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Cher ami No 75, (Mohammed Chemao) je t'adresse mes cordiales salutations

J'ai dû attendre un mot de toi pendant deux semaines ou plus, puis je t'ai écrit une lettre le samedi dernier, et au moment où je voulais la porter à la poste, ta lettre est arrivée. Je l'ai aussitôt décachetée et pris connaissance de son contenu. J'ai alors estimé nécessaire de changer certains paragraphes de ma lettre afin de te répondre à ce que tu m'as demandé de te détailler.

  • La question des compliments objet de ta critique

    Les amis sont comme des miroirs qui se reflètent les uns dans les autres. L'homme ne trouve pas de meilleurs conseils ni de plus saines et plus nobles orientations que ceux et celles qui émanent du cercle de ses amis. C'est pourquoi, aussitôt que j'ai ouvert ta lettre, je me suis mis à m'y observer, en la lisant, comme si elle était un miroir entre mes mains. J'y ai trouvé de quoi étancher ma soif dans les critiques et les remarques qu'elle contenait. Mais, je dois t'avouer que je n'ai commis aucun crime aux yeux de la société. J'ai probablement heurté ta susceptibilité que je viens de découvrir à l'instant et que je ne connaissais pas auparavant telle qu'elle était réellement. Je n'ai jamais agi ainsi au Maroc; j'en étais même incapable. Puis, j'ai constaté que j'étais souvent l'objet de tes reproches. As-tu oublié l'observation que notre ami No 40 (Mustafa Gharbi) a publiée dans notre journal "Alwidad" au sujet de l'importance que j'accordais à toutes sortes de choses, grandes ou petites fussent-elles? Ne te rappelles-tu pas comment tu le soutenais dans son jardin à Rabat au début de l'année 1928? As-tu oublié les discussions et les querelles que nous avons eues pendant plusieurs jours au sujet de cette question? Est-ce que mon esprit d'alors n'était pas en harmonie avec le vôtre d'aujourd'hui, sinon plus? Est-ce que je ne servais pas les valeurs de notre association, malgré les divergences de vues de ses membres et le sommeil profond dans lequel ils étaient plongés? Si tu as oublié l'observation que tu as faite à ce propos, sache qu'elle est transcrite telle quelle dans mon bloc-notes. Tu ne cesses donc de m'étonner avec ton esprit étrange et tes opinions versatiles.

    Il n'en demeure pas moins que les idées les mieux ciblées et les opinions les plus justes étaient celles que tu soutenais auparavant en refusant les éloges et l'admiration que l'on pouvait avoir pour les actions que tu entreprenais ou qui étaient portées à l'actif des gens sincères. Peut-être me diras-tu que je n'ai pas à ce sujet une idée précise que je peux clamer bien haut sans peur et sans honte. Tu t'adaptes à nos principes et agis en contradiction avec tes opinions. Tu devrais savoir, cher ami, que mes principes me dictent de considérer l'intérêt général comme une donnée sacrée et de le faire passer avant toute autre chose, y compris mes propres opinions. Pour moi, un jeune doit se comporter comme un acteur de théâtre qui est capable de passer du rôle du riche à celui du pauvre, du rôle de l'oppresseur à celui de l'opprimé, et ainsi de suite. Mais il ne fait aucun doute que l'intérêt général doit être notre ultime objectif. Depuis que je suis entré dans le domaine de l'action, ma devise a été de sacraliser l'intérêt public. Quant à mes opinions, il arrive souvent qu'elles soient en totale contradiction avec ce que je fais.

    Il n'est pas dans mes habitudes de verser dans les éloges et les flatteries, sauf quand celà est dicté par le souci de donner des marques d'intérêt à quelqu'un, ce que j'ai fait de bon coeur, pensant que celà constituerait un encouragement pour toi et un moyen de soutenir tes idées et tes opinions. Mais, lorsque j'ai constaté qu'une telle attitude allait dans le sens contraire de l'intérêt général, je me suis aussitôt rétracté, et voilà que j'adopte de nouveau le comportement que j'avais à ton égard quand j'étais encore au Maroc et ce, avant que ne me parviennent tes observations au sujet de mon manque d'intérêt pour les affaires dont j'ai la charge... Sinon, cher ami, je te prie d'effacer de ta mémoire tout du passé, y compris toutes les erreurs que j'ai commises en te plaçant sur le piédestal où tu te trouves ... Je te présente toutes mes excuses et te demande pardon.

  • L'association "Alwidad"

    L'association est une énigme qui me place dans un grand désarroi. Je vois comment elle rétrograde et s'achemine vers sa disparition, à un moment où elle doit aller de l'avant et faire preuve de vitalité. La raison en est que ses membres sont dans un état de relâchement continu. Ceci peut ne pas t'intéresser en réalité. Quant à moi, j'accorde du prix à ce que nous persistions dans la poursuite des objectifs que nous nous sommes fixés dans le cadre de notre programme d'action tel que nous en avons posé les fondements et convenu de respecter nos engagements d'en assurer l'exécution. Je ne doute pas que tu es parmi ceux qui soutiennent cette façon de voir et qui font leur possible pour la mettre en oeuvre en ne négligeant aucun effort pour arriver à cette fin.

    J'ai réfléchi longtemps sur la meilleure voie que nous devons emprunter pour réaliser les espoirs et les rêves que nous fondons sur cette association, et la conclusion à laquelle je suis arrivé est de te convaincre de maintenir tes activités personnelles dans une neutralité totale et de prendre en considération, pour explorer le chemin de la réussite, la nécessité d'oeuvrer comme je le fais moi-même sous l'égide de l'association.

    En d'autres termes, le travail au sein de l'association ne doit en aucune manière être mêlé à la vie privée de ses membres. C'est une discipline qu'il faut respecter; et c'est le propre de toute discipline que les membres travaillent de concert au sein de leur association de manière à lui assurer le succès et le progrès auxquels elle aspire en évitant toutes les interférences préjudiciables à son bon fonctionnement. C'est une question à laquelle j'ai mûrement réfléchi. Mais je voudrais te poser un certain nombre de questions, et lorsque j'aurai les réponses nécessaires, je ferai tout mon possible pour ne pas trop m'éloigner des prises de position que tu défends. Je te demande donc avec insistance de réunir chez toi les membres actifs de l'association, de leur communiquer la lettre qui leur est adressée et qui te parviendra aussitôt après celle-ci. Tu les prieras de me répondre aux questions qui y sont posées et tu me feras le plaisir de m'adresser leurs réponses par un prochain courrier. Je prends sur moi l'entière responsabilité de cette nouvelle approche du travail collectif, et je suis persuadé que tu seras pleinement satisfait du résultat auquel nous allons parvenir.

  • L'acheminement du courrier

    Cette question me laisse souvent perplexe, et je ne sais quelle voie est la plus sûre et la plus rapide. Je pense que la poste anglaise est la meilleure de toutes. Essaie la si tu veux.

  • Les lettres

    J'ai reçu ta première lettre et remarqué, en la lisant, le volume des activités auxquelles vous devez faire face. Ta seconde lettre est arrivée elle aussi en même temps que la dernière missive. Quant aux réponses que tu m'as fournies, elles ressemblent à des conseils moralisants, qui insistent sur l'intérêt qu'on a à éviter le mal et à toujours penser faire le bien. Excellente chose! Mais tu devras apporter quelques améliorations à l'organisation interne si tu veux que les membres de l'association adhèrent à tes principes.

  • Ma situation personnelle

    Je t'ai souvent prié d'ajourner les questions à son sujet jusqu'à ce que tu reçoives un rapport détaillé la concernant. Mais comme tu persistes dans tes questions, je peux d'ores et déjà t'assurer que je me porte bien, physiquement plutôt que moralement. J'étudie le français et l'anglais. Aie donc un peu de patience, mon cher ami, bien que ce soit ton droit de t'inquiéter à propos de ma situation, jusqu'à ce que le rapport susmentionné te parvienne pour satisfaire ta curiosité.

  • l'affaire du livre "les temps présents du monde islamique"

    Je suis très étonné par ce qui est arrivé. Mais je te fais remarquer que tu dois éviter tout ce qui est interdit de manière officielle. Ceci n'est pas un signe de faiblesse de ma part, mais une simple volonté de limiter les dégâts. Quant au comportement du contrôleur civil à ton égard, celà fait partie d'une politique bien étudiée. Tu risqueras de tomber facilement dans le piège qu'il te tend si tu ne largues pas les voiles et que tu ne réctifies pas le tir. Bien sûr, l'humiliation et le supplice peuvent laisser un goût agréable dans nos coeurs à nous tous. Mais, les temps ne sont pas encore mûrs pour celà. Pour l'instant, nous sommes tenus d'exécuter les ordres du gouvernement et de propager nos idées de vertu au milieu de nos frères de race sans plus. Demain, ce sera un autre jour...

    Est-ce que tu crois que le gouvernement va fermer les yeux sur tes activités à ce point et t'autoriser à publier un livre interdit? Sois sûr que l'ingéniosité française dépasse en astuces toutes les ressources de la politique. Il t'appartient par conséquent d'être prudent et modéré dans ton comportement jusqu'au jour où tu achèveras de bâtir ta position et d'en faire un monument solide et imposant, auquel cas nous pourrons tous ensemble engager nos forces dans la bataille.

  • Mon opinion sur le livre "Al Taqwim" (l'évaluation)

    Livre agréable à lire, renfermant quantités d'informations précieuses, mais laisse entendre que le Maroc connaît une résurrection culturelle d'un très haut niveau et qu'il s'est réveillé de sa léthargie, ce qui ne reflète pas la stricte réalité. Mais il faut le complimenter. Je t'ai demandé de me communiquer son adresse ainsi que celle de l'auteur de l'ouvrage "Alfath" (la conquête), mais en vain. J'insiste encore une fois pour que tu m'envoies les coordonnées de ces deux auteurs. Par ailleurs, je te fais parvenir un papier sur "l'évaluation" en te priant d'en assurer la publication dans la revue "Almadrasa" (l'Ecole).

  • Mon organisation chaotique

    Il revient assez fréquemment dans tes lettres que tu as trouvé une situation chaotique dans tous les bureaux et que tu t'es demandé quelle en était la raison. Celle-ci tient d'abord à une activité débordante, et ensuite à des insuffisances manifestes dans l'organisation du temps de travail. Tout cela sera détaillé dans le rapport sur ma situation personnelle qui te parviendra incessamment, peut-être au plus tard au courant de la semaine prochaine. Quant à ma façon d'écrire ainsi au journal "Alwidad", la raison en est que, depuis qu'un certain nombre d'exemplaires se sont égarés à la poste, j'ai tenu à garder une copie de chaque numéro par devers moi, et me suis mis à utiliser le papier carbone pour obtenir en une fois deux exemplaires. J'ai dû également changer d'encre après que l'ancien encrier, de qualité supérieure, ait été complètement épuisé. Je suis donc parfaitement conscient que les papiers manuscrits sont dans un état lamentable, mais d'ici peu, ils paraîtront sous une meilleure présentation. Je t'informe que je suis en train de mettre au point une nouvelle approche pour que le journal paraisse trois fois par semaine et aborde de nouveau toutes les rubriques qu'il tenait précédemment. Nous comptons sur l'aide de Dieu pour réussir dans notre entreprise.

    Pour terminer, si j'ai mis cette lettre toute seule dans l'enveloppe, contrairement à mes habitudes d'envoyer plusieurs lettres à la fois dans un même pli, c'est qu'il y a une raison à celà. Je t'enverrai une autre lettre demain, pour respecter la régularité de l'envoi du courrier aux mêmes dates, comme à l'accoutumée.

    Le 25 novembre 1929

    Votre dévoué No 25 (Saïd Hajji)

Le No 75 Mohammed Chemao - 1931.

Le No 75 Mohammed Chemao - 1931.

  • Cette lettre a été publiée récemment sur les colonnes du journal "Almitaq Alwatani" sous le titre "Premier journal marocain paraissant à l'étranger", et a été assortie du commentaire suivant du journaliste Driss Karam:

On peut s'étonner de ce titre et dire que c'est une publicité hors de son temps. Et pourtant, la lettre que nous présentons en est témoin. De même, ceux qui ont connu Saïd Hajji ne peuvent que confirmer cette réalité en exhibant les numéros que le journaliste No 25 adressait aux membres de l'association "Alwidad" tous les mois, conformément aux statuts de cette association et de leurs annexes en vertu desquels il s'était engagé à écrire à l'association tous les 17 du mois.

La lettre que nous présentons montre l'attachement de Saïd Hajji à l'association "Alwidad" et à ses réglements ainsi que sa volonté de veiller à la poursuite des activités de ses cellules. Elle nous éclaire sur ce que pensaient ses membres des pouvoirs publics et nous donne une idée sur les méthodes auxquelles ils avaient recours pour exposer leurs opinions et imposer leurs prises de position en cas de besoin. C'est ainsi que nous le voyons prodiguer ses conseils au président de l'association No 75 - Mohammed Chemao - en lui rappelant d'être prudent pour ne pas permettre au contrôleur civil de connaître leurs intentions et leurs objectifs et lui donner ainsi l'occasion de sévir contre leur association qui n'en était encore qu'à ses débuts.

Les lettres de Saïd Hajji que nous a communiquées Haj Mohammed Chemao, l'ancien président de l'association "Alwidad" lèvent le voile sur la vision qu'avait l'un des pionniers du journalisme marocain sur le rôle de la presse. Elles nous renseignent aussi sur les orientations qu'il dispensait à ses camarades membres de l'association. Ces éléments, ajoutés à ses écrits ultérieurs et aux lettres qu'il échangeait avec les étudiants marocains en Europe et au Moyen-Orient constituent, pour la recherche des origines de la renaissance contemporaine de ce pays des archives de référence d'une très grande valeur historique. C'est la raison pour laquelle nous lançons un appel à tous ceux qui seraient dépositaires de ce type de documents d'en assurer la publication avant qu'ils ne disparaissent avec l'oeuvre inexorable du temps.