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Almaghrib - No 112 - 3 mars 1939

D'aucuns se sont étonnés de lire sous ma plume qu'en consacrant quelques heures à l'étude du français pendant le cycle secondaire, l'étudiant de la Karaouiyine peut avoir accès à l'Institut des Hautes Etudes à Rabat pour se préparer à l'examen de la capacité en droit ou d'une discipline équivalente, justifiant leur étonnement par le fait que les diplômés de cette université eux-mêmes ont toutes les peines du monde à s'adapter à l'enseignement prodigué en français et n'arrivent à suivre les cours de l'Institut qu'au prix d'un effort inoui.

Les Marocains semblent avoir une opinion bien arrêtée de l'étude du français, et n'arrivent pas à se faire à l'idée que l'enseignement de cette langue peut se concevoir sous une optique différente. Ils ont observé que l'enseignement moderne permet à l'élève marocain d'avoir de la langue française une maîtrise qui n'est nullement inférieure à celle de son condisciple français aussi bien sur le plan de l'élocution et de la conversation que sur celui de l'écriture. La raison en est que cette langue occupe la part du lion dans le programme de l'enseignement des écoles publiques, que les enseignants sont triés sur les volets et sont choisis en fonction de leur compétence dans les matières qu'ils sont appelés à enseigner, que les cours de littérature française y sont prodigués avec le plus grand soin et que toutes les matières y sont dispensées dans la langue de Voltaire, depuis l'histoire et la géographie, les mathématiques, les matières scientifiques jusqu'aux disciplines littéraires et philosophiques.

Nos écoles considèrent le français comme la première langue et préparent l'élève marocain dans les mêmes conditions que l'élève français. Mais il est clair que tout marocain issu de ces écoles, s'il n'est pas porté vers l'étude de la langue arabe et des disciplines qui en dérivent, viendra s'ajouter à la liste des intellectuels marocains de langue française, sans que le milieu français, qui compte dans ses rangs des génies en herbe par milliers, n'en tire profit, pas plus d'ailleurs que n'en profite le milieu marocain allergique à l'idée que la langue française puisse être l'outil intermédiaire pour servir de moyen de communication entre eux. Celui qui étudie la période de la renaissance arabe découvre dans ses fondements une autre méthode pour tirer avantage des langues vivantes étrangères, différente de celle pratiquée au Maroc. Cette méthode consiste à apprendre l'arabe comme langue de base, selon les méthodes de l'enseignement traditionnel, et à étudier parallèlement une langue étrangère, non pas pour s'y spécialiser, mais pour pouvoir l'exploiter dans le domaine scientifique ou littéraire qui nécessite le recours à des ouvrages de référence établis dans cette langue.

Les grands ténors de la littérature arabe contemporaine n'accordent de l'intérêt dans leurs études des langues étrangères qu'à ce qui peut leur être utile dans la démarche méthodologique de leurs recherches, et ne font attention ni aux nuances de style qui caractérisent l'écriture des grands écrivains, ni aux règles de l'art discursif chez les grands orateurs. Ils essaient d'abord de comprendre les termes techniques utilisés dans la discipline de leur spécialisation et arrivent ainsi à suivre assez facilement les cours universitaires tout en s'appliquant dans leurs travaux de recherche à compulser certains ouvrages de référence en langue arabe. En se présentant à l'examen de leur faculté, ils vont exposer ce qu'ils ont acquis comme connaissances et conceptions théoriques dans un français qui n'est pas très châtié certes, mais qui aura suffi à leur permettre d'obtenir leur diplôme universitaire et avoir une confiance suffisante en eux-mêmes pour s'apprêter à remplir leur devoir en tant qu'intellectuels ayant choisi de se mettre au service de leur pays et de leur langue nationale.

De grands ténors de la littérature arabe de la renaissance peuvent être cités en exemple, tels que Taha Husain, Haykal, Zaki Moubarak, Zyat et bien d'autres en Egypte, Al Jabri, Khalil Mardan en Syrie. Si la jeunesse marocaine qui a reçu une culture moderne, pouvait avoir accès aux thèses et aux travaux de recherche effectués par ces grands écrivains dans les langues étrangères, elle les aurait trouvés d'un niveau moyen sur le plan de la composition et du style rédactionnel, alors qu'ils sont les porte-drapeau de la rhétorique en langue arabe. Ceci s'explique par le fait qu'ils n'ont commencé à se familiariser avec les langues étrangères qu'après avoir acquis une très grande maîtrise de la langue arabe. Ils ont tiré profit des langues vivantes, non pas pour faire partie des communautés linguistiques qui les pratiquent au quotidien, mais pour tirer avantage de ce qu'elles peuvent leur offrir pour consolider leur acquis intellectuel et leur permettre de remplir leur devoir vis-à-vis de leur propre langue.

En revanche, celui qui commence dès sa prime enfance à étudier dans une langue étrangère, et qui finit par la maîtriser, ne peut être utile à son milieu et servir sa langue maternelle que jusqu'à un certain point, et de manière toute sporadique. Il est indispensable que notre milieu puisse disposer d'intellectuels qui ont accès à une culture bilingue. Aussi, les étudiants de la Karaouiyine doivent-ils s'orienter vers l'étude du français, faute de quoi le diplômé de cette université ne trouvera d'autres débouchés que la justice ou la magistrature traditionnelle, car il lui manque les bases de l'enseignement moderne, tout comme il manque aux diplômés de l'enseignement moderne la connaissance du passé marocain tel qu'il se manifeste dans son histoire et sa législation.

La mise en place de cet anneau manquant au système de l'enseignement traditionnel au Maroc assurera à notre pays une véritable renaissance culturelle, et permettra à l'étudiant de la Karaouiyine de prendre connaissance de la production intellectuelle de la civilisation moderne et de produire pour le Maroc et la langue arabe des oeuvres littéraires et artistiques appelées à durer le plus longtemps possible. Il est réjouissant de constater qu'une quantité non négligeable de jeunes marocains de formation française ont étudié la langue de leurs ancêtres et ses belles-lettres et y ont excellé, posant ainsi la première pierre de l'édifice qui doit servir de refuge à l'anneau manquant à notre renaissance culturelle.

Nous est-il possible d'espérer que les étudiants de la Karaouiyine s'engagent dans cette voie et ajoutent aux connaissances qu'ils ont acquises dans les disciplines de la langue arabe et de l'enseignement musulman, une culture moderne, afin de poser la seconde pierre dans l'édification d'une nouvelle génération qui serait un trait d'union entre le merveilleux passé et l'avenir radieux de la vie culturelle au Maroc?