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Almaghrib - No spécial à l'occasion de la commémoration du 1er anniversaire de la disparition de Saïd Hajji - 6ème année - No 1189 - 11 mars 1943

Répondant à l'appel de la famille du journal "Almaghrib" de participer à la cérémonie de célébration du premier anniversaire de la disparition de Saïd Hajji par l'évocation de l'un des aspects de sa vie, qui était toute entière marquée par une activité intense et jalonnée de souvenirs peu communs, nous faisons revivre de nouveau aujourd'hui la mémoire du défunt, dont la disparition est une perte pour la jeunesse, et dont la commémoration mérite d'être constamment renouvelée.

Le savant est voué à la vie éternelle;
Ses membres ne craignent guère le courroux du ciel.
L'ignorant est un mort qui se promène sur terre;
Parmi tous les vivants, il est cendre et poussière.

Le regretté Saïd avait une personnalité hors du commun dans tout ce qu'il entreprenait, dans sa jeunesse active comme pendant la période scolaire au cours de laquelle il a pu parfaire son éducation et acquérir des connaissances approfondies dans plusieurs domaines du savoir, dans la lutte qu'il a menée dans la vie avec ses hauts et ses bas comme dans sa haute moralité et sa docilité de caractère, dans ses voyages et ses dépaysements comme dans l'amitié qu'il portait aux gens et que les gens lui rendaient en retour, dans sa fréquentation des couches sociales les plus variées sur le plan des comportements, des objectifs, des connaissances et des religions.

On le voyait, parmi les jeunes, débordant de jeunesse, plein de talent, le visage riant. Il ne s'arrêtait jamais dans ses recherches, portant la contradiction à ses interlocuteurs, profitant de leurs opinions et les faisant profiter de ses conceptions de l'existence et de la lutte qu'il faut mener dans la vie pour y mériter sa place au soleil. Il incitait ses collaborateurs à se raidir dans les épreuves pour atteindre les buts qu'ils se sont fixés, et à faire tout ce ce qu'il est humainement possible de faire comme effort intellectuel et matériel, sans qu'aucun obstacle ni aucune difficulté ne les en dissuadent, quelle que soit la force de résistance que l'un et l'autre puissent opposer à leur effort. Il suffit d'ouvrir ses revues et ses journaux pour se rendre compte du nombre d'études, d'enseignements utiles et de propos qu'il y a développés.

On le voyait, parmi les adultes, débordant de maturité, fort d'une solide expérience de la vie, en pleine possession de ses moyens, d'une grande fermeté de coeur. Il était l'exemple de la ténacité et de la patience, s'engageait dans les domaines d'activités où il voyait une certaine utilité, défendait ses principes oralement et par écrit, argumentait avec preuves à l'appui, et ne se montrait conciliant qu'à l'égard de celui qui se rangeait à ses opinions, et s'engageait dans la ligne de conduite qu'il s'est tracée oeuvrant en permanence en faveur de l'intérêt général et de la vie productive et se fixant comme objectif l'amélioration de la situation intellectuelle, morale et matérielle de la nation. Ses journaux abondent dans cette perspective.

On le voyait, parmi les vieux, vieux comme eux, grave, calme, imperturbable, s'enquérant des évènements du passé et du présent avec courtoisie et politesse, exprimant ses opinions d'une manière pondérée, cherchant à éclaircir certains points obscurs ou qu'il n'arrivait pas à comprendre, à se renseigner sur certains anciens us et coutumes ou à se faire préciser quelques faits historiques d'une singulière rareté. Il s'engageait dans des débats contradictoires en étayant ses opinions avec les données les plus récentes de la recherche jusqu'à ce qu'il réussisse à convaincre ses interlocuteurs du bien-fondé de ses arguments et à leur démontrer que les opinions qu'il exposait étaient fondées sur des bases exactes et sérieuses.

Que de fois il a reproché aux propriétaires de bibliothèques privées d'être avares des documents en leur possession en en empêchant l'exploitation par les chercheurs intéressés par la matière qu'elles renferment. Combien d'appels il leur a lancés pour adopter une attitude susceptible de faciliter l'accès aux trésors de manuscrits enfouis dans les rayons de ces bibliothèques, sans qu'ils ne se rendent compte de la valeur qu'ils représentent sur le plan de la recherche historique et dans bien d'autres domaines où le manque de disponibilités de documents de référence, voire d'oeuvres scientifiques ou littéraires réputées perdues, constitue un véritable handicap dans l'assemblage des matériaux de notre patrimoine dont la réévaluation doit conduire à une nouvelle écriture de notre passé historique, non pas sur la base d'une interprétation approximative et partielle des seuls documents disponibles, mais sur celle, plus productive, d'une recherche systématique des anciens manuscrits et des vieux documents perdus dans les archives privées. Certes, l'idée en elle-même est digne d'intérêt, mais elle est loin d'être facile à réaliser en raison des multiples inconvénients qu'elle présenterait pour les propriétaires de ces bibliothèques. Ecoutons ce qu'un ancien poète a écrit à ce propos:

Quand on demande aux gens un reste de poussière
Et qu'on leur tend la main, ils s'éloignent et se terrent

Saïd était mûr d'esprit. Il voyait dans toutes les choses une leçon à tirer et une matière à méditer. Il ne les regardait jamais comme des objets de détente et de distraction. Il dégageait du passé révolu une force et un exemple, et du temps présent un enseignement et une expérience. Il préparait l'avenir en soignant ses relations humaines et en planifiant des projets d'action. Il était l'homme de son temps qui envoyait ses connaissances et ses amis sur les traces du passé tout en leur confiant la responsabilité de gérer le présent avec clairvoyance et perspicacité. Il réservait pour l'avenir des paroles et des actions appelées à se perpétuer avec le temps qui dure car, quand bien même il a disparu physiquement, ses paroles et ses actions vivront et répondront de lui jusqu'à la fin des temps.Ceci est un aperçu de la vie spirituelle du regretté et un jet de lumière de son esprit éclairé. Il portait un immense intérêt au monde islamique qui était un objet constant de ses préoccupations, que ce fût pendant les heures de bureau, ou quand il était couché sur son lit ou était en train de marcher dans la rue. On eût dit un responsable politique qui naviguait dans les océans de l'existence, toujours à l'affût des nouveautés qu'il allait puiser dans leurs profondeurs, s'intéressait aux bonnes comme aux mauvaises nouvelles, aux choses utiles ou néfastes, aux difficultés de l'existence et à la vie de bien-être, au progrès et à la régression. On le voyait affligé dans les situations de crise et heureux après leur dénouement.

Il faut le voir sur le mont "Arafat" l'année où il a accompli son devoir de pélerinage à la Mecque, s'ouvrant aux pélerins orientaux, s'asseyant à côté du vénérable Javanais, musulman de son état, pour se renseigner sur la situation de ses coreligionnaires dans l'Ile de Java sous occupation hollandaise, et sur leur façon de vivre. Il s'intéressait en particulier à la question de savoir s'ils peuvent pratiquer librement leur religion et s'ils se sentent en sécurité dans leur personne et leurs biens. Puis, c'est au tour de notre Javanais de s'enquérir sur la situation des musulmans du Maroc; et ainsi s'établit sur le mont "Arafat" un lien de fraternité entre les ressortissants des pays du monde musulman, dans un climat de sérénité, de pureté de coeur, de joie et de bien-être, un climat à nul autre pareil dans la vie et qui n'advient que sur ce mont sacré où l'on oublie son propre pays pour se remplir le coeur avec la majesté et la magnificence divines.

Il faut voir Saïd rejoindre un autre pélerin venu de Russie, s'enquérant auprès de lui et d'autres musulmans originaires de différents pays de leur situation et recueillant des uns et des autres des récits très intéressants. Puis, il retourne au Maroc, abondamment pourvu d'informations, l'esprit plein de tout ce qu'il a pu emmagasiner comme récits et commentaires. C'est alors qu'il faut voir comment sa personnalité s'est épanouie intellectuellement et spirituellement, comment il est devenu le modèle de la noblesse de caractère et de la grandeur d'âme. Il a ainsi pu ajouter au vaste champ de ses connaissances et de sa haute culture une idéalisation des valeurs morales et une tendance à se référer à l'expérience générale acquise au cours de ses multiples périples à l'est et à l'ouest, dans les contrées proches et lointaines, ce qui lui a permis de maîtriser les situations les plus difficiles et de les surmonter grâce aux leçons qu'il tirait de ses expériences successives. Il lui suffisait, pour avoir l'âme fière, de reposer au mausolée de ses ancêtres, de s'abreuver aux sources de la miséricorde et de se baigner dans le monde de la lumière édénique, pendant que les actions qu'il a initiées continuent de se développer comme de son vivant. Il partageait les idées des grands sociologues musulmans qui prévoyaient pour l'Islam une renaissance scientifique et littéraire à même de préserver son identité et perpétuer son message à travers les âges. Au demeurant, l'homme était un signe parmi les signes explicites de Dieu. Il était d'une grande érudition et maîtrisait les questions sociales grâce à un esprit éclairé et une intelligence hors pair dont il était doué pendant le peu de temps qui lui a été donné de vivre, avant de quitter ce monde périssable pour la vie éternelle de l'au-delà.

"Tout ce qui est sur terre est voué à s'éteindre"
(Le Coran, sourate LIII l'étoile)
"Que tout doit aboutir à Dieu,
quel bienfait de votre Seigneur
oserez-vous méconnaître?"
(Le Coran, sourate LV le Tout-Clément)

(Le Coran, essai d'interprétation, Sadok Mazigh, Editions du Jaguar)

Mohammed Doukkali, historien.