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  • De Kacem Zhiri à Abdallah Ibrahim,

Cher ami,

... Lors de ton dernier passage à Salé, nous nous sommes vus un très court instant. Je ne pensais pas que tu allais voyager le lendemain, si bien qu'il ne m'a pas été possible de t'en dissuader, ni au moins de te souhaiter un bon voyage. C'était une erreur de ne m'avoir pas averti.

Saïd est rentré de Marrakech après avoir accompli la mission pour laquelle il est parti. Il m'a informé de tout et m'a dit que l'entretien qu'il a eu avec toi était plein de franchise ... Quel en était l'objet? Je ne sais! Chacun de vous deux semble avoir été parfaitement au courant des intentions de l'autre. En réalité, c'est moi qui lui ai fait part de la nouvelle à mon retour de Marrakech, et lui ai communiqué la lettre que tu m'avais adressée. Nous l'avons lue ensemble ou, si tu veux plus, il l'a lue avant moi. Je ne sais pas si tu vas m'en vouloir maintenant que je t'ai avoué la vérité, après que tu m'aies conseillé de ne parler à personne de cette affaire. Que vas-tu faire à présent? Ne m'as-tu pas dit: "Si tu juges utile d'en informer une tierce personne, libre à toi d'agir comme tu l'entends". Saïd est mon alter ego. Donc, il n'y a plus matière à conflit.

Cher ami,

Tu m'as informé que tu étais parmi les personnes qui ont été arrêtées à la suite des manifestations et qu'ils t'ont incarcéré pendant une huitaine de jours. J'ai commis une bavure en ne m'empressant pas de te présenter mes félicitations. Tu as connu maintenant la prison et le supplice pour la cause de la nation. L'une et l'autre sont supportables pour quelqu'un comme toi que le sentiment patriotique a pris aux entrailles et qui croit à la cause de la liberté sans l'ombre d'un doute. Tu dois t'estimer heureux.

Reçois l'expression de ma profonde amitié ainsi que mes très cordiales salutations.

Salé, le 2 janvier 1936

Ton ami dévoué Kacem Zhiri

  • En marge, ce commentaire signé Saïd Hajji:

Cher ami,

Nous ne nous sommes pas écrit depuis que nous nous sommes quittés. Il est vrai que les évènements n'étaient pas de nature à nous permettre d'écrire autrement qu'à titre informatif. Mais maintenant que les mesures qui frappaient le courrier personnel ont été levées ou plutôt suspendues jusqu'à nouvel ordre, nous pouvons entretenir une correspondance où nos opinions seront moins étouffées qu'auparavant. Nous t'adressons nos vives félicitations pour le titre de fierté que tu as tiré de ta détention pour la cause patriotique. Pour ma part, j'ai fait de mon mieux, mais mes efforts n'ont pas été couronnés de succès comme je le souhaitais. Peut-être que c'est même mieux ainsi.

Abdallah Ibrahim - 1959.

Abdallah Ibrahim - 1959.

  • Lettres de Kacem Zhiri à Saïd Hajji

Mon cher ami,

Enfin, l'espoir l'emporte sur le désespoir. Je prends le chemin de la poste une dernière fois pour y déposer une lettre, et demander à la dame derrière le comptoir s'il n'y avait pas du courrier en mon nom. Combien je m'étais appesanti dans ma marche et combien mon esprit m'a entretenu d'une manière douce et agréable à propos de cette lettre que j'étais sûr de recevoir ce jour-là. Je m'arrêtais sur mon chemin plein d'hésitation, et me demandais ce qu'elle pouvait bien contenir et quelle physionomie j'allais avoir en face d'elle. Parmi les questions que je me suis posées à son sujet, je me suis demandé quel pouvait être son format. On eût dit que je devinais les informations qu'elle renfermait et que j'avais hâte de recueillir. Sans m'en rendre compte, je me suis trouvé devant la porte d'entrée que j'ai aussitôt poussée pour avoir accès à l'intérieur de la poste. Puis, je me suis mis à escalader les marches d'escalier. A ce moment bien précis, le doute m'a repris, et j'ai commencé à me dire à moi-même: "la lettre n'est peut-être pas encore arrivée". Mais, malgré ce doute, j'ai fait irruption dans la pièce où j'avais l'habitude de m'enquérir de mon courrier. Je ne sais si j'ai tapé à la porte ou non. Toujours est-il que j'ai remis la lettre à la dame et que je m'apprêtais à quitter la pièce quand me vint à l'esprit la question de savoir s'il ne fallait pas d'abord me renseigner s'il y avait ou non une lettre pour moi en poste restante. Cette idée m'a préoccupé l'esprit pendant que je ramassais mes cahiers. Et me voilà en train de mobiliser toutes mes forces pour me renseigner au sujet de cette lettre, mais je ne sais ce qui m'a retenu encore une fois. Est-ce que je craignais en m'adressant à cette dame d'oublier les remerciements d'usage et de passer pour quelqu'un de mal élevé, ou bien je donnais l'impression que je n'étais pas prêt à retirer le courrier qui m'était destiné? Dieu sait que ce n'était ni l'un ni l'autre de ces deux motifs qui m'empêchaient de parler. C'était quelque chose de plus grave que je n'arrive pas encore à m'expliquer à ce jour, malgré le temps que j'ai passé à y réfléchir. T'est-il possible de résoudre cette énigme afin d'éclairer ma lanterne? Ou bien dois-je m'imaginer qu'il n'est pas raisonnable de faire appel à quelqu'un comme toi pour trouver la solution qu'il faut à ce problème?

Me voilà hésitant, en train de me mordre les doigts de regret. Pourquoi? Parce que je l'ai interrogée sans m'en rendre compte; et elle s'est mise aussitôt à la recherche de ma lettre; puis, elle m'a répondu dans un accent que je n'ai pas bien compris, mais qui voulait dire: "Oui, elle est là". Je me suis précipité vers elle et lui ai arraché la lettre qu'elle tenait à la main pour la mettre dans mon cartable. Ensuite, j'ai regagné la porte. Je n'ai pas pu me retenir d'ouvrir de nouveau le cartable pour en retirer la lettre, et je me suis empressé de la décacheter, laissant l'enveloppe vide à l'intérieur de la poste. J'ai commencé à passer en revue le contenu de l'enveloppe et j'ai trouvé des lettres fermées et une lettre ouverte qui m'était destinée. J'ai remis les lettres fermées dans le cartable et j'ai commencé à lire la lettre ouverte. Mon admiration pour ce que je lisais n'avait pas de limite; ma joie était à son paroxysme en parcourant les scènes qui défilaient sous mes yeux. Personne ne pourra me démentir si je dis que, pendant que je lisais ta lettre, je t'ai accompagné dans ton voyage avec toutes les ressources de l'imagination qui m'ont confirmé dans cette optique en rendant difficile la distinction entre le rêve de la réalité. Sois sûr que ton ami a partagé tes joies et tes peines à un moment où il s'est laissé entraîner par un phénomène surnaturel qui l'a rehaussé à un niveau où il s'est cru au-dessus de cette existence, alors qu'il savait pertinemment que l'existence et lui-même étaient deux choses indissociables l'une de l'autre.

Mon ami, ceci est un mot assez bref, et sans commune mesure avec l'étendue de ta lettre. J'y reviendrai une deuxième et une troisième fois, et lorsque tu seras de retour parmi nous, nous y reviendrons ensemble dans la plupart de nos réunions.

Ton ami dévoué Kacem Zhiri

Mon cher ami,

Je reprends le fil de mon entretien après une longue interruption dont je présume qu'elle t'a courroucé et qu'elle ne manquera pas de t'amener à me faire des remontrances à ton retour. Mais pourquoi cette colère et ces reproches quand tu sais à quel point je suis sous la férule de l'école où je passe le plus clair de mon temps. Je ne m'en libère que pour aller manger et dormir et y retourner. Je t'ai promis dans ma dernière missive de répondre plus en détail à ta première lettre, en te signalant dans mon dernier paragraphe mon intention de me rattraper dans mon prochain courrier, pour qu'il soit à la mesure de l'ampleur du tien. Mais, j'ai remarqué que chaque fois que je prends la plume pour te faire part de ce que j'avais l'intention de te dire, elle s'échappe de ma main pour tomber sur la feuille que je noircissais. Au même moment, mon esprit a été accaparé par un oiseau qui a suspendu son vol dans notre patio, en quête d'un reste de nourriture pour calmer la faim de ses oiselets, et a détourné entièrement mon attention de ce que j'écrivais. Lorsqu'il s'est envolé vers ses petits, j'ai lancé mon regard sur la feuille pour poursuivre ce que j'étais en train d'écrire, mais quelle ne fut ma surprise lorsque j'ai remarqué que je n'avais plus de plume entre les doigts. Je l'ai cherchée à droite et à gauche, alors qu'elle était juste devant moi et ne nécessitait pas toute cette recherche inutile. Enfin, je me suis saisi de la plume et mis à relire ce que j'avais écrit pour le rattacher à ce qui allait suivre. Il m'a alors semblé que j'étais incapable d'exécuter ma promesse de t'écrire parce que je n'étais pas bien rassasié de la lecture de ta lettre bien que je l'aie relue à plusieurs reprises et que ses mots se fussent gravés dans ma mémoire ou presque. Grande a été ma surprise et énorme mon étonnement lorsque, après avoir parcouru ta lettre page après page et pris la plume pour te faire part de ce que je ressentais, j'avais l'impression que tout ce que j'ai lu n'était plus qu'un vague souvenir dont les dernières phrases ont effacé le commencement, si bien que je ne savais si je devais commencer à répondre à la fin de la lettre dont quelques bribes m'étaient encore restées à l'esprit, ou au début, auquel cas une relecture attentive était nécessaire. Mais, malgré tout celà, j'ai mis mon esprit à rude épreuve, et j'ai commencé à résumer avec le plus grand soin ce que j'ai lu. J'y ai décelé une profonde tristesse et une atmosphère dramatique dont l'action pouvait donner matière à un livre assez volumineux.

Ta lettre commence par le récit d'une amitié qui s'est déclenchée au premier regard, provoquant un feu d'enfer que seuls les espoirs et les souhaits sans lendemain peuvent apaiser. En suivant du regard ce premier coup d'oeil maudit et pourtant délicieux, nous constatons que les espoirs diminuent d'un moment à l'autre pendant que la flamme s'attise de plus en plus; et nous sommes ainsi conduits à la fin de la lettre. Nous n'avons plus alors d'autre choix que d'observer que les deux êtres se séparent en silence, accablés de tristesse et de consternation. Si un poète, en perte d'inspiration, pouvait assister à cette scène, ou au moins pouvait se l'imaginer, il retrouverait aussitôt son enthousiasme créateur et composerait un chef d'oeuvre devant lequel les initiés se prosterneraient et les coeurs déborderaient de tendresse et d'affection. Mais, n'allons pas trop vite en besogne, cher ami. Je ne suis pas de ceux qui attendent celà de toi, ni qui veulent faire revivre en toi ce que le sort a voulu effacer. J'ai passé une heure en compagnie de moi-même, et j'ai essayé pendant ce temps d'éloigner de moi tout ce qui me rattachait à la vie; et me voilà seul devant la feuille de papier sur laquelle ma main trace ce qu'elle veut sans que je l'arrête dans son mouvement.

Reçois de ton ami le meilleur présent qu'il puisse te faire, qui sait si ce n'est pas son âme qu'il veut t'offrir.

Ton ami dévoué Kacem Zhiri

Cher ami,

Je prends la plume pour la troisième fois avec un peu d'anxiété, et je pose la feuille devant moi pour la remplir avec je ne sais trop quoi. Peut-être vais-je écrire des choses qui risquent de t'ennuyer ou qui vont déclencher chez toi un mouvement d'hilarité. Il ne m'appartient pas de t'en faire le reproche. Tu pourras le tourner en dérision à ta convenance et rire à ses dépens, quitte à tomber à la renverse, et pour cause! Comment puis-je t'en empêcher alors que je sais qu'il existe un autre Kacem - que Kacem que l'on connaît désavoue - et que c'est lui qui s'adresse à toi maintenant et qui te prend ton temps. Ne vois-tu pas que tout ce qu'il dit n'est autre que des futilités qui ne révèlent rien de satisfaisant pour l'esprit. Peut-être ajoutera-t-il même un surcroit de confusion au point où l'on ne distingue plus rien autour de soi si ce n'est sous l'optique du doute. Ne nous laissons donc pas prendre à de telles balivernes que des gens comme toi ne sauraient comprendre. Faisons en sorte de nous expliquer avec plus de précision et de manière plus directe. Cette lettre est la troisième que je t'envoie, et chaque fois je suis dans l'attente d'une réponse où tu me décris les péripéties de ton voyage, mais mes espoirs sont toujours demeurés vains. Je me suis rendu à trois reprises à la poste anglaise, et j'ai chaque fois demandé à la dame qui y travaillait s'il y avait du courrier pour moi, et chaque fois la réponse tombait comme un couperet: "Non, nous n'avons aucune lettre en votre nom". J'étais toujours plein d'enthousiasme en allant à la poste et j'en revenais frustré dans mes espérances et entièrement déçu. Je ne sais si cette fois je vais avoir plus de chance que les fois précédentes et trouver enfin cette lettre que j'ai tant attendue. Mais, quelles que soient les circonstances, je n'accepte aucun argument que tu pourras invoquer pour excuser ton silence. Inutile de t'évertuer à chercher des moyens de défense pour te disculper. N'essaie pas de te justifier; ce sera peine perdue...

Ton ami dévoué Kacem Zhiri

Kacem Zhiri - 1927

Kacem Zhiri - 1927.