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Le supplément culturel du journal "Almaghrib" - No 9 - page 131 - 9 juin 1938

Le temps présent se caractérise par la faculté qu'a l'homme de jouir de la liberté qui lui faisait défaut par le passé. C'est ainsi que l'humanité a fait un grand bond en avant, que ce soit sur le plan intellectuel ou dans le domaine matériel. Elle a asservi beaucoup de forces auxquelles elle était elle-même assujettie auparavant. Les horizons de la connaissance se sont élargis, englobant les aspects les plus reculés de la conscience humaine. De nouveaux critères sont apparus, pouvant servir d'étalons de mesure. La conduite humaine se profile sous de nouvelles images. Les conventions entre les parties ont subi l'influence des changements intervenus dans les habitudes et le comportement du corps social dans les différentes branches de l'activité humaine. Les régimes eux-mêmes ont dû s'adapter aux données de cette nouvelle situation. La part de liberté que l'homme a conquise dans sa nouvelle vie n'est pas restée à la merci des circonstances, des facteurs politiques ou économiques. Elle est conservée jalousement comme un don inaliénable et une idée qui ne souffre plus aucun doute, quelles que soient la couleur de la vie et l'orientation que lui donne l'être humain sous l'influence des facteurs communs à l'ensemble de la nation, parce que la vie a progressé dans sa globalité, et pas simplement dans certains de ses aspects. Aujourd'hui, les nations sont constituées par un ensemble d'individus façonnés par l'éducation qui leur ôte le voile de l'immobilisme et de la soumission au pouvoir de la réaction qui, jusqu'à il y a peu de temps, s'intercalaient entre eux et les lumières de la connaissance et du savoir.

Les organismes eux-mêmes ont evolué sous l'influence des changements qui ont bouleversé la vie de la communauté internationale, et ne pensent plus qu'à satisfaire les exigences de leurs mandataires en se mettant entièrement à leur service. Même les despotes les plus notoires se gardent aujourd'hui de faire passer leurs intérêts personnels avant ceux de la nation placée sous leur autorité; ils saisissent d'ailleurs chaque occasion pour faire des déclarations dans ce sens et ne manquent pas d'exhiber les preuves des efforts qu'ils prétendent entreprendre dans son intérêt, sachant que s'ils agissaient autrement ils seraient aussitôt renversés, étant donné le degré de maturité des nations civilisées où les citoyens connaissent parfaitement leurs droits et n'acceptent en aucune manière d'y renoncer, tout comme ils sont pleinement conscients de leurs devoirs et ne manquent pas de les remplir.

Ceci est le cas bien sûr des nations évoluées, qui se sont reconnu le droit de jouir de cette part de liberté évoquée ci-dessus. Quant aux nations qui continuent d'être enfermées dans les chaînes de l'immobilisme, et qui n'arrivent pas à se libérer de l'esprit réactionnaire qui les maintient dans la servitude comme la nôtre, leur vie ne peut que se faner et, au lieu d'aller de l'avant, elles sont condamnées de marcher à reculons, parce qu'elles évoluent dans un climat où les libertés sont étouffées et où manque cet air pur indispensable à la vie. Tout comme il est impossible aux espèces animales et végétales de vivre sans air, notre nation ne saurait vivre sans liberté. Une vie sans l'air pur attire toutes sortes de foyers microbiens et présente un danger permanent de contamination pour tout ce qui l'environne.

Ainsi en est-il du Maroc aujourd'hui. Les côtés négatifs de la vie s'y sont multipliés, son organisation institutionnelle s'est relâchée, son niveau économique et social est au plus bas, tout celà parce que la liberté y est inexistante. Toute nation privée de l'air de liberté est vouée à la mort et est destinée à être anéantie pour l'éternité. La liberté dont nous avons plus besoin que toutes les autres nations réunies ne se limite pas à un seul aspect de la vie, mais couvre nombre de secteurs sociaux, d'entités politiques et économiques, d'organismes associatifs; elle couvre nos orientations culturelles et conditionne le choix de nos critères artistiques. Le spectre du repos et de l'immobilisme plane avec ses deux ailes sur toutes les directions où nous orientons notre regard; le plus mûr d'esprit d'entre nous n'ose pas critiquer le milieu social dans lequel il vit, et celui qui a le courage de ses opinions n'arrive pas à accueillir les critiques des autres avec bienveillance et ouverture d'esprit afin d'en tirer profit et améliorer les faiblesses qui ont délié la langue de ses détracteurs.

On pourrait en dire autant des autres aspects de la vie, où nous ne sommes rien d'autre que des esclaves de traditions, férus d'histoires anecdotiques, et portés par un courant à vau-l'eau où la liberté individuelle et collective est totalement absente, et où nous nous interdisons toute critique, voire toute forme de pensée, quelle qu'elle soit. Nous subissons la vie avec un certain automatisme qui fait que, lorsque nous entendons un cri nous sursautons, que si nous sommes l'objet d'une critique nous nous mettons en colère, et que si nous voulons une réforme nous reculons de peur. Nous devons apprendre que la critique est un facteur important dans la recherche de la vérité autant qu'un stimulant pour l'approfondissement des connaissances. Nous ne devons pas avoir peur d'elle; bien au contraire, il faut l'accueillir avec les bras ouverts et l'admettre dans tous les domaines pour qu'elle répande sur eux son éclairage; et ce n'est qu'ainsi que nous nous rendrons compte de la valeur de la liberté et de ce qu'elle permet de réaliser.

Si la critique est à la base de toute réforme, elle ne pourra pas exister tant que nous mettons une barrière entre la liberté et nous-mêmes, que nous n'acceptons pas qu'on critique nos erreurs ou qu'on nous reproche notre situation comme n'étant pas satisfaisante, et tant que nous déclarons la guerre et partons en campagne contre toute personne qui s'est permise de nous dire les quatre vérités. Si on aime la liberté, il est impératif d'abord qu'on s'y adapte, puis qu'on apprécie la critique à sa juste valeur, et qu'on la considère comme la voie qui mène à la réforme et le moyen qui prépare l'accès à la vie moderne.