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La revue "Almaghrib" - Nos d'août - septembre 1934

Le mot "connaissance" provoque un profond retentissement et un bourdonnement d'oreilles particulier chez ceux qui ont des attaches spirituelles solides avec la vie du soufisme. Dans le langage des soufis, la connaissance est un concept d'une étendue et d'une profondeur qu'il est impossible de délimiter par les critères scientifiques les mieux établis, en ce sens qu'elle touche ce que le fond du coeur humain éprouve comme attrait pour la vie idéale. Je ne compte pas vous entretenir ce soir de la connaissance dans son acception spirituelle transcendante car je sais que, quel que soit l'effort que je serai appelé à déployer pour tenter d'éclairer ce que recouvre ce vocable de représentations symbôliques, la muse me fera certainement défaut et, après plusieurs traits de plume, je risquerai, en fin de parcours, de me retrouver au point de départ de mon argumentation.

En effet, la connaissance chez les soufis exige, avant que l'être humain ne s'applique à en former une image cohérente dans son esprit en partant de définitions qui en déterminent les limites, qu'il ait un goût sain et une vision du monde qui ne se contente pas de ce qui l'environne , mais qui va au-delà des contingences locales et franchit les barrières qui empêchent de voir la lumière, fermant ainsi l'accès au domaine de la connaissance. C'est alors que l'homme se trouvera devant la beauté absolue et fera face à une situation que ne sauraient comprendre ceux qui n'auront connu le soufisme qu'à travers des études théoriques pures et dures. Je ne tenterai donc pas de m'engager, pas plus que je ne voudrais vous engager avec moi, dans ce domaine où il n'existe apparemment aucune porte de sortie, dans ce domaine circulaire où l'on va de droite à gauche pour se retrouver de nouveau dans sa position initiale à droite, à l'instar de la vie éternelle qui n'a ni commencement ni fin, ou à l'image d'un monde baigné de lumière qui éclaire les âmes tout en tuant en elles les sensations du bien et du mal.

Mais si nous avons quelque appréhension à choisir comme sujet de notre entretien la connaissance dans le domaine du soufisme et le monde de l'âme, force nous est cependant de ne pas craindre d'aborder le sujet de la connaissance humaine dans un tout autre domaine où les critères d'appréciation et les paramètres sont bien connus et permettent à chaque individu d'examiner ses aptitudes sans risque d'échec.

Nous pouvons aussi envisager la question en plaçant notre analyse de la connaissance dans un monde où l'homme ne peut approfondir le jugement qu'il porte sur la vie qu'en fonction de ce qui est visible et palpable, et ne se décide à s'aventurer dans un chemin qu'après s'être assuré qu'il est bien balisé et n'est nulle part parsemé d'embûches.

Vous avez sans doute deviné qu'il s'agit du monde de la science, car il n'existe rien dont les contours soient délimités et les bords bien taillés comme la science - et la science de la civilisation contemporaine en particulier -, qui soit clair et ne souffre aucun droit à l'erreur, ne serait-ce qu'un seul instant.

Essayons de nous faire une idée de la connaissance humaine telle que l'appréhende la recherche scientifique, qui est le fondement de la civilisation occidentale moderne. Nous ne rencontrons dans cette entreprise aucune difficulté si ce n'est celle de l'étude elle-même. Nous devons par conséquent nous en remettre au constat de la science dans la délimitation du domaine de la connaissance et la définition de ses caractéristiques de la même manière que nous nous fions à ses analyses objectives qui délimitent et définissent les matières vivantes que nous touchons du doigt.

L'approche scientifique est un divertissement pour l'esprit en même temps qu'un stimulant pour les efforts qu'il fournit pour découvrir les secrets de la vie par le biais de l'expérience et de la démonstration matérielle. La recherche contemporaine n'envisage la connaissance qu'en tant que produit de l'évolution humaine dans ses différentes étapes passées et présentes.

L'homme de la recherche saisit ce produit, le tourne et le retourne dans tous les sens, le soumet à une observation attentive avant d'émettre une opinion le concernant; et à travers la panoplie des opinions émises par un certain nombre de chercheurs, la démarche scientifique nous amène à avoir cette vision de la connaissance et à la considérer comme la crème de ce que l'homme aura atteint soit par les sentiments et les sensations, soit par le raisonnement et la déduction, soit par la démonstration matérielle fondée sur les résultats de la recherche expérimentale.

Partant de là, la connaissance s'est ramifiée en trois branches, et il a été possible d'inclure dans cette ramification les images qui se présentent à l'homme au cours de ses différentes étapes et d'introduire tout ce que produit l'esprit dans un cercle que nous appelons "la connaissance humaine". La science n'a pas réussi à établir de frontières précises entre les éléments constitutifs de la connaissance au point qu'il serait impossible de se méprendre sur la nature de ces éléments. Tout au plus, est-elle parvenue à les distinguer les uns des autres d'une manière toute théorique.

Le premier élément de la connaissance est constitué par cette force créatrice que nous avons convenu d'appeler l'art, force que Dieu a mise à la disposition de certaines de ses créatures pour faire entrevoir à l'espèce humaine une vision supérieure de l'existence. Grâce à cette puissance créatrice, ces hommes sont de véritables prophètes qui ont pour mission de mettre en valeur la beauté qui s'exprime dans tout ce qu'ils entreprennent. Certains parmi eux remplissent leur mission par le biais de la poésie en façonnant leurs vers sous la forme d'une image vivante, qui s'agite et s'anime par ces mêmes ressorts qui font s'agiter et s'animer les images de la vie humaine. Parmi les artistes, il y en a qui remplissent leur mission par la peinture, si bien que, lorsqu'on est en face de l'une de leurs toiles, on découvre des secrets de la vie qui s'annoncent plus difficiles à pénétrer qu'à exciter l'admiration devant la qualité esthétique de l'oeuvre qui les représente. D'autres se servent de blocs de pierre pour donner vie à une idée qui germe dans leur esprit, et nous présentent une oeuvre sculpturale d'une perfection telle que nous avons l'impression qu'elle va se mettre à parler et à marcher. Il en est ainsi du reste des artistes qui expriment ce qu'ils ressentent au fond d'eux-mêmes et nous livrent ces chefs-d'oeuvre dont l'idée leur est apparue à un moment où ils étaient sous l'inspiration de l'enthousiasme créateur.

Si nous nous déplaçons vers le second aspect de la connaissance et que nous abordions la question de la production de l'homme aux yeux de la recherche contemporaine, il nous appartiendra, pour nous y orienter, de soumettre à notre réflexion cette force qui nous pousse à comparer, à conclure et à analyser sur le plan théorique la somme des observations qui nous sont quotidiennement suggérées par quantités d'évènements et diverses images qui émanent probablement de la même origine. Le chercheur en philosophie d'histoire, le biographe d'une grande figure historique et le savant qui se cantonne dans sa spécialité des sciences sociales, nous les classons tous, comme le fait la recherche contemporaine, dans la catégorie des hommes de lettres, à qui les ressorts de l'imagination créatrice font certes défaut, mais qui ont de larges dispositions d'esprit doublées de remarquables facultés de réflexion et de déduction; ils se mettent généralement à l'écart du commun pour vivre dans un monde où ils donnent libre cours aux assauts de l'esprit, afin de mettre en exergue des idées susceptibles de revêtir de l'importance dans la vie pratique à l'instar de celle, beaucoup plus grande, qu'elles revêtent dans le monde des conceptions théoriques.

En ce qui concerne le troisième et dernier volet de l'analyse, son accès est relativement facile et ne pose apparemment aucun problème de définition susceptible de nous induire en erreur. Ce volet concerne la science expérimentale qui ne se fonde en aucune manière sur les postulats, mais substitue à tous les apriorismes la prééminence de l'observation et de l'expérience, et soumet les éléments qui s'en dégagent à une analyse globale, avant de chercher à remonter aux origines de chaque élément pris séparément. On est alors dans le domaine de la véritable recherche scientifique qui appréhende les éléments dans leur état de primarité, sans qu'ils soient dénaturés par l'amalgame des mélanges. En réussissant son expérience, l'homme de science sera lui-même ébahi devant ces éléments et se posera la question de savoir d'où ils proviennent, s'ils peuvent fournir des indications permettant d'expliquer leur raison d'être et de mesurer les forces d'attraction et de rétraction qui les animent, mais ne trouvent devant eux qu'une seule porte de sortie, celle des suppositions, et s'y engagent malgré eux.

Tels sont les éléments constitutifs de la connaissance humaine aux yeux de la recherche moderne. Reste à savoir quels sont les liens qui les unissent les uns aux autres. Quelle sensation ressent l'artiste vis-à-vis de l'homme de science ou de l'homme de lettres? Quelle sensation ressent l'homme de science ou l'homme de lettres vis-à-vis de l'artiste? Il est étonnant d'assister de temps à autre à des querelles entre les tenants de la connaissance et de les voir se chamailler comme des enfants qui jouent dans une cour; mais la vie est ainsi faite; les différends et l'égocentrisme font partie de ses secrets. Sinon, quelle barrière peut-on s'imaginer entre les éléments constitutifs de la connaissance pour justifier que l'homme de science a, dans certains cas, une attitude agressive vis-à-vis de l'artiste ou de l'homme de lettres, ou que ces deux derniers manifestent des dispositions d'hostilité l'un vis-à-vis de l'autre? Il est curieux d'apprendre, à notre époque - qui est pourtant considérée comme une ère de la connaissance et de la tolérance - qu'on puisse s'imaginer que la science vient à bout de l'art, que les lettres se dégradent devant la recherche expérimentale et que d'autres propos d'une telle futilité nous font miroiter que la vie humaine n'a qu'une seule facette dont on ne peut se détacher, qui accompagne l'homme de science dans son laboratoire, l'homme de lettres dans son cabinet de travail et l'artiste dans l'atelier de son imaginaire.

Quant à ceux qui sont doués d'une certaine liberté de jugement et qui ont une conception globale des phénomenes de l'existence, ils voient que chaque élément de la connaissance est complémentaire des autres et que la vie ne saurait se passer ni de l'un ni des autres. Au contraire, nous voyons dans l'homme de science un artiste doté d'une puissante imagination créatrice, et dans l'homme de lettres quelqu'un qui tire ses conclusions de l'expérience et de la vie, comme le fait le chercheur scientifique, sans qu'ils s'intègrent les uns dans les autres.

Avant d'entreprendre ses expériences de laboratoire, le chercheur scientifique commence par mûrir son projet et se faire une idée des voies et moyens qu'il doit mettre en oeuvre pour le réaliser. Il a recours à des instruments d'analyse de la même manière que l'artiste qui se sert du pinceau, du ciseau ou de l'instrument de musique. Pendant que l'homme de science fait appel au raisonnement et à l'expérience, l'artiste cherche son inspiration poétique en invoquant les muses, tandis que l'homme de lettres dialogue avec ses pensées au cours de ses pérégrinations littéraires. Mais les uns et les autres remplissent leur mission dans un état mitigé de calme et de révolte; de calme vis-à-vis de leur conscience, de révolte contre le corps social qu'ils tentent de conduire vers la voie du progrès en lui faisant entrevoir une vision de la vie dont il n'avait aucune idée et dont l'accès reste tributaire des trois éléments constitutifs de la connaissance.

Il nous est donc difficile de nous aligner sur certains intellectuels dont l'argumentation, pour le moins superficielle, consiste à dire qu'il existe un phénomène de répulsion, voire d'hostilité entre ces trois éléments, sauf si on entend par là l'incompatibilité du travail du géologue avec la pratique médicale, en se fondant sur la différence des types d'instruments utilisés de part et d'autre, et en faisant totalement abstraction des buts poursuivis dans l'un et l'autre cas, à savoir la recherche des secrets cachés de la vie.

Il en est de même de l'artiste et de l'homme de lettres qui cherchent l'un et l'autre à créer une certaine harmonie entre les différentes facettes de ces secrets pour les mettre au diapason de la sensibilité humaine et les rendre conformes au goût de l'esprit.

Le dramaturge qui compose des pièces de théâtre, par exemple, réunit autour de sa personne et de son oeuvre l'imaginaire artistique, le style littéraire soigné et les données scientifiques fondées sur les expériences et les résultats de la recherche fondamentale.

Mieux encore, lorsque l'homme de lettres ou l'artiste atteignent le summum de la maturité et de la gloire, il leur arrive souvent de scruter le fond de la conscience humaine afin d'en dévoiler les secrets, chose que la science avec ses méthodes traditionnelles ne pourrait atteindre qu'après plusieurs générations de recherche.

Nos poètes et nos hommes de lettres ainsi que les poètes et les hommes de lettres des autres nations fournissent des exemples vivants pour illustrer cette thèse. Le poète n'est pas, tant s'en faut, cet être qui vagabonde dans les sphères de l'imaginaire comme le prétend une catégorie de chercheurs en sciences expérimentales, mais c'est l'homme dont la sensibilité et l'émotivité rejoignent le monde du réel au travers des tendances qui font partie intégrante de son état affectif. Par ses poèmes, le poète met en relief les inclinations contradictoires que recèle le fond de l'être humain, et que la science, faute de les aborder d'une manière convaincante, se contente de soumettre à des analyses superficielles.

On peut en dire autant des artistes qui expriment cet aspect abstrait de notre conduite, alors que la science n'a pas encore réussi à nous fournir une explication satisfaisante des faits psychiques qui exercent un tel impact sur notre comportement.

C'est ainsi que l'état actuel de la recherche a compartimenté la connaissance humaine. Mais si nous devons prendre en considération chacun des éléments qui la constituent, afin d'en dénombrer les différentes ramifications et de procéder à leur classification, ceci devra faire l'objet d'une série de causeries après notre entretien de ce soir, compte tenu de l'élargissement sans cesse croissant du domaine du savoir. En effet, chaque fois que ces ramifications font entrevoir de nouveaux horizons pour la recherche, elles sont aussitôt érigées en disciplines autonomes dotées de méthodes de pensée spécifiques et de principes qui servent de fondement à cette nouvelle science.

Les lettres ont vu leurs possibilités d'intervention s'étendre à des sphères d'études considérées jusque-là comme relevant du domaine réservé de la science, et échappant totalement à la connaissance de nos grands et arrière-grands parents. Quant à l'art, dont les seuls mobiles de base sont l'imaginaire et les sensations, il a subi peu de changement et n'a guère connu de ramifications, quand bien même les artistes de talent lui aient fait faire un grand pas vers la maturité pour qu'il remplisse la mission que l'humanité attend de lui et qu'il exprime la sensibilité humaine de la meilleure manière possible.

Si nous envisageons de dresser un plan de ce que recouvre chacune de ces branches, notre entreprise sera vaine, même après plusieurs années d'efforts, parce que la vie intellectuelle évolue en permanence et prend de l'ampleur de façon continue. Les philosophes ont essayé d'ordonner les disciplines scientifiques selon un plan logique afin de classifier la production intellectuelle des temps passés. Les bibliothèques abondent en travaux de ce genre qui ne présentent guère qu'un intérêt historique pour celui qui s'intéresse à l'évolution de la notion de concept chez l'homme par rapport à ce qu'il produit comme réalisations.

J'en arrive ainsi aux termes de cet exposé que je voudrais conclure par la question de savoir si ces trois éléments constitutifs de la connaissance expriment tout ce que l'être humain ressent au fond de lui-même, et suffisent à dissiper le brouillard qui l'enveloppe, à le rendre moins vulnérable aux aléas de la vie et à étouffer les tendances contradictoires qui se manifestent au niveau de sa conscience.

Notre civilisation a été bâtie au courant de l'époque contemporaine sur les fondements exclusifs de ces composantes. Elle a certes fait faire à l'humanité un grand pas vers son bien-être, ce qui apparemment autorise tous les optimismes. Mais, si nous voyons de près les effets pervers de certains aspects de cette civilisation sur le tissu social, nous constaterons, avec regret, que la force spirituelle des groupements sociaux se dégrade petit à petit et la croyance en la vie, au sens noble du terme, a tendance à décliner, alors que cette croyance est la première condition qui doit être remplie pour assurer la marche de l'humanité vers l'idéal auquel elle aspire.

C'est la raison pour laquelle le pessimisme a gagné nombre de gens qui relient les différentes étapes de l'histoire entre elles pour en tirer une leçon susceptible d'être appliquée au présent et à l'avenir.

La civilisation qui a prévalu en occident n'a pas été dominée de bout en bout par l'esprit matérialiste, au point où le bonheur spirituel a été entièrement négligé au profit de l'unique satisfaction des besoins matériels. Il nous faut donc reconnaître que les éléments constitutifs de la connaissance avancent à grands pas vers l'épanouissement et obtiennent un succès après l'autre.

Il n'en demeure pas moins que la civilisation occidentale est perçue par bon nombre de philosophes comme devant s'écrouler dans un proche avenir, les peuples d'occident se démarquant de l'esprit matérialiste et s'orientant de plus en plus vers la spiritualité de l'âme, espérant y trouver une nourriture fortifiante pour raffermir leurs pas et leur permettre de poursuivre leur quête de l'absolu.

Nous est-il donc possible de répondre aux questions que nous avons soulevées précédemment, sans voir dans les éléments de la connaissance un moyen de satisfaire les prétentions qui nous sont dictées par nos tendances et nos inclinations personnelles?

Question et réponse, toutes deux, sont hors sujet dans le cadre de cet exposé. Elles sont destinées tout au plus à aiguiser l'esprit de recherche, et à inciter à s'interroger sur les aspects cachés de notre être que la recherche, dans son état actuel, n'a pas réussi à démêler plus que ce qu'a fait l'homme que la nature a doté de discernement dès ses premiers pas dans la vie. Ceci s'explique par le fait qu'au niveau de la recherche, on accorde peu d'intérêt à se connaître soi-même, mais qu'on a tendance à s'occuper de plus en plus des contingences matérielles et à les analyser pour en dégager tout ce qui aide à assouvir les ambitions personnelles.