revue précités. Il intégre également un autre jeune qui a regroupé les contes marocains en deux volumes, et qui les a publiés en français assortis de commentaires scientifiques dénotant de la vaste étendue de ses connaissances, et qui n'est lui aussi que cet enseignant à l'Institut qui compte parmi les collaborateurs de la revue. Il est vrai que son ouvrage a été tiré en plusieurs milliers d'exemplaires qui ont tous été épuisés.

Notre "jeune inconscient" a réussi ainsi à bluffer ses lecteurs, comme disent les Egyptiens. Il énumère un certain nombre d'activités portées à l'actif d'une seule personne et donne l'impression, de manière frauduleuse, que chacune de ces activités a été entreprise par une personne différente. Ainsi en est-il de tous les exemples qu'il a fournis pour illustrer le dynamisme de cette jeunesse dans le domaine de l'action. Il suffit de lui porter un tant soit peu la contradiction pour que l'échafaudage qu'il a bâti se réduise en cendres, qui ne laissent de traces que dans les yeux de ceux qui ont la vue courte et qui ignorent la réalité des choses.

Si notre "jeune inconscient" avec son talent ironique s'imagine que ce nombre insignifiant de jeunes actifs suffit à nous convaincre que la jeunesse qui a reçu une éducation moderne a rempli sa mission vis-àvis de la vie marocaine, je ne pourrai que me porter en faux contre de telles allégations, et je reste persuadé que tous les hommes doués d'un tant soit peu de jugement, qu'ils soient de formation moderne ou traditionnelle, ne sauraient prendre au sérieux de telles élucubrations.

La responsabilité n'incombe pas à parts égales à tous les individus. L'homme cultivé en assume la plus large part. Aussi la jeunesse de formation moderne est-elle plus à blâmer que tout le reste de la nation. C'est pourquoi je l'ai ciblée parmi toutes les couches sociales, non pas parce qu'elle n'aurait pas rempli son devoir vis-à-vis de son pays comme les autres catégories du corps social, mais parce que sa responsabilité dans la vie est plus grave de conséquences et bien plus importante que celles de toutes les autres catégories réunies.

Je reconnais à notre "jeune inconscient" qui ne cesse de brandir l'arme de l'ironie, que je n'ai pas fait exception dans mon article de ces jeunes sérieux et déterminés, qui oeuvrent dans l'intérêt de leur pays et contribuent au progrès de leur nation, Mais l'excuse que j'ai à présenter pour cette omission est que mon intention était de faire preuve de beaucoup de pessimisme, avec l'espoir que mon article sera mal accueilli par la grande majorité de ces jeunes qui s'adonnent à la paresse, qu'il sera au centre de leurs discussions et provoquera leur irritation, mais qui, en fin de compte, les obligera à reconnaître qu'ils ne font absolument rien. Peut-être mettront-ils leur esprit à l'épreuve pour chercher des occupations plus productives.

Mais, si je commence à faire des exceptions, beaucoup estimeront que mon jugement concerne les jeunes en général, eux exceptés, sans parâtre le moins du monde agacés ni même faire semblant de l'être. Mon article, qui se voulait pessimiste, n'aurait rendu l'écho d'aucun ressentiment; et notre "jeune inconscient" n'aurait pas eu l'occsion de faire étalage de l'étendue de son dépit. L'exception nous aurait en outre privés de découvrir son talent ironique que le lecteur semble avoir beaucoup apprécié pour avoir réclamé un surcroit de diatribes qu'il a trouvées à son goût.

Grâce à l'article "jeunesse inconsciente", nous avons pu relever, de tous les jeunes, qui est en mesure d'exprimer son ironie par la plume, qui est capable de laisser des traces de morsure dans ses écrits, et qui réussit à provoquer une levée de boucliers, dont nous espérons qu'elle ne s'arrêtera pas au niveau de la lecture et du passe-temps. Il est étonnant que tous les jeunes de formation moderne se demandent pourquoi je n'ai excepté aucune catégorie, comme si les acteurs de cette catégorie se comptaient par centaines et que je les ai sciemment ignorés, alors qu'on les compte sur le bout des doigts.

Comment est-ce possible, dans un article d'une telle sévérité de jugement, qui se veut l'expressiion d'une révolte ouverte, d'excepter une dizaine tout au plus de jeunes actifs, fidèles à leurs principes et entièrement dévoués à la cause de leur pays, entre dix mille jeunes cultivés, qui ne servent ni leurs propres intérêts ni ceux de leur milieu dans aucun domaine? La dizaine de jeunes qui se distinguent par leur dynamisme et leur largeur d'esprit participent aussi à cette campagne contre la jeunesse qui ne mesure pas assez l'importance de la mission qui est la sienne et qui semble n'avoir tiré aucun profit de l'éducation qu'elle a reçue.

Ceci étant, nous ne devons en aucune manière nous décerner des certificats d'autosatisfecit. Notre situation ne peut se redresser qu'au prix d'une révolution violente et brutale pour transformer radicalement nos idées et nos moeurs sans tergiversation ni atermoiement. Il est de notre devoir, d'abord et avant tout, de nous révolter contre cette catégorie de jeunes Marocains, que l'éducation occidentale a rendus apathiques et qui font peu de cas de la mission qui leur incombe en acceptant l'état d'inconscience dans lequel ils se trouvent. Il faut qu'ils sachent que se satisfaire de la médiocrité conduit irrémédiablement à la mort.