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Almaghrib - No spécial à l'occasion du 1er anniversaire de la disparition de Saïd Hajji - 6ème année - No 1189 - 11 mars 1943

Il est vain de croire maîtriser les points forts d'un autodidacte, d'en sonder toutes les intentions et de prétendre en éclairer tous les traits distinctifs, quand on n'a pas une image claire et précise de ses multiples facettes pour en réunir les composantes, relier les différents éléments les uns aux autres et s'évertuer à chercher parmi les influences extérieures celles qui ont exercé le plus grand impact sur la formation de sa personnalité et l'ont marqué du sceau de l'indépendance et de l'individualisme.

L'humanité n'est autre qu'un miroir qui reflète ces influences. Si on a une personnalité forte de nature, on pourra en tirer un très grand profit et se démarquer par rapport à ses semblables. Dans le cas inverse, elle sera balayée par ces influences comme la surface d'une eau stagnante que la brise remue sans y laisser de trace visible. Parmi ces influences, certaines revêtent un caractère social, d'autres intellectuel, d'autres encore un mélange des deux. Elles se concrétisent dans le milieu familial étroit, puis dans le vaste environnement social et dans le climat intellectuel et culturel dans lequel certains d'entre nous s'engagent et trouvent leur bonheur, et enfin dans les voyages, les aventures et ainsi de suite.

Saïd Hajji, dont les plumes rivalisent aujourd'hui à citer les mérites et énumérer les qualités, qui sont unanimes à louer les activités et la fermeté dont il faisait preuve dans la direction de ses entreprises, risquera de voir marginaliser ses droits si nous n'essayons pas de chercher la source à partir de laquelle toutes ces qualités se sont ramifiées. Seul peut toucher du doigt la réalité objective et être en mesure de percer le secret des caractéristiques qui le distinguaient celui qui l'a fréquenté pendant plusieurs années et avec lequel il était lié par des liens d'amitié, de travail ou des deux à la fois.

Les liens d'amitié sont souvent à l'origine d'une activité fructueuse dans notre pays, parce que nous n'avons pas encore atteint le stade de la maturité intellectuelle pour pouvoir faire abstraction de nos sentiments et surmonter toutes les impulsions en ne voyant le vis-à-vis que comme un vis-à-vis et le travail à accomplir comme une fin en soi. Saïd était un travailleur au vrai sens du terme et ajoutait à son dynamisme un accent de sincérité et de franchise qu'il considérait comme une condition de l'amitié.

Saïd était un penseur profond et un journaliste hors pair. Il était un véritable bréviaire de connaissances et disposait d'une culture très étendue. Il était aussi, à côté de tout ceci, un jeune sur lequel on pouvait compter pour faire progresser le pays. Mais toute cette culture ne représentait même pas une partie du dixième de l'éducation qu'il a reçue et qu'il considérait à ses yeux comme étant l'essentiel dont on pouvait se prévaloir, et sur lequel il a bâti toute son activité et orienté toutes les démarches qu'il était appelé à effectuer au courant de sa vie. C'est son éducation qui lui a permis d'occuper le poste qu'il a laissé vacant après sa disparition, et qui a fait que ses amis et ses compagnons ne tarissent pas d'éloges à son égard.

L'éducation qui lui a ouvert l'accès aux voies les plus difficiles et l'a aidé à surmonter toutes les difficultés, est un don naturel qu'il ne devait à personne. Ce n'est pas le milieu dans lequel il a grandi qui l'a éduqué; ce ne sont pas non plus ses amis intimes qui ont eu un quelconque ascendant sur sa formation; ce n'est pas davantage son voyage à l'étranger pour parfaire sa culture qui a exercé une influence décisive sur son caractère. Il devait sa formation à un effort qu'il a fait à titre personnel et s'y est exercé jusqu'à ce qu'il ait obtenu la meilleure éducation à laquelle pouvaient rêver les jeunes de son âge.

Certes, nous ne nions pas que son périple à l'étranger l'a marqué de son empreinte et qu'il lui a permis sans aucun doute d'élargir le champ de ses connaissances et d'être plus clairvoyant, mais il ne lui a pas fait acquérir cette chose précieuse entre toutes qui, si elle venait à faire défaut, rendrait la vie impossible et ne permettrait pas d'atteindre le but qu'on s'y est fixé.

L'éducation - ou l'effort sur soi-même - est un besoin pressant. Le moi conscient dispose d'un pouvoir immense. Lorsqu'on lui résiste, le combat est à même de durer longtemps. Il risquera de ne pas se terminer de sitôt et pourra se poursuivre jusqu'à la fin de la vie sur terre. Mais, on se réveille chaque jour muni de forces nouvelles, persuadé que la victoire est à portée de la main, ce qui permet de surmonter toutes les difficultés, comme le dirait Gandhi. Effectivement, Saïd a réussi à dompter toutes les difficultés. Il a refoulé la fougue de ses sentiments; il a su dominer ses instincts et les a soumis au pouvoir de l'esprit. Puis, après avoir réfléchi sur son état d'âme, il a mis au grand jour ses aspects cachés et découvert les qualités innées dont Dieu lui a fait don.

Il a affronté la vie, confiant en lui-même, comptant sur cette confiance et sûr de réussir. Les voies du succès se sont ouvertes devant lui, ses horizons se sont élargis; il est venu à bout de tous les obstacles qui se dressaient sur son chemin. Je ne saurais dire combien de temps il a consacré à cet effort. Tout ce que je sais est qu'il a commencé très tôt, et qu'en son jeune âge il arborait le savoir-faire des hommes adultes. Il pensait aux projets productifs et en jetait les bases. Il a ainsi pu atteindre à une maturité d'esprit des années avant d'aller en Europe et au Moyen Orient.

Il m'a raconté une anecdote que je voudrais livrer aux lecteurs: "J'étais sur le point de partir en voyage pour l'Egypte", m'a-t-il dit, "et j'ai remarqué que j'avais égaré quelque chose - je ne sais plus ce que c'était - mon père s'en est rendu compte et m'a dit avec un air de reproche: si tu perds tes affaires pendant que tu es encore ici, qu'adviendra-t-il de toi quand tu seras loin en pays étranger? - Cette réprimande a eu un effet terrible sur moi; je l'ai eue toujours présente à l'esprit, si bien qu'il ne m'est jamais plus arrivé de perdre quoi que ce soit de mes affaires".

Il n'appréciait pas chez certaines de ses connaissances l'esprit désordonné et le laisser-aller qu'il remarquait dans leur conduite. Il les apostrophait assez vertement en leur disant: " Vous avez le choix entre deux directions, ou bien vous vous comportez comme des bêtes, et nous n'exigerons de vous ni ordre ni ponctualité, ou bien vous voulez être des gens normaux et, dans ce cas, vous devez vous discipliner et mener une vie plus ordonnée". Il invitait souvent ses amis à procéder à une autoanalyse de leurs insuffisances et de leurs défauts afin d'en prendre conscience et de chercher à les éradiquer de leur comportement. Il ne fait aucun doute que l'éducation de Saïd a largement contribué à asseoir son autorité dans la profession journalistique. C'est à partir du choix de l'orientation qu'il a prise que se sont ramifiées toutes les qualités qui le distinguaient, à savoir une volonté à toute épreuve, une activité permanente, un esprit constamment en éveil et un comportement exemplaire avec tous ceux qu'il connaissait de près ou de loin, quel que soit leur caractère.

Kacem Zhiri