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Monsieur le président, mesdames, messieurs,

Les circonstances ont voulu que la table ronde sur le mouvement nationaliste à Salé organisée par l'association du Bouregreg avec la collaboration de l'Institut Universitaire de la Recherche Scientifique coïncide avec la parution de cette nouvelle publication sur Saïd Hajji, dont nous célébrons cette année le soixantième anniversaire de sa disparition.

Il est à espérer que cet ouvrage aura les faveurs de ceux qui ont à coeur de ressussiter le passé fertile en actes de bravoure de cette ville, qui a toujours été considérée comme un haut lieu de la résistance aux convoitises étrangères, et qui a su rendre gloire à ses vaillants défenseurs de la patrie.

Permettez-moi de présenter au président fondateur de l'association du Bouregreg ainsi qu'à ses cadres responsables et à tous ses membres actifs, mes plus vives félicitations, et leur faire part de la très grande estime que j'ai pour les éminentes activités qu'ils déploient individuellement et collectivement dans l'intérêt de notre vieille cité.

Je voudrais également leur exprimer les remerciements les plus chaleureux pour m'avoir offert une précieuse opportunité, à l'occasion de ce colloque sur le Mouvement National à Salé, de rappeler le rôle joué par Saïd Hajji dans le cadre de ce mouvement pendant les années trente du siècle écoulé.

Au nom de la famille du regretté Saïd, que représente ici l'oncle Abdelkrim, cette autre figure de proue du Mouvement National, il nous est agréable de savoir gré à leur ami commun Abou Bakr Kadiri pour les paroles châtiées et émouvantes qu'il a eues à l'égard de ses deux compagnons de lutte, qui ont été parmi les premiers à oeuvrer pour faire triompher l'idée nationaliste, dans son exposé de la séance d'ouverture.

Mon intervention va évoluer autour de trois axes principaux:

  • Le premier axe mettra en exergue l'objectif que j'ai cherché à atteindre en publiant cet ouvrage sur Saïd Hajji.

  • Le second axe me permettra de passer en revue les principales étapes de la vie militante du disparu.

  • Dans le troisième axe, je me propose d'étudier les mobiles qui ont poussé Saïd en 1937 à entreprendre un certain nombre de démarches pour sortir de la crise qui a résulté de l'arrestation des dirigeants du Parti National auquel il était affilié.

Le premier axe me fournit l'occasion de vous entretenir de cet ouvrage que j'ai intitulé "Saïd Hajji - Naissance de la presse nationale marocaine d'expression arabe", et dont l'objet s'inscrit, par un heureux concours de circonstances, au coeur de la thématique de la présente table ronde, puisqu'il nous ramène à la troisième décade du vingtième siècle, qui a vu naître le Mouvement National après le déclenchement par cette ville de l'action de protestation contre le dahir berbère au début des années trente. Vous savez tous que le Mouvement National s'est transformé en un Comité d'Action Nationale, puis en un Parti National à la suite de la scission ayant donné naissance à un Mouvement Nationaliste autonome appelé "Haraka Qawmiya".

Cet ouvrage, quand bien même il n'a pu voir le jour que 60 ans après la mort de Saïd Hajji, vise avant tout à faire revivre la mémoire d'un homme qui nous a quittés à la fleur de l'âge, et dont la disparition a été considérée comme une perte irrémédiable pour le Maroc et pour la jeunesse. Il tend ainsi à faire connaître davantage aux générations présentes le rôle que le défunt a joué sur le double plan politique et culturel.

Les jeunes de la génération actuelle, qui n'ont pas eu le privilège de participer à la lutte menée par leurs aînés pour recouvrer la dignité de la nation marocaine, qui était entièrement bafouée pendant l'ère du protectorat, ont tout lieu de s'interroger sur ce qu'était Saïd Hajji et de se poser des questions sur l'objectif d'un livre qui nous ramène à une époque rèvolue et tombée dans l'oubli même chez ceux, parmi les amis et les compagnons de route du disparu, qui ont pris l'engagement de "conserver de lui un souvenir renouvelé dans leur mémoire, et de revivifier à chaque occasion ses pensées, son activité, ses actions et ses paroles".

Il est vrai qu'en 1979, une étude biographique sur Saïd Hajji a été publiée grâce aux efforts du grand patriote Abou Bakr Kadiri, qui a mis à profit ses archives personnelles ainsi que les documents mis à sa disposition par la famille du défunt pour mener à bien la tâche qu'il s'est proposé d'accomplir.

Cette édition a été suivie d'un second tome paru en 1982, entièrement consacré à un choix d'articles et de divers écrits. Ces deux tomes étaient pratiquement les seuls ouvrages de référence qui donnent un aperçu global sur la vie de Saïd et ses activités littéraires, politiques et journalistiques.

Nous devons également citer les poèmes et les panégyriques prononcés à l'occasion des cérémonies commémoratives ainsi que les élégies composées de temps à autre en mémoire du disparu par ceux qui l'avaient connu de près et ont pu voir en lui un des pionniers de la presse nationale libre, qui ont consacré leur vie à lutter pour recouvrer les droits spoliés de leur pays et élever son niveau matériel et moral, tels que Kacem Zhiri, ami intime de Saïd et dépositaire de toutes ses confidences, qui a eu le mérite de le seconder dans la direction du quotidien "Almaghrib" et de son supplément littéraire, avant de lui succéder dans cette tâche après sa disparition.

Qu'il me soit aussi permis de faire mention de quelques articles et études qui ont été publiés de temps en temps par la presse nationale. Je citerai en particulier l'étude bien documentée réalisée par Abdessamad Al Achab sous le titre "Etudes sur la presse nationale au Maroc" qu'il a fait publier sur 6 ou 7 numéros du quotidien "Al Alam", ainsi que l'article que Baâmrani a fait paraître dans "Al Ittihad Al Ichtiraki" sous le titre "Pas d'avenir sans mémoire".

Tels sont les éléments de référence auxquels il convient d'ajouter ce que nous avons réussi à rassembler comme échanges de correspondances et divers articles dont nous avons pu compléter les parties manquantes en recoupant les archives de "la Bibliothèque Nationale" à Rabat avec celles d'autres institutions privées telle que "l'Institution Abdallah Guennoun" à Tanger qui m'a été d'un grand secours dans la collecte des matériaux sans lesquels il m'eût été très difficile de mener à bien le travail de recherche auquel je me suis livré.

Ceci étant, et après que des années se soient écoulées et que les plumes se soient tues, j'ai saisi l'occasion du soixantenaire de la disparition du regretté Saïd pour faire paraître ce livre dont j'espère qu'il éveillera la mémoire collective qui semble s'évanouir avec l'écoulement des années et la succession des décades.Mon souhait le plus cher est que cette nouvelle publication puisse permettre aux jeunes de l'actuelle génération de s'informer sur ce que leurs prédécesseurs ont réalisé comme bonnes oeuvres et fourni à la nation comme services éminents.

Le présent ouvrage donne un aperçu sur la vie de Saïd Hajji; Il aborde dans sa première partie quelques uns de ses écrits littéraires, un choix de ses articles de presse, ainsi que quelques échanges de lettres que nous avons réussi à regrouper. La seconde partie comprend une partie importante de ce qui a été dit et écrit à son sujet après qu'il nous ait quittés pour l'autre monde.

Nous avons tenu à publier les deux parties dans un même volume pour faciliter le travail de recherche et ce, à la demande de la famille du défunt qui souhaite ainsi que ce document retrace un évènement commémorable, de nature à perpétuer la mémoire de l'un de ses fils qui était le premier à avoir mis sa langue et sa plume au service de la lutte pour les libertés publiques, et en particulier pour la liberté de presse, et n'a ménagé aucun effort pour asseoir la renaissance culturelle sur des fondements solides et diffuser les idées réformatrices à travers le pays.

Le lecteur remarquera comment s'est formée la personnalité du défunt. Saïd Hajji paraît, à l'évidence, comme le fruit de son époque, mûri d'une part par l'action exercée par le milieu familial sur sa formation morale et patriotique, et d'autre part par la situation politique, économique et sociale que traversait le Maroc et qu'il observait dans les moindres détails.

Cet ouvrage, publié à l'étranger et devant arriver très prochainement au Maroc, sera, à n'en point douter, un instrument entre les mains de tous ceux qui seraient intéressés par l'étude des causes matérielles et morales ayant contribué à sa formation et à son épanouissement. Sinon, il lui serait pour le moins difficile de déceler ce qu'il renferme de sensations et d'émotions, de sentiments et de mouvements de révolte.

Mesdames, messieurs,

Le second axe que j'ai annoncé au début de cet exposé va me fournir l'occasion de survoler les grandes étapes de la vie militante de Saïd.

Soixante ans se sont écoulés depuis qu'il a rejoint le voisinage de Dieu, à un âge qui frisait à peine la trentaine. Depuis sa plus tendre enfance, l'amour de la patrie a trouvé chez lui des dispositions naturelles pour prendre racine dans sa conscience. Il clamait haut et fort ses appels au sacrifice pour la défense de la patrie et la restauration de la liberté.

Son père, Ahmed ben Harti Hajji, fin psychologue et éducateur averti observait les aptitudes de son enfant dans tout ce qu'il entreprenait comme activités, et avait le pressentiment que ce blé en herbe était en train de mûrir et que le temps de la moisson n'allait pas tarder à venir. Il lui permettait d'assister aux réceptions auxquelles il conviait les notabilités de la classe cultivée.

Ces réunions lui offraient la possibilité de suivre des discussions à bâtons rompus. Il prenait plaisir à écouter les commentaires des uns et des autres, si bien qu'on disait de lui dans ce milieu de personnes âgées qu'il était "un jeune parmi les adultes" pendant que les amis de son âge renversaient la formule et le qualifiaient d'"adulte parmi les jeunes", en raison de la largeur d'esprit et de la pondération dans la réflexion qui le caractérisaient et se trouvaient rarement réunies dans la jeunesse de sa génération.

Saïd voyait en son frère aîné Abderrahman un exemple à suivre en raison du haut niveau de sa formation politique, qui lui a valu d'être appelé "Zaghloul du Maroc". Parmi les évènements qui sont restés gravés dans sa mémoire, il se rappellera toujours cette manifestation que son grand frère a initiée en 1919, soit 7 années seulement après l'entrée en vigueur du Traité du protectorat, appelant la population à y prendre part pour exprimer sa solidarité avec l'ancien pacha de Salé, qui a été exilé de la ville, pour s'être opposé à un impôt frappant les petits commerçants et les artisans nouvellement introduit par la puissance coloniale.

Cette manifestation, la première qui ait été organisée pendant la période du protectorat, a valu à son instigateur d'être arrêté et conduit manu militari en prison où il a purgé une peine d'emprisonnement de deux semaines fermes.

Lorsque la guerre du Rif a éclaté en l921, alors que son âge ne dépassait pas les 9 ans, il a redoublé d'admiration pour son frère aîné en le voyant soutenir ouvertement le chef rifain, Abdelkrim Khattabi. Voici ce qu'a écrit à ce sujet l'historien Mohammed Zniber: "Nous le voyons montrer une sympathie extrême pour la révolution rifaine. Il entretenait avec ses principaux dirigeants un échange suivi de correspondance. Abdelkrim lui a écrit ou fait écrire une lettre d'encouragement, ce qui l'a amené à penser sérieusement à la meilleure manière de concrétiser son soutien à la guerre de libération engagée dans les montagnes du Rif. Il disait, en parlant de son propre domicile: Cette grande maison peut être aménagée en dispensaire pour soigner les blessés, la maison attenante pourra servir de centre de recrutement des volontaires ..."

Saïd avait à peine 14 ans lorsque la guerre du Rif a pris fin avec la défaite d'Abdelkrim. Le tragique dénouement de l'épopée rifaine a été décrit dans un poème qui a fait vibrer sa fibre patriotique, lorsqu'il a vu comment son frère s'étonnait de la reddition du héros du Rif, qui passait pour invincible, et terminait son poème par ces vers qui témoignaient de la totale adhésion du peuple marocain à la cause pour laquelle la révolution rifaine combattait les puissances européennes coalisées contre elle:

Tous les partis t'ont soutenu de leur plein gré
Barrant la route aux renégats, aux imposteurs.
Chaque tribu est venue du fin fond des prés
Ordonnée telle une troupe te rendant les honneurs
Dans la tourmente, sous ta conduite éclairée
Elle préfère le trépas au morne déshonneur

En 1928, ayant atteint l'âge de 16 ans, Saïd a créé une amicale à laquelle ont adhéré, outre son frère Abdelkrim, le regretté Mohammed Hassar, Abou Bakr Kadiri, Haj Ahmed Maâninou et Mohammed Chmaou. Cette amicale visait, parmi les principaux objectifs qu'elle s'était fixés dans son programme de recourir aux moyens susceptibles de susciter une prise de conscience au sein de la jeunesse,des professions libérales, de la classe laborieuse et du corps social en général. Il est intéressant de signaler que cette amicale a fait paraître une série de journaux, tous manuscrits, dont la direction était confiée à Saïd. Ces journaux sont: "Alwidad" qui paraissait toutes les semaines, "Alwidad mensuel" qui paraissait en 24 pages, "l'école" hebdomadaire, "Al watan" où il exposait les questions relatives à la jeunesse et au mouvement culturel, et enfin une "revue illustrée " avec les photos de la semaine qui présentaient un intérêt politique, culturel ou artistique.

Lorsque le Club littéraire de Salé a été créé, Saïd y a trouvé une tribune idéale pour éveiller les somnolents et stimuler les ardeurs. Il a choisi la conférence littéraire comme outil de prise de conscience. Une de ses causeries a porté sur "la renaissance littéraire arabe" où il a insisté sur la nécessité de créer un climat de compétition entre les Etats arabes dans le domaine littéraire et culturel. D'autres exposés ont été orientés vers les problèmes de société, parmi lesquels il convient de citer une intéressante causerie sous le titre: "Le Maroc vu par l'Orient Arabe" où il a fustigé l'image déformée du Marocain aux yeux des Arabes.

En 1930, Saïd se préparait à partir en compagnie de son frère Abdelkrim pour le Moyen-Orient où ils comptaient poursuivre leurs études à l'Institut Islamique de Naplouse. Mais leur intervention dans la question berbère et le rôle de premier plan qu'ils y ont joué, ont eu pour conséquence qu'une mesure d'interdiction de quitter le territoire national a été prise contre eux. Cette mesure n'a été levée qu'à la fin du mois de novembre de cette même année. Quel est donc le crime qui leur est reproché pour qu'ils soient assignés à résidence pendant toute cette période?

Lorsque Abdellatif Sbihi, qui travaillait au Département des Etudes et de la Documentation juridiques de la Direction des Affaires Chérifiennes a pris connaissance du projet du dahir berbère, il a aussitôt rejoint un groupe de jeunes à Salé pour les informer du plan infernal mis au point par les Autorités du Protectorat, tendant à créer une scission entre les nationaux d'origine arabe et leurs compatriotes d'origine berbère. Ce plan interdisait à l'élément berbère d'apprendre la langue arabe et de recourir aux juridictions islamiques afin de le soumettre de nouveau au droit coutumier qui avait cours dans les tribus berbères avant l'arrivée de l'Islam.

C'est alors qu'Abdelkrim Hajji a pris l'initiative d'organiser une manifestation de protestation dont je tiens les détails du récit que m'en a fait l'intéressé lui-même. L'idée qui a germé dans son esprit visait à mobiliser la population de Salé pour invoquer le secours de Dieu afin de nous débarrasser de cette calamité qui s'est abattue sur nous depuis la proclamation du dahir précité.

Il a pris son bâton de pélerin et s'est mis à arpenter les rues de la ville, se déplaçant d'une école coranique à une autre et d'une mosquée à l'autre pour inviter les imams à prononcer la prière du "latif" en leur expliquant que l'Islam était en danger et qu'il fallait implorer Dieu de nous préserver de la catastrophe qui menaçait notre unité nationale et religieuse.

Puis, il s'est mis à inviter le public des fidèles à se rendre nombreux à la grande mosquée de Salé à la prochaine prière du vendredi. Les imams contactés par Abdelkrim ont tous répondu à son appel en faisant prononcer la prière du "latif" par les élèves de toutes les écoles coraniques; et lorsque vint le vendredi, la grande mosquée était archicomble et la prière a été dite et reprise à l'unisson dans une atmosphère exaltée.

L'Imam Bensaïd et les frères Hajji ont été convoqués chez le contrôleur civil, et la nouvelle de leur interrogatoire s'est vite propagée dans les quatre coins de la ville où le dahir du 16 mai est devenu l'unique objet de préoccupation du public. Les uns commençaient à encourager les autres à se rendre tous les vendredis à la grande mosquée pour réciter la prière du "latif". Exacerbé, le contrôleur civil a alors demandé au pacha de la ville de procéder à l'arrestation des fauteurs de troubles. Et c'est ainsi que Saïd et Abdelkrim Hajji ont été arrêtés et conduits en prison en compagnie de Mohammed Hassar, Mohammed Chmaou, Abdelkrim Sabounji et Abdeslam Aouad.

Il est réjouissant de constater que cette ville modeste a été la première des villes du Maroc a avoir déclenché ce mouvement qui a donné naissance à une véritable prise de conscience politique, non seulement au niveau local, mais à l'échelon national, puisque l'action qu'elle a initiée a été reprise dans les mêmes conditions dans les mosquées de toutes les grandes villes et que le mouvement de protestation n'a pas tardé à gagner le monde arabe et islamique, grâce aux efforts déployés par les frères Hajji et les autres membres de la mission estudiantine marocaine au Moyen-Orient, stigmatisant la politique coloniale que les Autorités du Protectorat imposaient à notre pays.

Il est du devoir de tous ceux qui s'intéressent à l'histoire du Mouvement National dans ce pays d'éviter d'analyser les évènements de manière partiale et de procéder à une évaluation de ces évènements de façon à rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Il est donc indispensable de mettre l'accent sur certains faits qui doivent être pris en considération dans l'écriture de notre histoire contemporaine pour rendre justice à chacun selon ses mérites et sa contribution effective à la cause nationale.

Dans cet ordre d'idées, on peut considérer Abdelkrim Hajji comme l'âme du mouvement, grâce à l'initiative courageuse qu'il a prise en faisant prendre conscience aux masses populaires des méfaits du colonialisme aveugle et ses véritables intentions. Abdelkrim a trouvé en son jeune frère Saïd le bras droit pour mener à bien l'action de protestation qu'il a initiée. Ceci suffit pour que leurs noms soient inscrits au livre d'or du nationalisme marocain, d'autant plus que c'est précisément cette résistance au dahir berbère qui était à l'origine de la naissance du Mouvement National au Maroc.

La commémoration chaque année de la lutte menée contre le dahir du 16 mai 1930 a été marquée par des réunions périodiques. Les frères Hajji profitaient des vacances d'été pour participer activement à ces réunions qui ont fini par devenir hebdomadaires, et dont le résultat s'est concrétisé en 1932 par la pose de la première pierre de l'édifice d'un Mouvement National organisé et l'adoption d'un pacte qui a permis d'organiser les programmes d'action et d'arrêter les moyens à mettre en oeuvre pour atteindre les objectifs fixés.

Pendant qu'il se trouvait à Damas, Saïd a été informé du projet qu'un jeune patriote de Salé, Mohammed Hassar, venait de soumettre à l'équipe dirigeante du Mouvement National de mise au point d'un programme général regroupant l'ensemble des doléances du peuple marocain.

A son retour au Maroc au début de l'été 1933, il lui a été proposé de se joindre à un comité restreint comprenant Mohammed Elyazidi, Haj Omar ben Abdeljalil et Haj Hassan Bouâyad pour élaborer un projet de cahier de revendications. Les réunions ont duré 40 jours dans le secret le plus absolu, se sont achevées avec la fin de l'été et n'ont été reprises qu'après les évènements de mai 1934.

Voici, du reste, ce qu'a écrit Abou Bakr Kadiri dans ses mémoires au sujet du Plan de Réformes qui a donné lieu à beaucoup de commentaires erronés, notamment en ce qui concerne la paternité du document:

"En vérité, toutes les actions entreprises dans le secret, et dont seuls quelques uns sont au courant, écrit Abou Bakr Kadiri, finissent par être colportées dans des versions qui n'ont rien à voir avec la réalité des faits, chacun s'en attribuant les mérites. Mais, par souci d'équité, nous ne devons léser personne dans son droit; et ce droit nous impose de ne pas renier les morts parmi nos frères de lutte, qui ont consenti d'immenses sacrifices pour la nation, et entrepris des actions pour lesquelles nous leur devons toute notre reconnaissance et ce, même si quelquefois les idées divergent et les orientations politiques prennent des directions différentes".

Et l'auteur des mémoires précitées d'ajouter:

"Je pense que ceux qui ont abordé ce sujet l'ont fait selon leur optique et ont omis de consigner certains faits historiques tels qu'ils se sont réellement déroulés. Mais, quelles que soient les circonstances, je me dois de rapporter ici les évènements tels que je les ai vécus ou tels que j'ai participé de près ou de loin à leur conception ou à leur réalisation".

Après avoir décrit les circonstances et exposé les raisons qui ont présidé à l'élaboration du cahier des revendications que le Comité d'Action Nationale a présenté aux Instances concernées, l'auteur des mémoires a expliqué comment et par qui il a été rédigé, stigmatisant les allégations selon lesquelles le document aurait été d'abord rédigé en français puis traduit en arabe, alors que c'est l'inverse qui s'est produit et avec presque deux mois d'intervalle entre les deux versions. Et Abou Bakr Kadiri de préciser:

"Les revendications ont été rédigées en arabe, et ensuite traduites en français. Je peux en témoigner car, si je n'ai pas contribué à leur élaboration, je suivais de près les débats auxquels elles ont donné lieu, et je lisais régulièrement les corrections et les révisions qui y ont été apportées".

Lorsque le Comité d'Action Nationale a fait l'objet d'une mesure d'interdiction, ses instances dirigeantes ont créé le Parti National. Mais cette création a été précédée d'une scission dans les rangs du nationalisme marocain à la suite de la décision prise par l'un de ses dirigeants, Mohammed ben Hassan Wazzani de contester l'élection de Allal El Fassi à la tête de la nouvelle formation politique en cours de création, et de regrouper ses sympathisants autour d'un mouvement nationaliste autonome qu'il se proposait de diriger sous le nom de "Haraka Qawmiya".

Saïd et le groupe des nationalistes de Salé avec à leur tête Abou Bakr Kadiri ont joué les bons offices en essayant de convaincre les deux parties de dépasser les susceptibilités personnelles afin de se présenter devant l'autorité coloniale avec un front fort et uni.

Malheureusement, ces efforts n'ont pas été couronnés de succès, si bien que Saïd n'avait plus d'autre choix que de se ranger d'un côté ou de l'autre; et il s'est finalement décidé de rester avec le groupe qui soutenait Allal El Fassi et a confirmé son adhésion au Parti National.

Le journal "Almaghrib", qui en était encore à ses toutes premières parutions, a été le premier à publier le communiqué annonçant la constitution de la nouvelle formation politique.

Au mois d'octobre 1937, le nouveau parti a tenu les assises de son premier congrès à Rabat sous la présidence d'Allal El Fassi, qui a prononcé à cette occasion un discours énergique dans lequel il a exposé la situation générale déplorable du pays.

Il a été relayé à la tribune par Saïd Hajji qui a pris la parole au nom de la branche de Salé faisant part à l'assistance de la grande fierté qu'il ressentait de voir le peuple marocain agir avec courage et détermination dans sa lutte pour la liberté.

"Ce à quoi nous faisons face aujourd'hui, a-t-il dit, est le prix que nous devons payer pour nos revendications".

Omar ben Abdeljalil est intervenu ensuite au nom de la branche de Casablanca. Puis, la parole a été donnée à Abou Bakr Kadiri qui a lu le texte d'un projet de pacte national soumis à l'approbation du congrès, mettant l'accent sur la liberté de presse et la liberté d'association, et conditionnant toute coopération avec le pouvoir en place à sa renonciation aux exactions et à l'étouffement des libertés. ainsi qu'à la mise en exécution des revendications urgentes.

J'en arrive maintenant au troisième axe qui se propose d'exposer les motifs qui ont incité Saïd à entreprendre un certain nombre de démarches pour sortir de la situation de crise que traversait le Parti National après l'arrestation et l'exil de ses dirigeants.

Après avoir présenté le texte du Pacte National qui venait d'être approuvé par le congrès du Parti à la Résidence de France à Rabat, la réaction de celle-ci ne s'est pas laissée attendre puisqu'aussitôt elle a ordonné l'arrestation du leader Allal El Fassi en compagnie de Mohammed Elyazidi, Mohammed Mekouar et Haj Omar ben Abdeljalil.

Saïd est resté isolé sur le champ de bataille, se demandant quel rôle lui incombait désormais et quelle stratégie adopter vis-à-vis des Autorités du Protectorat pour les amener à changer de politique et à élargir ses compagnons de lutte incarcérés ou exilés. En face du vide politique laissé par la campagne d'arrestations, Saïd s'est trouvé devant l'alternative suivante:

Ou bien respecter à la lettre le Pacte National qui stipule dans son article 7 que le dialogue avec le gouvernement ne doit être renoué qu'après qu'il ait renoncé définitivement à la politique d'oppression et d'étouffement des libertés et qu'il ait commencé à donner un début d'exécution au plan des réformes urgentes,

ou bien agir de façon à préparer un climat favorable à la réalisation des objectifs du Pacte National en ouvrant la porte du dialogue avec les autorités du protectorat sous réserve qu'elles changent la stratégie colonialiste qu'elles appliquaient à l'égard des membres du Parti National et reconnaissent la légitimité des revendications consignées dans le Plan de Réformes, avec en priorité les libertés publiques qui n'étaient pas reconnues au peuple marocain.

La première orientation allait conduire, sans l'ombre d'un doute, à la poursuite de la politique de répression et d'arbitraire. Les choses allaient rester en l'état, privant la nation de la participation de ses dirigeants incarcérés au processus de lutte pour la liberté, et laissant le Parti National les mains liées pour une période dont Dieu seul savait combien de temps elle allait durer, avant que l'Etat protecteur ne se montrât disposé à changer de tactique et à prendre les mesures nécessaires pour s'engager de lui-même dans la voie d'une politique d'ouverture, sachant qu'il n'avait devant lui aucun interlocuteur valable pour entâmer avec lui une approche de dialogue. Saïd estimait qu'une telle optique ne pouvait se concevoir que dans l'imaginaire et n'avait aucune chance de s'appliquer dans le monde du réel.

Reste le deuxième volet de l'alternative qualifié par Abou Bakr Kadiri de "virage dangereux". C'est précisément ce virage qui a été pris par Saïd, bravant tous les dangers auxquels il s'exposait, mais comptant sur la sagacité d'un esprit qui voyait loin.

Après une évaluation très précise de la situation politique, il a pris ses responsabilités en décidant de tirer profit d'une part du changement opéré par le résident général dans la pratique des persécutions qui lui a valu d'être la cible d'une très vaste campagne de publicité orchestrée dans les milieux politiques français contre lui et qui a failli lui coûter son poste, et d'autre part du différend qui l'a opposé à "la Direction des Affaires Indigènes", qui était pour le maintien de la politique de répression et incitait ceux qui cherchaient à nuire au Parti de passer à l'action afin d'exploiter en leur faveur la situation de tension qui règnait.

Lorsque Saïd s'est rendu compte que le général Noguès voulait trouver une solution à la crise, il a saisi toutes les données qui ont contribué à la création de ce climat de tension dans lequel le résident général se débattait, pour récolter les fruits de la campagne menée contre lui, pensant que le moment était opportun pour ouvrir la porte du dialogue avec l'administration coloniale, afin de faire profiter le Parti National de la dynamique imprimée à l'action extérieure par ses représentants à l'étranger, sous la houlette du grand patriote Ahmed Balafrej.

Les procès verbaux des réunions font état de la disposition de la partie française de donner un début d'exécution à un certain nombre d'objectifs parmi les doléances consignées dans le cahier des revendications. tels que la réforme des structures administratives, en particulier du secteur de l'enseignement, la réforme agricole qui prévoyait une distribution de lopins de terre aux paysans marocains ainsi qu'une protection plus efficace du régime de la propriété foncière, l'amélioration de la condition ouvrière dans le secteur industriel et artisanal, l'autorisation de constituer des groupements d'intérêt associatif et culturel, la levée de la censure exercée sur la presse nationale marocaine et l'élargissement des patriotes incarcérés ou exilés, afin de surmonter la crise et d'assainir définitivement la situation politique.

Saïd a pris soin de préciser que tous les points consignés dans les procès verbaux devaient être considérés comme des projets et il a tenu à se déplacer en Suisse pour les présenter à l'appréciation de l'un des principaux dirigeants résidant à l'étranger, en l'occurence Haj Ahmed Balafrej.

Il a été autorisé à se rendre à Genève pour lui rendre compte de tous les détails de ses entretiens avec le résident général. A son arrivée à Genève, il a trouvé Balafrej dans une clinique où il a dû subir une opération chirurgicale, et n'a donc pas pu l'entretenir de vive voix. Mais, il a pris contact avec l'émir Chakib Arsalane, qui était un ami commun de Saïd et du leader alité, en plus de son soutien inconditionnel à la cause marocaine qu'il défendait avec véhémence à travers le monde arabe et musulman, a eu avec lui un entretien de plus de quatre heures, et l'a prié d'informer Balafrej de l'objet de la mission pour laquelle il s'est rendu en Suisse, quitte à ce qu'à sa sortie de la clinique il lui fasse part de ses observations et de la décision qu'il jugera utile de prendre au sujet des entretiens de Rabat.

Balafrej n'a pas manqué d'engager avec Saïd une correspondance circonstanciée au sujet de ces entretiens, demandant des éclaircissements sur certains points et conseillant d'être vigilants et de rester sur la réserve au sujet d'autres points. Finalement, après un échange d'informations et une analyse détaillée des données soumises à son évaluation, Balafrej a approuvé la voie audacieuse dans laquelle Saïd s'est engagé sous sa responsabilité personnelle, et qui a eu pour résultat d'alléger, à coup sûr, les peines qu'enduraient les détenus politiques, contrairement à ce que d'aucuns ont écrit à ce sujet.

Comment est-ce possible de dire que Saïd s'est rendu à Genève pour justifier la position qu'il a prise - comme certains l'ont prétendu - alors que le Parti National, comme l'a fait remarquer le Dr Mohammed Zniber, a décidé de s'engager dans la même voie qui a été qualifiée par ailleurs de "résultat d'une réflexion pratique", en chargeant un comité composé d'Abou Bakr Kadiri, du Fqih Ghazi et de Saïd Hajji lui-même de prendre contact avec le Général Noguès afin d'ouvrir une nouvelle ère de dialogue entre l'Administration et les milieux natiionalistes.

Comme le poète Abderrahman Hajji, le frère aîné de Saïd, avait raison de dire:

A peine voient-ils surgir un noble bâtisseur
Que s'agitent derrière lui mille et un destructeurs

Sur ce thème précis, bien avant le poète précité, un poète ancien avait écrit:

Quand l'édifice va-t-il un jour se terminer
Si ce que tu construis est par d'autres ruiné?

Dors du sommeil du juste, Saïd, et sache que l'oeil de Dieu, qui ne dort jamais, veille sur toi. Puisse cette parole de sagesse exprimer un fond de pensée qui a toujours occupé ton esprit: "Il suffit, pour s'éduquer, de tirer profit de ses expériences, et de ne pas négliger les avertissements des vicissitudes du temps qui passe"

Abderraouf Hajji