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Texte inachevé non daté par l'auteur, mais probablement rédigé pendant son séjour à Damas entre 1932 et 1934

Au moment où j'ai commencé à tracer ces lignes, je me suis dit que la femme que j'ai eu l'occasion de fréquenter et de vivre auprès d'elle pendant plus d'une demi année n'intéresse guère le lecteur, et que je suis seul à lui accorder cette importance, puisque son image va être mêlée à mes pensées chaque fois que je relis ce que je suis en train d'écrire sur elle. Je pense qu'il suffit d'éprouver une certaine sensation pour prendre la plume et traduire par l'écriture ce que l'on ressent, sans se sentir lié par d'autres considérations, quels que soient l'importance qu'on leur donne et l'intérêt que l'on peut en tirer, par delà les égards qu'elles suscitent en nous. Dans ce genre de situations, nous ne devons pas suivre les penchants de notre coeur et de nos sentiments cachés, ni faire abstraction de l'opinion publique, qui a sa valeur momentanée, bien qu'elle n'ait aucun rapport avec l'esprit qui nous anime.

Je vais donc vous entretenir de cette femme, sans tenir compte de ce que pense le commun des mortels, qui se saisira probablement un jour de l'image que je me fais d'elle pour m'accabler de critique et d'ironie, lesquelles risqueront d'exercer une forte influence sur ma sensibilité chaque fois que je m'intègre au groupe de mon entourage et que je fais semblant d'oublier l'origine de mes véritables sensations. J'accueillerai le sarcasme de cette critique et de cette ironie avec un sourire qui en dira long sur le manque d'intérêt que j'accorderai ainsi à mes détracteurs, qui me reprocheront de faire le portrait de cette personne. Il me suffit d'être conscient que ce que j'écris reflète chez moi une sensibilité claire et nette à mes propres yeux, même si elle paraît languissante et ennuyeuse aux yeux d'autrui, puisque je n'écris pas uniquement pour les autres, mais aussi et surtout pour moi-même.

Partant de cette conviction et de cette idée, je vais essayer d'analyser la psychologie de cette femme, en levant le voile sur ce qu'elle m'a inspiré comme réflexions et gravé dans ma mémoire comme images de ses états de calme et d'excitation, de joie et de peine et de toutes les situations que l'être normal voit défiler tous les jours sous les yeux sans que l'écho n'en résonne au fond de lui-même, parce que ses aptitudes ne sont pas de celles qui lui permettent d'approfondir la réflexion pour voir clair dans son image comme je l'ai moi-même remarqué auprès de cette femme.

Je vais écrire ce qui me passe par la tête au sujet de son caractère insolite en sa double qualité de femme et d'orientale manquant d'instruction et de culture; puis, je laisserai tomber la plume jusqu'à ce que l'occasion se renouvelle et que je sois de nouveau à ses côtés. Sinon, ce qui ne manquera certainement pas de se renouveler, c'est l'image que j'ai gardée d'elle dans mon esprit, les pensées que je lui voue, la longue revue qui défile dans ma tête des scènes du passé et ses différents états qui ont accaparé mes idées et suscité en moi toute une foule d'observations. Ce sont précisément ces idées et ces observations que j'ai cru de mon devoir d'enregistrer, quitte à les conserver pour l'instant parmi mes papiers et à reporter à plus tard la fin de mon récit.

Il se peut que l'écriture en langue arabe soit encore très loin d'aborder ce type de sujets qui peuvent paraître n'avoir aucun contenu matériel apparent, et qui ne sont que le produit d'une imagination débordante et le reflet d'une émotion instantanée. Nos écrits s'inscrivent toujours dans cette aristocratie de l'écriture, qui s'intéresse peu ou prou au secret des sentiments et fait peu de cas de la précision du vocabulaire, de la concision du style et du choix judicieux des modes d'expression. Loin de moi l'idée de porter à la langue une telle accusation. Mais j'accuse les écrivains, parce que j'estime que la langue est un instrument pour exprimer la pensée humaine, et qu'ils peuvent sans aucune difficulté l'adapter au rythme de leurs réflexions.

La narration que je fais de cette femme ne relève pas d'un récit imaginaire ou d'une succession d'histoires d'amour et de passion, pas plus qu'elle ne relate les péripéties d'un drame parmi les épisodes dramatiques de l'existence qui incitent à en laisser une trace écrite. Il s'agit purement et simplement d'observations aussi éloignées que possible du roman dans son acception traditionnelle. La dame Aïcha n'était pas pour moi un amour au vrai sens du terme. Je n'ai eu avec elle aucune liaison sentimentale. Nous n'avons échangé aucune confidence. Nous ne nous sommes pas réellement connus pour que je raconte les aventures que j'aurais pu avoir eues avec elle.

C'était une servante d'une cinquantaine d'années. Elle était donc d'un âge qui n'invitait guère à nouer une relation d'amour, surtout pour un jeune homme comme moi, encore à la fleur de l'âge, qui avait besoin d'affection et aimait se laisser aller à la rêverie. Elle était vieille, et sa physionomie ne laissait paraître aucune trace d'une beauté sur laquelle le temps aurait pu avoir fait son oeuvre, et qui aurait pu nous faire oublier, ne serait-ce que par le regard et une grâcieuse démarche, les considérations de goût qu'imposent les conventions actuelles à la conscience collective. Son visage n'avait rien d'attrayant, sinon qu'il était enfoncé dans la chair. Ses yeux n'avaient rien de câlin. Sa peau était d'une blancheur immaculée, qui rendait encore plus blancs le froid glacial de Damas et l'humidité de ses murs. Quant à sa taille, elle était celle d'une femme qui n'intéressait pas l'homme qui cherchait une servante pour lui confier un travail de routine et n'était pas davantage celle d'une femme dont on voulait faire son conjoint, alors qu'on avait une autre conception de la vie et qu'on désirait mener une existence tranquille, sans avoir à se préoccuper des caprices de l'éternel féminin. Sa façon de parler était celle d'une femme ordinaire. Son accent était dépourvu de coquetterie et de malice. Sa voix n'exprimait ni hostilité ni complaisance. Elle était une véritable femme de ménage.

Quand on s'engageait dans une conversation avec elle, on ne pouvait ni s'élever à la hauteur de l'imagination créatrice ni sentir les palpitations de son coeur, car on savait qu'on n'avait pas affaire à une dame cultivée, qui tenait compagnie à un jeune homme passionné de sciences et fervent de connaissances, qui prenait plaisir à écouter des propos érudits et à apprécier les dons de beauté et de coquetterie. C'était une femme qui ne savait pas lire l'heure dans une montre et ne distinguait même pas les caractères arabes des caractères français. C'était une orientale qui représentait un passé révolu, au cours duquel l'homme se gardait par pudeur de prononcer en public le nom de son épouse ou celui de n'importe quel élément féminin de son entourage familial, et la femme n'avait qu'un seul souci, celui de couver ses enfants comme une poule dans sa basse-cour, encore que la poule est constamment à la recherche de grains pour ses petits poussins, tandis que la femme met ses enfants au monde sans savoir comment leur procurer la nourriture d'une seule journée.

C'est ainsi que nous avons connu notre servante Aïcha pendant les six mois que nous avons passés ensemble. Pourquoi donc m'occuper l'esprit et entretenir le lecteur de cette femme dépourvue de tout ce qui justifie l'intérêt porté par celui qui écrit et le lecteur au charme de la féminité et aux atours de la beauté. C'est ainsi qu'on peut s'imaginer Aïcha au premier abord, et que je me la suis représentée pendant les premiers jours que j'ai passés en sa compagnie, ne faisant aucune allusion à elle parmi les observations que je consignais dans mon carnet intime. Je me disais que c'était une femme quelconque et qu'il était inutile de lui consacrer quelques lignes.

Mais, plus mon séjour se prolongeait auprès d'elle, plus je m'embrouillais avec elle dans nos conversations. Elle me paraissait d'une étrange singularité et représentait une somme de contradictions susceptibles d'étonner quiconque voulait en pénétrer le secret. En tant qu'esprit à l'état de nature, dépouillé de toute connaissance scientifique, c'était une femme qui allait jusqu'au fond des ressorts de la vie, et prenait la liberté de se moquer de tout ce qui l'entourait et de le tourner en dérision. Elle était dépourvue de tous les attributs de la féminité qui donnent un caractére quasiment sacré au deuxième sexe, sans que les femmes n'en soient parfaitement conscientes ni n'éprouvent un sentiment de bien-être de cette distinction qui les auréole d'un si grand prestige.

Elle était pratiquement une femme sans culture, ignorant tout de la réalité de l'existence, ne connaissant rien des théories émises par les penseurs qui ne se laissent pas entraîner par le courant de la vie d'une manière indépendante de toute manifestation de l'intellect. Chez beaucoup, cette manifestation peut revêtir un caractère épicurien au sens commun du terme qui professe une morale facile, fondée sur la recherche exclusive du plaisir, réduisant à quelques idées banales les opinions profondes concernant la vie, ses sources et ses mobiles.

Aïcha, elle, persiflait tout le monde, raillait toutes les opinions et s'opposait à tout ce qui faisait l'unanimité des gens autour d'elle. A la voir ainsi, on aurait pu penser qu'elle était une psychologue, toutes proportions gardées, avec la différence que nous avons affaire à une femme simple d'esprit, ignorante des critères qui permettent d'aller au fond des choses pour faire la part de l'imaginaire et celle des véritables mobiles de l'existence, et d'appuyer ainsi ses dires par les principes de la morale et de la psychologie du comportement.

Elle était de confession musulmane; mais il eût été vain de lui demander de respecter les préceptes de l'Islam, car elle ne voyait pas un grand intérêt à se soumettre aux prescriptions de la religion qu'elle était constamment en train de railler. Ses propos étaient toujours moqueurs et pleins d'ironie quand elle s'adressait à des croyants qui aspiraient à la dignité et à la transcendance, et surtout à cette nouvelle génération de cheikhs qui s'étaient érigés en un véritable clergé de la religion musulmane.

Je lui ai dit pendant que j'étais en train de me raser: "Le rasage de la barbe est incompatible avec la religion".

Elle m'a aussitôt répondu sur un ton sarcastique: "Est-ce que la religion a pour fonction de prêcher la laideur du visage avec une barbe touffue?"

Je me suis alors dit: "Quel esprit grec qui fait passer la beauté avant le culte".

De temps à autre, un ressortissant marocain venait nous rendre visite. Bien qu'il fût à peine un peu plus âgé que moi, il portait un turban sur la tête. Aïcha considérait ses visites comme inopportunes.

Un jour, je lui ai dit: "Quel est le secret de cette répulsion alors que notre visiteur est d'un caractère affable?"

Sa réponse tomba comme un couperet: "C'est ce turban qui en est la cause".

"Et pourquoi?" lui ai-je rétorqué, "ce turban n'est-il pas un signe de piété et de vertu? C'est du moins ce que beaucoup prétendent dans cette contrée."

"Tout celà est archifaux" me répondit-elle, " La vertu est dans les coeurs, et les vocables dont on se gargarise ne sont que des aspects de tromperie auxquels ces cheikhs ont recours pour servir leurs propres intérêts".

Elle a souri. J'ai compris ce qu'elle voulait dire.

Un jour, une de ses filles lui a rendu visite, et elle portait le voile. Lorsqu'elle est repartie, j'ai demandé à notre dame:

"Pourquoi les femmes syriennes se voilent-elles le visage et font-elles voeu de chasteté alors que rien ne les empêche de parler avec les hommes?"

Elle m'a répondu: "Je ne sais pas si elles craignent que les hommes ne leur subtilisent la beauté de leur visage et ne les soulagent de leur chasteté.Mais la femme qui ne permet pas à l'homme de voir son visage est celle-là même qui cherche à dissimuler son désir de se débarrasser de l'obligation de réserve que lui impose la pudeur".