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Al Taqafa Almaghribia - 1er No - Août 1941

Une telle question peut paraître étrange, car ce que les peuples récoltent de toute guerre n'est autre que la souffrance physique, la famine et une mort violente au milieu de terribles destructions. Lorsque l'idée de la guerre traverse l'esprit du commun, il s'imagine ces horribles scènes de misère et de ruine et voit défiler des images qui meurtrissent le coeur et font monter les larmes aux yeux. Il n'en demeure pas moins que la guerre, quelle qu'en soit la cruauté et aussi catastrophiques qu'en soient les résultats, représente un évènement que l'histoire retient pour conserver dans la mémoire collective le profond bouleversement qu'elle entraîne dans la vie des hommes. Si nous faisons abstraction de notre état affectif du moment ainsi que de la situation de désolation dans laquelle nous nous trouvons, et que nous envisagions la guerre avec la sérénité de l'historien social qui, avec le recul du temps, prend ses distances par rapport aux évènements pour les soumettre à une analyse froide et objective, chose dont les victimes immédiates de ces évènements ne sauraient se prévaloir, nous constaterons que la guerre, par delà ses atrocités, renferme un aspect positif qu'on ne peut découvrir qu'après que l'orage se soit calmé, la situation stabilisée et que la vie ait repris son cours normal. Ce que les conflits armés ont de mieux à offrir est ce changement politique, économique et social qui relance la vitalité de la nation, l'entraîne dans la voie de l'activité productive et l'éloigne du précipice de l'oisiveté dans lequel elle risque de tomber. En choisissant de dormir sur ses lauriers, elle se condamne à perdre sa raison d'exister, qui exige une persévérance dans l'effort et une disponibilité morale et physique de tous les instants.

Sans la dernière guerre mondiale, les nations arabes n'auraient pas connu de réveil. Cette guerre sanglante a incité l'Egypte, la Syrie, l'Irak et bien d'autres nations à aspirer à une nouvelle vie, que ce soit sur le plan politique où les hommes libres ont mis tout en oeuvre pour organiser la chose publique et renforcer les instruments de son administration, ou sur le plan économique et social où les peuples de ces pays ont marqué un grand intérêt à se doter de nouveaux principes moraux, et où les bâtisseurs se sont mis à créer les conditions d'une vie économique indépendante de l'emprise des entreprises étrangères. Si la guerre continue avec son lot quotidien de misère et de cruautés, il nous sera bien sûr difficile de mesurer les horreurs qu'elle fait subir à l'humanité livrée pieds et poings liés à la loi de la violence aveugle. Par conséquent, ce serait peine perdue de penser que notre vie future attendrait un quelconque bienfait de la guerre actuelle, pas plus qu'il ne viendrait à l'idée de quiconque d'accorder crédit à l'annonce d'un tel bienfait avant que les hostilités aient bel et bien pris fin.

Le Maroc fait partie de ces pays qui n'ont pas été touchés par la guerre malgré sa proximité du cratère volcanique et sa position géographique entre deux mers ayant connu les combats les plus acharnés. Les guerres menées dans un certain nombre de pays n'exercent pas une influence décisive limitée à ces pays, mais leurs conséquences s'étendent dans bien des cas aux nations non belligérantes. Ceci se laisse particulièrement constater, par les temps qui courent, où la complémentarité des besoins a fini par rendre les nations interdépendantes les unes des autres, avec la multiplication des flux des échanges économiques entre elles, grâce au développement prodigieux des moyens de communication qui ont bouleversé les données des rapports interétatiques au niveau du commerce international. Si une nation met tous les secteurs économiques au service exclusif de son activité militaire, ceci aura des conséquences directes sur la marche non seulement de ses affaires, mais aussi de celles de ses voisins proches ou lointains, et exercera un impact négatif sur la santé économique et sociale des Etats concernés, qui verront ainsi diminuer le volume de leurs échanges commerciaux ainsi que la fréquence de leurs possibilités de communication. Le Maroc n'a certes pas connu d'évènements sanglants au cours de cette guerre et n'a pas subi de destructions dans son patrimoine urbanistique, mais il a vu diminuer le volume de ses importations, notamment en ce qui concerne les produits de consommation nécessaires à la vie moderne. Cette pénurie est d'abord le fait de la guerre elle-même, mais elle a été généralisée par le blocus qui a mis fin à toutes les transactions commerciales avec l'étranger. Le Maroc est alors entré dans une ère nouvelle d'économie d'auto-suffisance; il a commencé à s'interroger sur ce qu'il a gagné de cette guerre qui ne s'est pas déroulée sur son sol, et a fini par se désillusionner quant à l'éventualité de recueillir un quelconque avantage à la fin des hostilités. Nous n'avons donc aucune prétention dans ce sens, n'ayant nous-mêmes pas payé le tribut du sang, ni amené notre patrie à s'engager dans une révolution sociale importante. Nous avons été entraînés dans la régression à la fois à titre individuel et sur le plan collectif. Les conséquences indirectes de la guerre n'ont pas pu venir à bout de ce phénomène, ni contenir les effets qu'il exerce sur notre état psychique, si bien que nous avons continué à prendre la vie de son côté agréable, comme au bon vieux temps, sans chercher à changer le cours des choses dans notre façon de vivre. Lorsque la guerre aura pris fin - comme elle a commencé - loin de nous, nous serons certes sauvés de ses dangers, mais nous resterons toujours à la merci des périls que nous portons au fond de nous-mêmes. Sur le plan économique, le blocus nous a contraints de revoir la nature de nos activités et de l'envisager sous un éclairage nouveau. La production industrielle a considérablement diminué dans notre pays, entraînant une forte flambée des prix. Seuls les riches pouvaient se permettre le luxe de se procurer ces produits qui, à force d'être l'objet de convoitise, verront leurs quantités inexorablement réduites sur le marché, au grand dam des classes nanties. La rareté des produits constatée aujourd'hui et la pénurie prévisible dans un très proche avenir peuvent-elles servir de leçon au peuple marocain pour qu'il comprenne qu'il est possible de se passer d'une grande partie des importations de produits de luxe, que nous ne méritons de toutes façons pas de consommer aussi longtemps que nous sommes incapables de les produire nous-mêmes?

Je suis persuadé que le Maroc n'a rien retenu de tout celà puisque, à l'heure même où cette catastrophe humanitaire a pris fin, les Marocains se sont aussitôt rués sur les produits importés de l'étranger et se sont mis à les consommer d'une manière encore plus effrénée que par le passé. Ceci s'explique par le fait que nous ne pensons pas à bâtir une croissance économique sur la base de nouvelles méthodes à même de nous mettre en mesure de tirer profit des circonstances issues de la guerre et de faire face à nos besoins en produits modernes. Tout ce que les responsables du secteur économique parmi nous ont su faire, a été de s'adonner à la spéculation et de se contenter des bénéfices qu'elle leur procure; et les voilà qui dorment du sommeil de l'injuste, ne pensant ni à la création d'une industrie, ni à l'édification d'une usine, ni à la constitution d'une société.

Les circonstances de la guerre ont abouti à un résultat désastreux; la spéculation qui en est résultée a créé un déséquilibre chronique entre les classes sociales, entraînant la disparition de la classe moyenne, dont les économies ont vite été absorbées par la classe des grands commerçants. Celle-ci s'est enrichie aux dépens des catégories moyennes qui se sont fondues dans les couches inférieures de la société. Si nous prenons en considération les bénéfices que tirent les nations de toutes les guerres auxquelles elles participent directement ou indirectement, et que nous regardions du côté de la nation marocaine qui n'a pas été moins intéressée par les conflits, ni moins attentive à leur évolution et aux commentaires qu'ils suscitent, nous constaterons que la guerre actuelle n'a pu enrayer chez nous ni la stagnation de l'activité économique ni le marasme qui sévit sur le marché intérieur. Pendant que les autres nations saisissent l'occasion des guerres pour imprimer un nouvel élan à leur évolution et mettre un terme à leurs faiblesses en appliquant au mal qui les ronge une thérapeutique appropriée, le Maroc tient à l'heure actuelle à rester dans la position passive du spectateur paresseux, alors que les évènements se précipitent et que chaque jour amène du nouveau, que ce soit une révolution sociale, un mouvement politique, une performance économique ou une innovation industrielle. Le Marocain se bouche les oreilles, se contente du peu dont il dispose pour vivre et se vautre dans l'oisiveté et la vie facile. Le jour viendra où cette guerre atroce sera terminée et que toutes les nations rivaliseront d'ingéniosité dans le choix des moyens à mettre en oeuvre et des nouveaux systèmes de valeurs à adopter pour assurer le redressement de leur pays, pendant que le Maroc restera tel qu'il est et les Marocains tels qu'ils sont, puisqu'il leur a été prescrit de demeurer inactifs même pendant les périodes de mouvement et les jours où partout dans le monde on assiste au regain d'un dynamisme exceptionnel.