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1925 - 1950

Une causerie sur la ville de Salé réveille de nombreux motifs de fierté en mon for intérieur, que le discours revête un caractère émotionnel ou qu'il soit empreint d'objectivité. Une causerie sur la ville de Salé est un retour sur moi-même qui m'amène à me livrer à une analyse introspective depuis que j'ai fait mienne la devise "l'amour de la patrie est un acte de foi" et que j'ai été fascinée par les poèmes d' "Ahmed Chawki" qui a écrit dans un de ses vers:

Si j'aspire à la vie éternelle loin de toi
Oh patrie! mon coeur m'en ôtera tous les droits

Partant de là, mon propos sera une partie de moi-même. Je vais ainsi parler de la ville qui m'a vue naître et où j'ai grandi, du milieu familial qui m'a élevée et de l'environnement intellectuel qui a contribué à mon éducation et m'a sevrée de son lait, m'inculquant l'amour de ma ville natale, la fidélité à mon lieu d'origine et la disponibilité de me mettre à son service à tout moment, qui m'a appris à chanter des hymnes de gloire à la mémoire de ses héros qui se sont distingués aux différentes phases de l'histoire du Maroc et à être fière de son rayonnement qui dispute la palme civilisationnelle aux villes les plus évoluées et les plus fréquemment présentes dans l'histoire de l'humanité.

Mais, malgré celà, mon propos sera dominé par le souci d'objectivité tant il est vrai que la ville de Salé est un véritable monument dans l'histoire politique, économique, sociale et culturelle du Maroc et qu'elle est le berceau du patriotisme à la fois sur le plan local et national et ce, depuis l'entrée en vigueur du Traîté du Protectorat de triste mémoire.

Aussi, vais-je aborder le fait du Mouvement National à travers quelques éléments précis en tenant compte de leurs ramifications, leur enchevêtrement et leur impact, éléments cristallisés dans les domaines du savoir, du nationalisme et de la vie militante. Il sera ainsi possible de classer par étapes successives les aspects les plus saillants de l'apport civilisationnel de notre cité.

Le réveil de la conscience nationale

Ce réveil s'est manifesté clairement dans la création de noyaux d'écoles primaires d'enseignement libre vers la fin de la seconde décade du siècle écoulé et leur implantation dans différents quartiers de la ville ... L'une de ces écoles, "Al Maktab Al Islami" (Ecole musulmane) est considérée comme le noyau de ce qui sera plus tard "l'école Annahda" (Ecole de la renaissance).

Ces institutions libres du cycle primaire ont eu le privilège de bénéficier de la sollicitude et de l'encouragement du libérateur de la nation le Roi Mohammed V qui a chargé sa fille, la princesse Lalla Aïcha, de présider la cérémonie d'inauguration de l'école qui porte son nom. Un autre établissement a été ouvert, à l'instigation du Souverain, pour faire contrepoids à l'appareil scolaire français instauré par le gouvernement du protectorat dans le but de semer la discorde dans les rangs de la jeunesse et de créer des dissensions socio-culturelles entre les enfants de la même ville.

Fort heureusement, les desseins de la puissance protectrice n'ont pas eu le succès qu'elle en escomptait. Au contraire, elle a eu à affronter un phénomène auquel elle ne s'attendait nullement, à savoir que les dirigeants et les parents d'élèves - quand bien même ceux-ci auraient inscrit leurs enfants dans "les Ecoles des Fils de Notables" créées par les Français - leur ont prescrit d'aller à la grande mosquée pour y apprendre le Coran et le déclamer tous les jours après les prières du soir, d'assister à des cours particuliers organisés à leur attention dans les écoles d'enseignement libre pendant la saison d'été ainsi que pendant les périodes de congé arrêtées par la Délégation de l'Instruction Publique.

Nombreux étaient les élèves qui se prêtaient à cette double formation. Il suffit de citer le plus connu d'entre eux, feu Abderrahim Bouabid.

Ainsi, ces écoles libres, d'obédience nationaliste, constituaient un paravent, voire un dispositif de protection pour lutter contre le venin sécrété par le pouvoir colonial, et avaient pour objectif d'éviter que les enfants de Salé ne fussent victimes de ses ruses et ne tombassent dans le piège qu'il leur tendait

Le Club Littéraire de Salé

C'est un évènement unique dans les annales des clubs littéraires au Maroc. Ceux-ci n'ont connu une certaine popularité qu'après la promulgation du dahir berbère en 1930. Ils ont essaimé dans la ville voisine de Rabat, à Fès, à Marrakech, dans la région du Souss et dans d'autres villes du Maroc, sous forme de salons littéraires d'un haut niveau, où on échangeait des idées dans différents domaines, politique, social, culturel et autres. Mais, on ne peut pas dire qu'ils étaient des lieux de discussion dans l'acception moderne du mot.

Le Club Littéraire de Salé a été créé en 1927, rapporte une correspondance publiée par le journal "Assaâda" qui précise que

"l'engagement de la jeunesse éclairée pour la littérature l'a incitée à créer un club dont l'objectif est d'encourager ses membres à cultiver l'esprit de recherche et entretenir chez eux le goût du savoir en propageant des idées scientifiques et en organisant des évènements littéraires".

Malgré tout ce qui a été dit et brodé autour des circonstances de la création de ce club et de l'encouragement que l'autorité coloniale prodiguait à ceux parmi ses membres qui avaient la charge de veiller sur son fonctionnement, en leur qualité de fonctionnaires de l'administration publique placés sous l'autorité du contrôleur civil français, l'esprit patriotique dominait toutes ses activités.

Grâce à cette institution, l'esprit des jeunes de Salé s'est ouvert sur la culture arabo-islamique au moyen de conférences thématiques telles que "Il n'est jamais trop tard pour apprendre", "la renaissance littéraire arabe"[21], "l'Université de Paris au Moyen-Age" (voir "Assaâda" 1933).

De plus, et afin d'approfondir les connaissances des membres du Club dans différents domaines du savoir, d'autres thèmes ont été développés tels que "le cancer" objet d'une conférence qui a été tenue par le Dr Abderrahman Zniber, qui faisait partie de la première promotion des médecins marocains ou "l'unité' de l'existence" objet d'une causerie donnée par le Dr Mehdi Benaboud, et l'énumération n'est pas limitative.

Le Club Littéraire de Salé a contribué au rayonnement de l'activité culturelle avec la présentation d'une série de pièces de théâtre comme celle de "Haroun Arrachid et les Baramikes" ou l'organisation de manifestations destinées à marquer un évènement en rapport avec l'activité théâtrale comme les réceptions organisées en l'honneur de la grande actrice d'orient Fatima Rochdi, à l'occasion de la tournée qu'elle a effectuée avec sa jeune troupe égyptienne en 1932 au Maroc, entre autres.

Cette manifestation a suscité un énorme intérêt auprès du grand public. Elle a créé un engouement culturel fondé sur une forte prise de conscience de l'identité nationale et cultivé dans les esprits la ferme détermination de recourir à ce moyen le plus efficace entre tous pour lutter contre le colonialisme, à savoir la culture et l'intellect qui en est l'instrument de base.

Nul doute que les activités déployées de nos jours par les séquelles du colonialisme dans les pays qui ont accédé à l'indépendance constituent un moyen de tenir les esprits "en laisse" avec la création de centres culturels et le recours à tous les moyens susceptibles d'exercer un certain impact sur l'esprit en tant qu'agent d'émission et foyer réceptif. Le Club littéraire a persévéré dans l'accomplissement de son devoir culturel, poursuivant ainsi la lutte engagée au plan national, lutte qui a été couronnée par les évènements du 11 janvier 1944 déclenchés par la présentation du "Manifeste de l'Indépendance".

Ces évènements ont eu pour conséquence la fermeture du Club Littéraire de Salé, la dilapidation de sa bibliothèque et l'incarcération de la plupart de ses membres actifs.

Mais, malgré ces mesures répressives, les gens de Salé ont trouvé d'autres lieux de réunion où ils ont pu procéder à des échanges d'opinion, débattre de brûlants sujets d'actualité et mettre au point la stratégie qu'il convenait d'adopter vis-à-vis de l'administration coloniale qui étouffait les libertés publiques et privées, envoyait les jeunes en exil, procédait à des arrestations arbitraires dans les rangs des militants, et n'hésitait pas à répandre le sang des innocents sur les places publiques de la ville en 1944.

La jeunesse de Salé face au Dahir Berbère

Le Dahir Berbère du 16 mai 1930 a provoqué une réaction positive de la part des Marocains qui l'ont rejeté en en désavouant toutes les clauses et ont combattu ses initiateurs qui cherchaient à créer une scission au sein des composantes du corps social pour qu'elles ne parlent plus de la même voix. La population de Salé a été la première à manifester son indignation.

Ecoutons ce qu'Abou Bakr Kadiri a écrit à ce sujet dans ses Mémoires (1/50):

"Le premier qui a pris conscience du danger que représentait le dahir du 16 mai 1930 était feu Abdellatif Sbihi (1897-1965) qui a joué dans cette affaire un rôle de leader. Il lui a été donné de prendre connaissance du texte du dahir avant sa publication au Journal Officiel, du fait qu'il était fonctionnaire à la Direction des Affaires Chérifiennes, qui jouait les intermédiaires entre le Palais Royal et la Résidence Générale de France à Rabat".

Abdellatif Sbihi a mobilisé toute son énergie pour amener les membres du Club Littéraire de Salé ainsi que les grandes sommités intellectuelles à l'échelon national et les principales personnalités de Rabat, Fès et Marrakech à dénoncer unanimement ce dahir et à le combattre par tous les moyens, et en particulier par le lancement d'un appel à la déclamation de la prière du Latif dans l'enceinte de la grande mosquée de Salé après la prière du vendredi 20 juin 1930.

La foi qui a animé la jeunesse de Salé avec à sa tête Abdellatif Sbihi, Abdelkrim Hajji, Mekki Sedrati, Mohammed Hassar et d'autres qui n'ont pas échappé à la répression de l'administration coloniale, a joué un rôle déterminant dans le succès remporté par le peuple marocain tout entier dans sa dénonciation du dahir berbère et la lutte qu'il a menée pour réclamer son abrogation. Grâce à leur patriotisme, à leur ténacité et aux efforts qu'ils ont déployés , ils ont administré la preuve que leur ville était le berceau d'hommes de valeur qui ont conforté les fondements de l'indépendance avec les positions courageuses qu'ils ont prises dans un combat qui les honore.

De même, la participation de la femme de Salé à la lutte menée contre le dahir berbère a constitué en soi un titre de fierté.

Le courage de la mère d'Abdellatif Sbihi à l'annonce de la mesure d'exil prise à l'encontre de son fils a ravivé la fibre patriotique des jeunes venus la consoler. Elle s'est montrée fière de la position de son fils vis-à-vis des manoeuvres de l'autorité coloniale et du combat qu'il était en train de mener pour faire échouer la politique berbère que l'administration du protectorat cherchait à imposer au peuple marocain. Dans le discours qu'elle a prononcée à cette occasion, elle s'est dite heureuse de l'union qui s'est faite avec comme objectif la poursuite de la lutte pour la libération de notre pays et la détermination du peuple marocain de s'opposer par tous les moyens dont il pouvait disposer, et quel qu'en fût le prix, aux visées hégémonistes de la politique coloniale.

La presse slaouie

Aussitôt que les exilés étaient de retour à Salé en 1932 avec, à leur tête, Abdellatif Sbihi, ils se sont mis à revendiquer le droit de disposer d'une presse libre susceptible d'être le porte-parole de l'opinion publique et ont décidé, comme l'a écrit Abou Bakr Kadiri dans ses "Mémoires" (1/126) de publier un journal patriotique "ayant pour mission de créer les conditions d'un réveil national et d'expliquer les objectifs que la jeunesse active se proposait d'atteindre". Le noyau dur de cette revendication était le projet de publication du journal "l'Action".

Mais, si la demande déposée en faveur de cette publication s'est heurtée pendant plusieurs années à un refus catégorique, elle a fini par porter ses fruits avec la parution du quotidien "Almaghrib" de son fondateur et rédacteur en chef Saïd Hajji.

C'est à ce dernier que revient le mérite d'avoir engagé une lutte sans merci pour ouvrir la porte de la presse et obtenir après plusieurs années d'incessantes démarches, l'autorisation requise pour faire paraître son journal.

Saïd Hajji est considéré comme le pionnier incontesté du journalisme de combat à Salé, voire comme le leader de la presse nationale au Maroc d'une manière générale.

"Le journal Almaghrib", a écrit Abou Bakr Kadiri dans "Saïd Hajji" (1/34) "était considéré comme le premier quotidien national au Maroc et ce, depuis le jour de sa première parution le 16 avril 1937. Il sortait au début trois fois par semaine puis, après une courte période, il a atteint son rythme de croisière en assurant une parution quotidienne". "Saïd Hajji" (1/34)

En 1938, le journal "Almaghrib" a été enrichi d'un supplément culturel. Il est un fait que l'esprit journalistique de Saïd était attisé par la flamme patriotique qui l'animait. Il s'appliquait à exposer les questions les plus ardues mettant ainsi en exergue sa responsabiliuté et celle de ses collaborateurs dans le processus du réveil de la nation et de sa libération.

"Nous avons pris en mains notre destinée", disait-il, "notre responsabilité est engagée devant l'histoire" "Saïd Hajji" (1/36).

La parution de ce journal a grandement contribué à l'évolution du Mouvement National au sein de la société slaouie. Elle lui a permis de tirer profit des aspects positifs des réformes sociales que le journal préconisait.

Les différentes couches de la population de cette ville ont pris conscience de leur identité et se sont groupées autour des mêmes idéaux, quelle que fût l'orientation des unes et des autres, qu'elles appartinsssent aux cellules secrètes du Mouvement National qu'étaient "la zaouia" ou "la taïfa", ou à des mouvements de militants au sein de groupements politiques ou autres. Toutes étaient mobilisées autour d'un objectif commun : la lutte pour l'indépendance et la libération de l'occupation étrangère.

Afin de mettre en exécution son projet journalistique, Saïd a jugé opportun de créer sa propre imprimerie à Salé qu'il a baptisée "Imprimerie Almaghrib". Il en a confié la direction à Bensalem Sayagh, qui allait plus tard assumer les mêmes fonctions à "l'imprimerie Al Omnia" dont Saïd a fait l'acquisition par la suite à Rabat.

"Notre combat", disait Saïd," est à la fois un jet de lumière et un flamboiement de feu, il éclaire la voie de la vérité et réduit en cendres celle de la tyrannie".

Saïd ne s'est pas contenté du journal et de l'imprimerie. Avec la collaboration de feu Haj Ahmed Bennani et d'Abou Bakr Kadiri, il a créé "la Société Marocaine d'Editions," avec comme objectif d'assurer la publication de certains ouvrages anciens ou de manuscrits qui font partie de notre héritage culturel et reflètent la personnalité marocaine des époques révolues de notre histoire.

Il a assuré la publication des deux premiers tomes du livre d'Ibn Abi Zaraâ "Essai de relation des activités des Rois du Maroc et de l'histoire de la ville de Fès" (en abrégé Alqirtas), dont l'authenticité a été vérifiée par Hachmi Filali. Il était prévu d'éditer cet ouvrage en trois volumes, mais Saïd n'en a publié que les deux premiers.

En revanche, il a procédé à l'édition d'autres ouvrages, dont le livre d'Abdelwahed Marrakchi "Les récits extraordinaires de la chronique marocaine" dont l'authenticité a été vérifiée par l'historien Mohammed El Fassi, et le livre "Les merveilles" de son auteur Abdelwahab ben Mansour, consacré à l'étude de l'oeuvre du poète marocain Abdelwahed Alami.

Saïd Hajji a écrit au sujet des projets d'éditions qu'il a initiés le commentaire suivant:

"Il existe au Maroc de nombreux ouvrages de valeur dans les différents domaines abordés par les anciens, qui représentent un héritage culturel appelé à durer ad vitam aeternam.

Malheureusement cet héritage est tombé dans l'oubli, surtout auprès de la génération actuelle. C'est la raison pour laquelle nous avons pensé qu'il était de notre devoir de nous acquitter d'une part de la responsabilité qui incombe aux intellectuels marocains en rééditant ces ouvrages enfouis dans les bibliothèques privèes ou édités dans une très mauvaise impression, ce qui n'encourage ni à y effectuer des recherches ni encore moins à les lire de bout en bout.

A peine cette idée nous a-t-elle effleuré l'esprit que nous nous sommes mis à l'étudier sous tous ses aspects, matériels et scientifiques; et malgré toutes les difficultés qui ont tempéré notre optimisme, nous avons pris la ferme résolution de poursuivre jusqu'au bout l'itinéraire de notre projet afin qu'il puisse voir le jour, confiants que nous étions dans le soutien des intellectuels qui s'intéressent aux études et à la recherche et des hommes d'expérience qui ont un haut niveau d'instruction pour mener à bien cette passionnante entreprise". "Saïd Hajji" (1/102)

La presse de Salé a contribué à propager la prise de conscience dans les rangs des jeunes, des artisans et des ouvriers, ainsi que parmi les élèves, les étudiants, les intellectuels et d'autres. en promouvant le travail révolutionnaire organisé, les études et l'assimilation des connaissances, l'écriture et l'édition, afin de faire entendre les voix muselées par les méfaits du protectorat, par les mesures répressives, l'exil et l'emprisonnement auxquels les militants font face avec courage et détermination, ne craignant ni les sévices qu'on leur fait subir, ni les arrestations arbitraires ni les sanctions prises contre eux.

La célébration de la Fête du Trône

Le Maroc n'a jamais été soumis à une quelconque domination étrangère, qu'elle fût de l'est ou de l'ouest, jusqu'à l'avènement du protectorat en 1912.

Le trône marocain attestait de la permanence d'une structure étatique symbôlisant la pérennité de l'institution monarchique, le rayonnement civilisationnel, politique et culturel du Maroc, ainsi que la protection de son intégrité territoriale.

Comment est-ce donc possible que le pouvoir colonial essaie d'anéantir notre identité en nous imposant une autorité dont la seule raison d'être est de profiter des richesses de notre pays, détruire son unité, porter du tort à ses habitants, dresser des barrières entre ses tribus et exercer une tutelle de fait sur le pouvoir royal sous prétexte de la mission protectrice et réformatrice dont elle est investie?

La réaction aussi forte que positive au dahir berbère de sinistre mémoire s'est soldée par un solide attachement au trône alaouite, une profonde loyauté vis-à-vis du jeune Roi Mohammed ben Youssef et un renforcement des liens qui unissent le trône au peuple marocain.

Les patriotes dévoués ont présenté au Roi Mohammed ben Youssef une pétition par laquelle ils expriment leur rejet du dahir, leur détermination de rester groupés autour de sa personne tout en lui demandant d'entourer cette affaire de toute sa sollicitude, de lui accorder sa considération et de l'examiner avec la plus haute attention."Mémoires" (1/158).

Cette pétition a fait vibrer la fibre patriotique des Marocains qui ont commencé à voir dans le symbôle de la nation une autorité qui lutte pour l'indépendance. Le nom du Roi et du trône sont sur toutes les langues; les poètes chantent des hymnes à la gloire du trône alaouite dont nous citons une strophe d'un poème d'Allal El Fassi (dont nous rendons l'esprit dans la traduction libre ci-après):

Roi du Maroc, d'Adnan l'illustre descendant 
Nous sommes des soldats qui défendent la mère patrie
Ton trône dont le prestige remonte aux ères d'antan
Est un legs glorieux que le temps n'a point flétri

L'union du trône et du peuple s'est cristallisée dans l'idée de la célébration du jour anniversaire de l'accession du Roi au trône de ses ancêtres. Abou Bakr Kadiri a écrit dans ses "Mémoires dans le Mouvement National" (1/160):

"Le patriote Mohammed Hassar a été le premier à préconiser cette idée dans un article qu'il a placé sous le titre "les fêtes musulmanes" où il a demandé que ce jour anniversaire fût considéré comme jour de fête nationale. Il a fait paraître cet article début 1933 dans la revue (Almaghrib) de son fondateur l'Algérien Mohammed Salah Missa (qui est différente du journal de même nom que dirigera Saïd Hajji à partir du 16 avril 1937).[22].

Ce rêve a été réalisé grâce à la jeunesse qui s'est mobilisée pour commémorer cet anniversaire, correspondre avec les patriotes dans les différentes villes pour l'organisation des festivités, annoncer l'évènement avec la fermeture des écoles, des lieux de commerce et de l'administration, porter de beaux habits et manifester un grand transport de joie et d'allégresse.

La fête fut célébrée le 18 novembre 1933, au grand étonnement des autorités coloniales et de leur mécontentement. Depuis lors, le 18 novembre fut considéré chaque année comme une fête nationale qu'il fallait célébrer pour bien marquer le profond attachement du peuple à son jeune Roi Mohammed ben Youssef.

La célébration de cette fête s'est déroulée à Salé dans une atmosphère de joie et de liesse populaire. Les jeunes de Salé ne se sont pas limités à l'organisation des festivités; ils ont adressé au Souverain une lettre de voeux dans laquelle ils ont notamment écrit":

" Les jeunes de Salé saisissent l'occasion de la glorieuse Fête du Trône pour élever à Votre Majesté l'expression de leur dévouement et de leur profond respect, et L'assurent de leur indéfectible attachement à Sa Majesté ainsi qu'à Son Altesse Royale le Prince Moulay Hassan et font appel à votre insigne sollicitude pour accorder votre grâce aux détenus politiques".

Cette lettre a été signée par Abou Bakr Kadiri au nom de l'ensemble de la jeunesse de Salé ("Mémoires- 1/162"). Elle a eu un effet des plus positifs sur le Souverain qui n'a pas manqué à cette occasion de faire l'éloge de la lettre et de la célébration de la Fête du Trône, ce qui était un encouragement pour s'accrocher à cette idée et appeler à sa propagation dans tous les milieux et à sa Célébration chaque année à la même date.

Ainsi, malgré les tracasseries administratives créées par le gouvernement du protectorat, pour détourner les Marocains de la célébration de cet évènement, ses tentatives ont toutes été vouées à l'échec, car les patriotes ont réussi à faire prendre un arrêté par le Grand Vizir Mohammed El Mokri et à le faire avaliser par le Résident Général de France à Rabat, Mr Ponsot en date du 26 octobre 1934.

C'est ainsi que l'administration du protectorat a dû s'incliner devant une décision populaire et permettre aux Marocains de célébrer chaque année la Fête du Trône.

Les gens de Salé et le Manifeste du 11 janvier 1944

Il ne vient à l'idée de personne de douter de l'efficacité du rôle joué par les patriotes de la ville de Salé tant sur le plan intellectuel que sur celui de la résistance armée. Ils figurent parmi les pionniers dans de nombreux combats dont les plus importants sont, comme signalé précédemment , la contribution au réveil de la conscience nationale dans les milieux les plus divers, le souci de promouvoir l'éducation des jeunes et l'engagement d'une lutte permanente contre l'administration coloniale en recourant à l'organisation de manifestations populaires, de colloques et de séminaires éducatifs et de vagues de protestations officielles.

Les arrestations opérées dans les rangs des militants attisaient la flamme de la révolte sur la voie publique où les patriotes se donnaient rendez-vous pour revendiquer le droit à la liberté et à l'indépendance. Il n'était dès lors pas étonnant que les patriotes de Salé étaient parmi les premiers à participer à la signature du Manifeste de l'Indépendance aussitôt qu'il a été rédigé.

Le combattant Abou Bakr Kadiri m'a informée verbalement que ce document a été signé dans le plus grand secret à son domicile, car il était lui-même chargé par les instances supérieures du Mouvement National qui ont veillé à sa formulation et à l'agencement de ses paragraphes de mener à bien cette opération pour qu'il puisse être soumis à la haute appréciation de Sa Majesté le Roi, que Dieu ait son âme, avant d'être présenté au Résident Général de France et aux différentes représentations consulaires accréditées à Rabat.

Le Manifeste de l'Indépendance a reçu 66 signatures émanant de 11 villes,, dont 7 représentent la ville de Salé. Ce sont Abou Bakr Kadiri et Kacem Zhiri, que Dieu leur accorde longue vie, Abderrahim Bouabid, Abou Bakr Sbihi, Seddik ben Larbi, Mohammed Bekkali et Tahar Zniber, que Dieu les ait en Sa Sainte Miséricorde.[23]

La foi en l'indépendance est en même temps une foi en la personnalité marocaine et une foi en l'unité nationale. C'est ce qui explique que la population de Salé n'a pas tardé à dénoncer la politique coloniale à travers sa participation à la signature du Manifeste de l'Indépendance par des éléments représentatifs de la ville avec ses intellectuels, ses militants politiques, ses commerçants, ses agriculteurs, ses étudiants et ses masses populaires, en plus des diverses pétitions émanant des milieux des commerçants, des notables et des personnalités de noblesse héréditaire, qui dénoncent les méfaits du colonialisme et revendiquent le droit à l'indépendance.

A travers toutes ces péripéties, il est permis de dire que le rôle joué par les patriotes de Salé au sein du Mouvement National était un rôle efficace et couronné de succès. Il s'est appuyé sur le mouvement culturel dans toutes ses manifestations, lui servant de soutien depuis le point de départ afin de participer à sa réussite et de valoriser les résultats de ses différentes activités.

Nous sommes ainsi en droit, en tant que génération n'ayant pas eu le privilège de vivre de tels évènements, de tirer un titre de fierté des efforts entrepris par nos aînés à Salé dans la lutte qu'ils ont menée pour revendiquer l'indépendance et la libération de notre pays et propager la prise de conscience nationale parmi les classes populaires.

Leur audace, leur courage, leur culture, leur confiance en eux-mêmes et en leurs entreprises étaient autant de paravents qui les mettaient à l'abri de la crainte d'affronter le pouvoir colonial ou de subir des revers dans le processus de lutte dans lequel ils étaient engagés et qui les incitaient à participer d'une manière effective par leurs écrits ou le sacrifice de leurs martyrs tombés sur le champ d'honneur pour la défense de la dignité de leur patrie et de son aspiration à une existence indépendante, ce qui a valu à leur don de soi de s'inscrire avec des lettres de fierté et de considération sur le registre de l'histoire contemporaine du Maroc.

Les exemples sont nombreux. Il suffit d'en citer quelques uns comme Abdellatif Sbihi, Mohammed Hassar, Abou Bakr Kadiri, Ahmed Maâninou, Abderrahim Bouâbid, Saïd Hajji, Mohammed Ben Aboud, Abdelkrim Hajji, et bien d'autres.

Nul doute que les écrits de ceux qui ont été les acteurs du mouvement national parmi les jeunes de la ville de Salé, avec à leur tête Abou Bakr Kadiri et Ahmed Maâninou précisent les signes de route, expliquent en détail les circonstances de l'émergence de ce mouvement, son évolution ainsi que les causes de son succès et les étapes qui ont conduit notre pays à recouvrer sa souveraineté, et mis en lumière le rôle historique que la ville de Salé a joué dans la reconquête de notre indépendance et la libération de notre pays des griffes oppressives du colonialisme.

Dr Najat Lamrini - Université Mohammed V - Rabat



[21] Cette conférence fait partie d'un cycle de conférences données par Saïd Hajji dans le cadre de sa participation aux activités littéraires et culturelles du Club.

[22] Au sujet de l'origine de l'idée de l'organisation de la Fête du Trône comme instrument de manifestation de l'union du Roi et du peuple, nous renvoyons au chapitre 30 "Temps forts d'une vie éphémère" qui en fait remonter la genèse à l'été 1932.

[23] Abou Bakr Kadiri a attesté dans le discours qu'il a rédigé à l'occasion de la commémoration du décès d'Abdelkrim Hajji intervenu le 20 novembre 2003 que

"le disparu était un des piliers du Mouvement National, faisait partie de la cellule secrète du Parti National dénommée Taïfa et entretenait des relations solides et suivies avec les regrettés Haj Ahmed Balafrej et Bouchaïb Elyazidi bien avant les années trente".

Abou Bakr Kadiri a par ailleurs souligné que

"le défunt résidait aux Etats Unis d'Amérique au moment de la présentation du Manifeste de l'Indépendance en janvier 1944 et n'a pu en raison de cette circonstance indépendante de sa volonté se joindre à ses compagnons de lutte pour porter sa signature sur ce document historique".

Et d'ajouter:

"Abdelkrim Hajji eût pu être parmi les premiers signataires s'il avait été au Maroc" (voir Al Alam No 19598 du 17 janvier 2004)