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Question: Mr Hajji, vous avez publié récemment "Naissance de la presse nationale arabe au Maroc" que vous avez consacré à l'homme de lettres et au journaliste Saïd Hajji. Est-ce que cet ouvrage se propose de mieux faire connaître Saïd Hajji? ou la presse nationale? ou les deux?

Réponse: Ce livre, que j'ai intitulé "Saïd Hajji - naissance de la presse nationale marocaine d'expression arabe", vise à faire revivifier la mémoire d'un des précurseurs du Mouvement National, qui avait fait partie de la première promotion des pionniers de ce mouvement, à l'occasion du soixantenaire de sa disparition.

L'objectif de cette publicatioon n'est donc pas, à proprement parler, tant de faire connaître la presse nationale dans son ensemble - ceci est l'affaire des historiens - que de jeter quelque lumière sur une période bien précise de l'histoire de la presse nationale d'expression arabe pendant la période de sa genèse, en mettant en exergue le rôle d'avant-garde joué par Saïd Hajji au cours des années trente.

Saïd s'est mobilisé à cette époque avec un petit groupe de ses compagnons de lutte pour revendiquer la liberté de la presse comme outil pour faire prendre aux Marocains conscience de leur identité, diffuser dans le corps social le message réformateur et poser les fondements d'une renaissance littéraire et culturelle dans notre pays.

Son but était d'ouvrir la porte de la presse à une époque où les libertés publiques étaient totalement absentes sous le régime de l'Administration directe qui était imposé au Maroc du temps du Protectorat.

La publication de cet ouvrage vise donc à réveiller la mémoire collective qui semble s'évanouir avec les années qui passent et les décades qui se succèdent, afin de permettre aux jeunes de l'actuelle génération de s'informer sur l'oeuvre remarquable accomplie par leurs aînés ainsi que les éminents services que ceux-ci ont rendus à la nation.

Nous avons essayé dans la première partie de cette édition de fournir quelques repères biographiques qui peuvent être considérés comme des temps forts d'une vie qui n'a duré que "l'espace d'un matin", de regrouper quelques uns de ses écrits littéraires avec un choix de sa production journalistique et tout ce qu'il nous a été possible de rassembler comme échanges de correspondance.

Nous avons consacré la seconde partie de cet ouvrage à tout ce qui a été dit et écrit après la disparition précoce de Saïd qui nous a quittés à un âge qui ne dépassait guère les trente ans.

Le lecteur se rendra compte, au travers des étapes par lesquelles Saïd est passé dans sa vie de militant comment sa personnalité s'est constituée et dans quelles circonstances elle a émergé, comment il était le fruit de son époque mûri sous l'influence exercée à la fois par le milieu familial sur sa formation morale et patriotique, puis par les évènements politiques qui secouaient le Maroc et par la situation économique et sociale qu'il observait et analysait en fonction de ses incidences sur le niveau de vie de la population.

Question: Que pensez-vous des écrits et des publications, encore assez rares, qui relatent l'histoire pour notre mémoire?

Réponse: Contrairement à ce qui s'écrit à propos de la rareté des études et des ouvrages qui traîtent du mouvement nationaliste marocain, on peut dire qu'ils ne sont relativement pas si rares quand on prend en considération tout ce qui a été publié à ce sujet au Maroc et à l'étranger.

Parmi les principales références en la matière, il y a les ouvrages publiés par Allal El Fassi, Mohammed ben Hassan Wazzani, Haj Ahmed Maâninou, Abou Bakr Kadiri, Ahmed El Jabri, Mohammed Zniber et tant d'autres, en plus des thèses universitaires et des séminaires scientifiques comme celui qui vient d'être organisé avec la collaboration du Haut Commissariat aux Anciens Résistants et à l'Armée de Libération, et auquel vient de participer une élite de professeurs intéressés par la recherche, qui ont analysé et décortiqué l'histoire du mouvement national.

Ce qui caractérise ces études, à l'exception des écrits de certains historiens de renom comme le Dr Mohammed Zniber, est qu'elles représentent une panoplie de points de vue largement dominés par un regard subjectif sur les évènements qui se traduit la plupart du temps par une vue partisane et régionale étroite de ces évènements qu'ils ont analysé sous cette optique. Ainsi, la polémique suscitée autour du livre publié par Abdelkrim Ghallab sur "l'histoire du Mouvement Nationaliste Marocain" et à laquelle le Dr Zniber a pris part, peut être considérée comme un cas d'espèce de la critique objective impartiale et un modéle à suivre dans le traîtement des faits et des évènements se rapportant à l'histoire du Mouvement National.

Cependant, il faut reconnaître que ce qui se publie actuellement sur les colonnes de la presse marocaine, toutes tendances confondues, apporte de nouvelles actualisations de l'histoire contemporaine de notre pays, restées depuis l'indépendance jusqu'à nos jours prisonnières de la mémoire de certains acteurs ou témoins oculaires des évènements en question ou enfouies dans des bibliothèques privées ou publiques, que ce soit au Maroc ou à l'étranger.

Le moment est venu pour notre pays de recouvrer sa mémoire historique au travers des documents qui sont en possession des familles des pionniers et des pionnières du Mouvement National, et de ce qui se trouve dans les bibliothèques et les archives d'autres pays qui disposent de documents et d'informations inédites tels que les rapports politiques et diplomatiques, les correspondances gardées dans les centres d'archives de villes comme Nantes, Paris, Aix-en-Provence, et Nancy pour ce qui est de la France, et dans d'autres villes européennes comme La Haye, Bruxelles, Madrid et Lisbonne.

Question: Comme le livre est un creuset de la presse nationale, comment évaluez-vous la situation de la presse d'aujourd'hui comparée à celle d'hier?

Réponse: La situation de la presse aujourd'hui diffère de ce qu'elle était du temps du protectorat. L'époque dans laquelle nous vivons a l'avantage de voir se réaliser les libertés politiques auxquelles le Maroc d'hier aspirait, et qui sont à l'origine des autres libertés, y compris la liberté de presse.

Dans un article intitulé: "notre besoin de liberté" Saïd Hajji a écrit à ce propos:

"Notre Maroc d'aujourd'hui est cette nation civilisée qui a permis au citoyen d'être pleinement conscient de ses droits, et d'être assez en mesure de connaître ses obligations pour ne pas les négliger".

La presse est considérée actuellement comme un acquis parmi les acquis réalisés par le citoyen marocain grâce à sa résistance aux mesures répressives qui étaient prises contre elle par le passé, et grâce aussi à sa ténacité devant les obstacles qui étaient dressés entre elle et la lumière, en plus du cadre juridique qui garantit la liberté d'expression et la possibilité de soumettre à une critique objective les aspects négatifs de notre société et les manifestations de son sous-développement qui portent un grave préjudice au milieu marocain.

Dans une allocution prononcée dans un des meetings organisés par le Comité d'Action Nationale vers le milieu des années trente, en soutien du programme de revendications soumis à l'appréciation des Autorités concernées, Saïd s'est posé une série de questions sur ce qu'il a appelé

"les agissements anormaux, les injustices répétées et les harcèlements permanents que ne saurait supporter un être qui réclame le droit à la dignité et à la considération".

Il a écrit notamment:

  • "Quel est le pays aujourd'hui qui continue d'être privé d'une presse libre qui défend ses intérêts, clarifie ses orientations et ses perspectives?"

  • "Quel est ce pays où les associations sont inexistantes et ne sont pas autorisées à se constituer, quels qu'en soient les objectifs?"

  • "Quel est ce pays où ses nationaux sont conduits en prison, à titre individuel ou collectif, sans avoir commis le moindre délit?"

  • "Quel est ce pays où la corruption est devenue le seul moyen pour faire aboutir les démarches les plus normales ou faire fonctionner l'activité productrice?"

Et, poursuivant ses interrogatiions, il lance un cri de dépit en écrivant:

"Les malheurs du Maroc, messieurs les Marocains, sont légion. Les malheurs du Maroc, mes amis, sont ignobles et incalculables. Le temps est venu de les dénoncer. Le temps est venu d'en diffuser les images et en publier les chroniques. Le temps est venu de les consigner et de les présenter au monde entier pour qu'il sache dans quelle ère de déchéance et d'injustice vit notre nation, ainsi que le type de traîtement qu'on lui fait subir. Le monde doit être pris à témoin en voyant la pourriture qui ronge le corps de cette nation et en se rendant compte vers quel destin elle s'achemine à pas de géant".

La différence entre hier et aujourd'hui est énorme. Dans un article où Saïd essaie d'évaluer la situation de la presse nationale, il écrit:

"La presse nationale évolue dans un milieu rétrograde. La nation voit dans les chicanes administratives une atteinte à l'un de ses droits les plus sacrés".

Ce n'est, heureusement, plus le cas aujourd'hui, même si les conditions actuelles dans lesquelles évolue la presse nationale nécessitent un renouvellement de ses mécanismes opérationnels et de son cadre juridique, y compris les droits et les obligations des journalistes. Ceci implique une profonde révision de tous les aspects de la profession journalistique, tant au niveau de l'éthique professionnelle qu'à celui de la précision et de la garantie du droit d'expression qui doit être, sans conteste, reconnu aux journalistes, comme l'avait déclaré feu Mohammed V dans une formule lapidaire:

"L'information est sacrée, le commentaire est libre".